Annie Le Brun, « Du trop de théorie »

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Annie Le Brun
Du trop de théorie
2006

Que j’aie choisi d’intituler cette intervention Du trop de théorie (1) après avoir publié, il y a maintenant six ans, une violente critique de ce temps qui avait pour titre Du trop de réalité (2), n’est pas dû à mon manque d’imagination, comme des esprits malveillants pourraient le croire. Je pense plutôt que c’est le fait de l’époque. Au point de me demander si ce manque d’imagination n’est pas ce qui relie en profondeur le trop de théorie apparu avec les années soixante-dix au trop de réalité des années 2000.

Du moins, j’y vois la raison pour laquelle je me suis tout naturellement tenue très loin des différents philosophes réunis sous le label de la French Theory. Et pour qu’on mesure à quelle distance de cette activité conceptuelle je me trouvais au moment où, justement, commençait à se constituer l’ensemble théorique qui nous occupe aujourd’hui, je citerai quelques phrases de ce que j’écrivais alors. C’était en 1969 : (suite…)

François Lonchampt, deux articles dans « La Décroissance »

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François Lonchampt

Deux articles dans La Décroissance

Tribune parue dans le n° 197 de mars 2023

François Lonchampt est l’auteur d’Une merveilleuse victoire qui n’existait pas (L’Allée des brumes, 2022), et avec Alain Tizon, de Votre révolution n’est pas la mienne (Sulliver, 1999). Il a contribué longtemps à La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire fondée par Pierre Monatte en 1925.

L’existence de faux universels dissimulant des intérêts de classe, coloniaux ou d’un autre ordre est avérée, sans qu’on doive conclure pour autant qu’il n’en saurait exister aucun, qu’au nom d’un relativisme absolu on doive réfuter la possibilité même d’une appréhension objective de la réalité, qu’en raisonnant avec logique on fasse preuve d’un insigne mépris envers les peuples premiers. Et les questions sexuelles ou raciales sont sans doute des questions sérieuses, outre-Atlantique notamment. Peut-être n’ont-elles pas été traitées par nos aînés avec l’attention qu’elles méritaient – en référence aux conditions de la production et de la reproduction sociale, non aux fantasmes des activistes ou aux caprices des minorités concernées. Cette carence a déchaîné une funeste cabale qui menace la vie intellectuelle d’un affaissement durable, le patrimoine culturel d’annulation pure et simple, les factions révolutionnaires d’une stérilité sans failles.

Une fois échappées des laboratoires de recherche où elles auraient dû rester confinées en effet, concourant à la perte de tout point de vue à partir duquel il soit loisible de porter un jugement fondé sur ce monde, les impostures du post-modernisme militant ont fini par infuser dans l’ensemble de la société, gangrenant la gauche de la gauche, l’écologie politique et le courant libertaire, qui dans sa déclinaison collectiviste passait autrefois pour une des meilleures veines du parti prolétarien.

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Jean-Marc Mandosio, « Foucaultphiles et foucaulâtres »

Jean-Marc Mandosio

Foucaultphiles et foucaulâtres

(Addendum à l’ouvrage Longévité d’une imposture, Michel Foucault
aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.) 

Pourquoi s’en prendre à Michel Foucault ? Parce que le culte qui lui est voué, en France et à peu près partout ailleurs dans le monde (plus même peut-être qu’en France), constitue une excellente illustration du « dessèchement de la pensée par la répétition paresseuse de sempiternels lieux communs ou par une frénésie conceptualisatrice faisant souvent fi de toute rigueur » (1). Il m’est apparu d’autant plus nécessaire de mettre l’accent sur la banalité et l’incohérence des idées de Foucault que celui-ci passe, aux yeux de ses thuriféraires, pour le parangon de l’audace intellectuelle et de la rigueur conceptuelle. En exposant l’imposture consistant à présenter des lieux communs comme des nouveautés révolutionnaires et à ériger en modèle de rationalité un discours flou et inconsistant, j’ai voulu contribuer à la réhabilitation de l’esprit critique, pour lequel il n’existe pas de vaches sacrées.

