Quentin Bérard, « Éléments d’écologie politique »

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Quentin Bérard

Éléments d’écologie politique
Début du chapitre I : «  Survol ethno-historique »  

Mis en ligne le 27 février 2024 sur le site Lieux communs

L’approche historique me semble la plus à même d’introduire d’emblée quelques repères essentiels. Je vais donc dresser un petit panorama des rapports que les humains ont tissés avec leur environnement naturel au fil de leur longue histoire – ou courte, tout dépend dans quelle perspective on se place. Bien sûr, il n’est pas question d’épuiser le sujet, cela n’a pas de sens, seulement de prendre un peu de recul en posant quelques jalons, aussi connus qu’oubliés. Il en sera de même pour chaque séance : établir quelques repères élémentaires, sous forme de synthèse d’éléments plus ou moins épars, plus ou moins connus – quitte à ce que le propos paraisse un peu dense ou trop allusif – en soulevant presque sur chaque point une multitude de questions, dont certaines seront abordées au fil du temps.

Dans tous les cas, le présent exposé me semble un prérequis à toute réflexion sur l’écologie qui ne se cantonnerait pas à du discours idéologique. À propos de ce dernier, il y a, par exemple, deux idées à abattre : celle selon laquelle les sociétés primitives ou premières, donc pré-néolithiques, ou bien les civilisations pré-industrielles, pré-modernes ou plus généralement non occidentales auraient entretenu une sorte d’« harmonie », de « communion » avec la nature. Ce mythe du « bon sauvage » – et l’on verra que dès qu’il est question de « la » « Nature », les mythes abondent, aujourd’hui comme hier – est progressivement remis en cause auprès du grand public au profit de cet autre, totalement contraire, qui voudrait que l’être humain soit ontologiquement une sorte de prédateur de la « Nature », un cancer de la biosphère, un parasite de la vie, un destructeur-né de la Création… Vous voyez que ces deux mythes, presque omniprésents, se répondent parfaitement ; ils n’ouvrent sur aucune possibilité d’action politique, et ça tombe bien, c’est leur fonction, c’est la fonction première du mythe : garder les choses telles qu’elles sont tout en donnant un sens pré-donné à ce qui arrive, quel qu’il soit. (suite…)

Daniel S. Milo, « La survie des médiocres »

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Daniel S. Milo

La survie des médiocres
Critique du darwinisme et du capitalisme

Introduction

Il y a trop de choses dans notre monde, beaucoup trop. Il y a trop de types de céréales pour le petit déjeuner (Kellogg’s a commercialisé quatorze sortes de Rice Krispies depuis 1929) ; trop de synonymes pour l’adjectif « merveilleux » (le Dictionnaire électronique des synonymes en compte cinquante-neuf) ; trop d’illusions perdues, trop de races de chien, trop de stimuli dans la journée, et trop de nuances de beige pour les armoires de cuisine. Trop, c’est trop !

Le trop est mon obsession, ma hantise, ma phobie, je l’ai même honoré d’un néologisme barbare : la tropéité. L’excès humain – je n’en ai pas imaginé d’autre – est une obsession devenue programme de recherches en histoire, en littérature, en philosophie et au cinéma. J’ai passé vingt-quatre ans à l’explorer sous des angles divers et variés. Dans ma thèse de doctorat, Aspects de la survie culturelle (1), j’ai cherché les lois qui président à l’entrée des auteurs et des œuvres dans le canon artistique et littéraire. Comme le titre l’indique, la recherche a été menée sous le signe de Malthus et de Darwin. Il y a trop de postulants à la mémoire collective et trop peu de sièges au Panthéon. Les premiers prolifèrent de manière exponentielle, tandis que les seconds ne croissent que lentement. Dans la culture, c’est la postérité qui joue le rôle de la sélection naturelle dans la lutte pour la survie posthume. J’ai tourné deux courts-métrages qui sont des bœufs (des improvisations à la manière du jazz) sur le trop. Le héros de Entre canapé et plafond (2000) ne fait que contempler le plafond, tandis qu’une voix off déclame que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Pascal). Le jeûne comme art (2006) met en scène l’artiste de la faim de Kafka. En 2006 toujours, j’ai lancé le site TooMuch.Us, un musée philosophique interactif. J’ai même essayé d’imiter Henry David Thoreau en m’isolant à la campagne pendant quatre ans pour me soustraire au trop. (suite…)