Quoique assurément minoritaire, cette démarche n’est pas totalement isolée. Il y a une dizaine d’années, Sokal et Bricmont avaient bruyamment dénoncé, au grand dam des partisans de la French Theory, l’invraisemblable quantité de pseudo-concepts, et parfois la véritable confusion mentale, que l’on pouvait trouver chez certains des collègues de Foucault les plus en vue (2). En Italie, je me suis trouvé très proche d’auteurs tels que Piergiorgio Bellocchio et Alfonso Berardinelli (animateurs de la revue Diario de 1985 à 1993) ou Filippo La Porta (3), qui ont développé, chacun à sa manière, la défense du « sens commun » exprimée par Raffaele La Capria dans son essai intitulé La Mouche dans la bouteille (4). J’ai tenté de les faire connaître en France (5), mais ce type de critique n’a jamais trouvé beaucoup d’amateurs au pays des 365 fromages – il suffit de voir combien l’œuvre de George Orwell est marginalisée dans la culture française –, où l’on se contente le plus souvent de l’assimiler à un vulgaire anti-intellectualisme, ce qui permet de se débarrasser des questions posées sans même les prendre en considération.

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Dany-Robert Dufour contre la « French theory »

 

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Dany-Robert Dufour

Fils d’anar et philosophe
Entretiens avec Thibault Isabel, R&N, 2021
(Extraits des pages 70-93)

[Sur Gilles Deleuze]

Dany-Robert Dufour : Lorsqu’on lit Mille Plateaux, on finit par cerner une définition du vrai schizo. C’est-à-dire du schizo actif, pas le schizo d’hôpital tout catatonisé dans son coin avec ses marottes, pas le schizo refroidi aux neuroleptiques. Non, le seul qui mérite le titre de révolutionnaire. Quand on reconstitue sa définition, il apparaît que le schizo est définissable comme une modalité de subjectivation échappant aux grandes dichotomies usuellement fondatrices de l’identité : il n’est ni homme ni femme, ni fils ni père, ni mort ni vivant, ni homme ni animal, il serait plutôt le lieu d’un devenir anonyme, indéfini, multiple, c’est-à-dire qu’il se présenterait à lui seul comme une foule, un peuple, une meute traversés par des investissements extérieurs variés et éventuellement hétéroclites. Bref, le héros deleuzien est celui qui est capable de la flexibilité maximale en se situant au-delà de toutes les différences : homme/femme, parent/enfant, homme/animal, vivant/ mort, un/multiple, oui/non… Belle histoire, pour laquelle j’avais déjà donné, au moins en théorie : je savais où cela pouvait mener.

Ainsi le hacker, le surfeur, le raider, le borderline, le queer et quelques autres susceptibles de dénier les grandes différences instituantes de l’humanité sont des héros deleuziens. Il est remarquable qu’aux prémices de la vague néo-libérale, Deleuze a cru pouvoir déborder le capitalisme, suspect de ne pas déterritorialiser assez vite et de procéder à des reterritorialisations dites « paranoïaques » susceptibles d’enrayer les flux machiniques (comme le Capital ou l’identité…) en lui mettant dans les pieds cette figure du schizo qui pouvait dérégler et affoler les flux normés en branchant tout dans tout. (suite…)

Miguel Amorós, « Vent debout contre le mal français »

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Miguel Amorós

Vent debout contre le mal français

Critique de la philosophie postmoderne
et de ses effets sur la pensée critique
et sur la pratique révolutionnaire

 

Le recul théorique causé par la disparition de l’ancien mouvement ouvrier a permis l’hégémonie d’une philosophie surprenante, la première qui ne se fonde pas sur l’amour de la vérité, objet primordial du savoir. La pensée faible (ou philosophie de la postmodernité) relativise ce concept, qu’elle fait dériver d’un mélange de conventions, de pratiques et de coutumes instables dans le temps, quelque chose de « construit », et, par conséquent, d’artificiel, sans aucun fondement. Et dans la foulée, toute idée rationnelle de réalité, de nature, d’éthique, de langage, de culture, de mémoire, etc. De plus, certaines autorités du petit monde postmoderne n’ont pas manqué de qualifier certaines d’entre elles de « fascistes ». Finalement en récupérant Nietzsche, il n’y a donc plus de la vérité, mais seulement de l’interprétation. En vérité, une telle démolition systématique d’une pensée qui naît avec les Lumières et réclame la constitution de la liberté – qui donnera naissance, plus tard, avec l’apparition de la lutte de classes moderne, à la critique sociale et aux idéologies révolutionnaires – par ceux qui plutôt que de se baigner dans l’eau claire de l’authenticité préfèrent se vautrer dans la boue de l’imposture, principalement les professeurs et les étudiants, a toutes les apparences d’une démystification radicale menée à bien par de véritables penseurs incendiaires, dont la finalité ne serait rien d’autre que le chaos libérateur de l’individualité exacerbée, la prolifération d’identités et l’abrogation de toute norme de conduite commune. Au lendemain d’une telle orgie de déconstruction, aucune valeur ni aucun concept universel ne tiendrait plus debout : être, raison, justice, égalité, solidarité, communauté, humanité, révolution, émancipation… seront tous qualifiés d’« essentialistes », c’est-à-dire d’abominations « pro-natura ». Cependant, l’extrémisme négateur des postphilosophes manifeste sur un plan spirituel des coïncidences suspectes avec le capitalisme actuel. Ce radicalisme d’une haute intensité contraste non seulement avec la vie et les choix politiques de ses auteurs, très académiques pour les uns, et conventionnels pour les autres, mais en outre épouse parfaitement la phase en cours de globalisation capitaliste, caractérisée par la colonisation technologique, le présent perpétuel, l’anomie et le spectacle. C’est un complément pour lequel tout est facilité. Personne ne les dérangera dans leurs chaires universitaires. Grâce à la priorité accordée par la domination à la connaissance instrumentale, et par conséquent grâce à la faible importance que la mentalité dominante concède aux « humanités », ont pu surgir sans entraves des bulles philosophiques pseudo-transgressives et toutes sortes de prouesses spéculatives totalement étrangères à la réalité environnante, créant une contrefaçon tourbillonnante de la pensée critique moderne, qui aime être accompagnée d’un vaste bruit médiatique.

(suite…)

Renaud Garcia, « Du délire en milieu “     déconstructionniste” »

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Renaud Garcia
« Du délire en milieu “     déconstructionniste” »
(Entretien avec Pierre Thiesset pour La Décroissance, octobre 2015.)

Dans les années 1970, les intellectuels pouvaient encore parler de lutte des classes et d’aliénation. En l’an 2015, ces vieilleries sont révolues. À l’université, dans Libération, au Parti socialiste ou à l’extrême gauche, le mot d’ordre de l’intelligentsia moderne est à la « déconstruction ». Tout est à déconstruire, les « stéréotypes de genre », les « normes », les « représentations »… Dans son livre Le Désert de la critique. Déconstruction et politique (éd. L’Échappée), le philosophe Renaud Garcia montre en quoi les théories de la « déconstruction » sapent la critique sociale, encouragent la marchandisation et le déferlement technologique et conviennent parfaitement à une société libérale et atomisée.

Dans votre ouvrage, vous montrez que la « déconstruction » est devenue l’impératif de la critique dite « radicale ». Que recouvre ce terme ? 

On en trouve l’origine chez Derrida, l’un des grands philosophes français qui ont accompagné dans les années 1970-80 les mouvements de gauche dissidents. Il a développé une méthode, la « déconstruction » : il prétendait revenir sur les grands impensés de la tradition philosophique, proposer une nouvelle lecture des textes classiques. Déconstruire un texte, pour le résumer grossièrement, c’est montrer ce qui est entre les lignes, ce que le lecteur ordinaire ne saurait pas voir, décrypter ce qui paraît clair, cohérent, argumenté, pour décentrer la pensée, quitte à aller à contresens. Au-delà d’une méthode d’analyse des textes, la déconstruction s’est étendue à d’autres domaines : Derrida cherchait aussi à déconstruire les institutions, à déconstruire les normes… Son œuvre a beau être extrêmement obscure, elle a été pionnière et a ouvert sur toutes les élaborations contemporaines visant à reconsidérer les rapports entre majorité et minorités.

Comment cette pensée incompréhensible pour les profanes a-t-elle pu avoir autant de succès ? 