L’Atelier paysan, « Reprendre la terre aux machines »

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L’Atelier paysan
Reprendre la terre aux machines
(Extrait du chapitre 2 : Les ingrédients d’un verrouillage)

Le complexe agro-industriel…

Ces difficultés sont à la mesure des organisations qui dominent depuis plusieurs décennies les exploitants agricoles soi-disant indépendants, clients ou fournisseurs captifs de ces géants. On parle communément de complexe militaro-industriel, en premier lieu aux États-Unis, pour désigner l’ensemble formé par les industries de l’armement, l’armée elle-même, et les décideurs publics qui promeuvent les intérêts des deux premières. Il paraît justifié de parler dans les mêmes termes d’un complexe agro-industriel à propos des industries de l’agroalimentaire, de la grande distribution, des engrais, pesticides et semences, des machines agricoles ; des banques ; des organisations syndicales dont les figures dirigeantes sont de gros exploitants et des décideurs publics (ministres, hauts fonctionnaires, organisations internationales) qui promeuvent l’intérêt de ces industries et des agriculteurs les plus prospères.

Rappelons d’abord l’asymétrie de taille et de pouvoir entre un exploitant agricole ordinaire, en France de nos jours, et les entreprises dont il est généralement dépendant. Cinq acteurs majeurs dominent le marché mondial de l’agroéquipement : John Deere, CNH Industrial (avec les marques New Holland, CASE IH, STeyr, IVECO, Unie, Magirus), Kubota, AGCO (Massey Ferguson, Fendt, Challenger, Valtra) et Claas. Ces géants représentent environ 60 % d’un marché mondial estimé à 131 milliards de dollars en 2016. Même logique oligopolistique dans le secteur des semences : cinq groupes contrôlent les deux tiers d’un marché mondial de près de 40 milliards de dollars (1), après les rachats-fusions des dernières années. Après l’absorption de Syngenta par ChemChina, le mariage de Dow Chemical et DuPont (donnant naissance à Corteva Agrisciences), l’acquisition de Monsanto par Bayer, amenant ce dernier groupe à céder son activité semences à BASF, le Français Vilmorin fait figure de challenger dans ce quintette. Cette concentration concerne aussi l’agrochimie, où Bayer-Monsanto, Syngenta, Corteva, FMC et BASF s’approprient les deux tiers du marché mondial des pesticides, estimé à 57,6 milliards de dollars en 2018 (2).

(suite…)

Julia Laïnae et Nicolas Alep, « Contre l’alternumérisme »

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Julia Laïnae et Nicolas Alep

Contre l’alternumérisme

Chapitre 6
La pensée de Jacques Ellul
et la réalité du système technicien de nos jours

L’ambivalence de la Technique et le système technicien

Au cours de presque chaque débat que nous avons sur le sujet, après que nous avons exposé en long et en large l’ensemble des conséquences destructrices de la numérisation du monde, arrive un moment ou une (ou plusieurs) personne(s) nous di(sen)t : « Mais le numérique, ce n’est qu’un outil, il suffit de bien l’utiliser ; il y a forcément des possibilités de le contrôler, de le maîtriser. » Il faudrait pour cela distinguer « les mauvais des bons usages » et ne garder que les « bons côtés ».

Croire que tout dépend de l’usage que l’on en fait, c’est penser que la Technique est neutre. Et effectivement, l’exemple suivant revient si souvent : « Avec un couteau, on peut peler une pomme ou tuer son voisin. » Ellul, comme de nombreux penseurs de la Technique, explique que ce genre de comparaison est absurde, car la Technique porte ses effets en elle-même, indépendamment des usages (1). C’est-à-dire qu’elle induit intrinsèquement, quel que soit l’usage que l’on en fait, un certain nombre de conséquences, indissolublement positives et négatives. En tout cas, ce n’est pas une affaire d’intention : la Technique contient en elle-même des potentialités qui seront inévitablement exploitées. « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille », disait ainsi Hannah Arendt. Paul Virilio, lui, expliquait :

Inventer le train, c’est inventer le déraillement, inventer l’avion, c’est inventer le crash […]. Il n’y a aucun pessimisme là-dedans, aucune désespérance, c’est un phénomène rationnel […], masqué par la propagande du progrès (2).