Les concepts de Derrida ont été diffusés par des universitaires, des gens qui en tant que citoyens ne font pas nécessairement preuve d’une extraordinaire lucidité critique, mais qui sont rompus à l’usage des signes, qui savent manipuler des références et briller par des discours complexes, voire confus. Quand on connaît les arcanes de la philosophie en France, on sait que ce genre de « bluff » fonctionne assez bien. En se parant des thèmes de la déconstruction, on croit se donner une crédibilité, une légitimité intellectuelle, un prestige social, parce qu’on emploie des mots compliqués, une phraséologie obscure, qui satisfait la soif de reconnaissance. Or, certains universitaires ont repris le discours de Derrida pour lui donner une application particulière et amener ses concepts vers la base. Dans les études féministes par exemple, Marie-Hélène Bourcier, une sociologue qui a reçu une formation d’élite à l’École normale supérieure, a importé le langage de la déconstruction dans un cadre militant. À l’université de Lille, elle forme des jeunes dans des ateliers drag kings, où des femmes « performent » – selon ses termes – le genre homme, partent dans les rues, le métro, pour provoquer la prise de conscience de la construction du genre… En plus de ce succès dans le milieu universitaire, tout un travail de diffusion a été opéré par des brochures, par une presse militante, qui peuvent aborder des sujets intéressants mais qui se retrouvent toujours dans le même orbe, avec des concepts assez ésotériques portant notamment sur la déconstruction du genre, mais aussi du langage, de la nature, du corps, de l’universel, de la raison…

En quoi cette « pensée de la déconstruction », qui se prétend subversive, a-t-elle fait le jeu du libéralisme ?  (suite…)

PMO, «Peste islamiste, anthrax transhumaniste»

Pièces et main d’œuvre

Peste islamiste, anthrax transhumaniste

Le temps des inhumains

Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divinité pour partager les luttes et le destin communs. Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour.

Albert Camus, L’Homme révolté

Cela fait quarante ans que les bourgeois intellectuels – universitaires, militants et médiatiques – macèrent dans l’anti-humanisme. Cette haine, dans un monde voué à la machine, est devenue l’idéologie dominante. Contre les transhumanistes avides d’en finir avec l’erreur humaine, et les djihadistes assoiffés d’inhumanité, nous, animaux politiques, défendons le genre humain. C’est bien plus beau lorsque c’est inutile.

Cela fait quarante ans que les beaux esprits s’en vont radotant que « Camus est un philosophe pour classe de terminale. » Si seulement c’était vrai. Ils auraient au moins enseigné l’école du courage et de la droiture à leurs élèves.

Le 12 novembre 2015, nous avons reçu ce message du journal Libération :

Madame, Monsieur,
Samedi 28 novembre, Libération organise à Grenoble une journée de débats consacrée à la santé connectée. Ce Forum sera à la fois la vitrine des innovations de santé mais aussi le lieu du débat et de la réflexion sur les conséquences politiques, économiques et sociales d’une telle transformation.

Nous aimerions inviter un représentant de Pièces et Main d’Oeuvre à prendre part au débat « Le progrès, un débat de société? ». Cette rencontre aura lieu samedi 28 novembre de 18h30 à 20h, à la Faculté de médecine de l’Université Joseph Fourier.

Dans l’attente de votre retour, je vous prie de croire en mes sentiments les plus distingués.

Lauren Houssin Forums Libération

Le 13 novembre 2015, avec la France entière nous avons reçu ce message de l’Etat islamique :

Un groupe ayant divorcé la vie d’ici-bas s’est avancé vers leur ennemi, cherchant la mort dans le sentier d’Allah, secourant sa religion, son prophète et ses alliés, et voulant humilier ses ennemis. (…) Huit frères portant des ceintures d’explosifs et des fusils d’assaut ont pris pour cible des endroits choisis minutieusement à l’avance au cœur de la capitale française (…) où étaient rassemblés des centaines d’idolâtres dans une fête de perversité.

Qu’est-ce qui nous fait agir, nous, les humains ? On peut lister toutes sortes de facteurs, matériels, psychologiques, affectifs, politiques, culturels. Mais en fin de compte, ce qui nous fait choisir une direction plutôt qu’une autre, ce sont les idées. C’est-à-dire des formes – eidos, en grec. « L’image d’une chose », dit Descartes. L’idée qu’on se fait de ce qui est juste, bon, désirable, par exemple. Nous ne cessons de répéter, quand on nous demande « quoi faire », à nous, Pièces et main d’œuvre, que les idées ont des conséquences. Nous menons une lutte d’idées ; nous devons par conséquent être capables de forger et d’énoncer les idées qui nous font choisir une direction – qui devraient nous faire agir.

(suite…)