La Technique n’est donc ni bonne, ni mauvaise, ni neutre, mais ambivalente. Les exemples le confirmant ne manquent pas : pas de rationalisation de la production sans aliénation des producteurs, pas d’économie numérique sans concentration capitalistique, pas de nucléaire civil sans son pendant militaire, son secret-défense, sa raison d’État et ses déchets radioactifs. La numérisation à 1’œuvre actuellement nous (sur)connecte à la société et nous déconnecte du monde. Elle nous rend plus efficaces et nous fait perdre du temps. C’est un tout, qu’on le veuille ou non. (suite…)

Cornelius Castoriadis, « Les racines psychiques et sociales de la haine »

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Cornelius Castoriadis

Les racines psychiques et sociales de la haine
1996 (1)

(Mis en ligne le 2 juin 2010 sur le site de Lieux communs)

Peut-être y a-t-il eu des guerres n’ayant mobilisé que des pulsions agressives « limitées », par exemple le minimum d’agressivité impliqué par la défense de soi. Mais ce dont nous sommes les témoins depuis des années en Afrique et en Europe, de même que ce qui a eu lieu en Europe et en Asie de l’Est pendant la Deuxième Guerre mondiale, c’est une explosion d’agression illimitée, exprimée par le racisme, les meurtres sans discrimination des populations civiles, les viols, les destructions de monuments et d’habitations, les assassinats et les tortures infligées aux prisonniers, etc. Et ce que nous savons de l’histoire humaine nous oblige à penser que les innovations de la période récente dans ce domaine concernent surtout les dimensions quantitatives et les instrumentations techniques du phénomène, comme aussi ses articulations avec l’imaginaire des groupes considérés, nullement sa nature. Quelle que soit l’importance d’autres conditions ou de facteurs concomitants, impossible de comprendre le comportement des gens participant à ces événements sans y voir la matérialisation d’affects de haine extrêmement puissants.

J’essaierai de montrer ici que cette haine a deux sources qui se renforcent l’une l’autre :

– la tendance fondamentale de la psyché à rejeter (et ainsi, à haïr) ce qui n’est pas elle-même ;

– la quasi-nécessité de la clôture de l’institution sociale et des significations imaginaires qu’elle porte.

La racine psychique (suite…)

Bernard Lahire, « Eux/nous: ethnocentrisme, racismes »

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Bernard Lahire

Les structures fondamentales
des sociétés humaines

Eux/nous : ethnocentrisme, racismes
(Extraits du chapitre 21)

« La plupart des groupes sociaux
doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion,
c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas “nous”. »
Richard Hoggart, La Culture du pauvre (1970 : 117).

« Il a l’habitude de considérer tous les étrangers comme des inférieurs,
comme des êtres pas tout à fait humains. »
Ursula Le Guin, Les Dépossédés (1975 : 25).

Dans l’histoire des sociétés humaines, l’un des grands invariants réside dans l’opposition entre un « nous », chargé de toutes les valeurs positives imaginables, et un « eux » associé à tout ce qui est perçu comme négatif (1). Le renvoi de l’« autre » (clan, tribu, société, ethnie, race, classe, caste, ordre, groupe, catégorie, etc.) du côté de la laideur, de l’ignorance, de l’animalité, de la « barbarie » ou de la « sauvagerie » est le principe de tout ethnocentrisme. L’absolutisation et la sublimation (au sens d’une image « portée au sublime ») des traits de son propre groupe (qu’il soit familial, amical, religieux ou national) conduisent classiquement à découper tous les beaux costumes (bonnes mœurs, bon goût, vraie culture, pleine humanité, etc.) à sa taille et à juger de la grandeur des « autres » à partir de ces costumes faits sur (sa propre) mesure :

Que les Walbiri [Aborigènes d’Australie] considèrent d’autres tribus sous un jour favorable ou non, leurs opinions traduisent toujours une conviction inébranlable en leur propre supériorité. Comme on pourrait s’y attendre, ils évaluent le comportement et les usages des autres à l’aune de leur adéquation avec les normes Walbiri, et ils considèrent toute divergence notable entre les deux comme une preuve des défauts des étrangers. Le fait que le rituel mortuaire de Warramunga diffère de celui des Walbiri, ou que les Pintupi soient dépourvus d’un système élaboré de sous-sections de mariage, est interprété comme un reflet de l’infériorité foncière des groupes en question. Inversement, le plus grand compliment dont les Walbiri puissent gratifier des voisins qu’ils apprécient, comme les Walmanba ou les Yanmadjari, est de parler d’eux comme « à demi Walbiri » (2).

(suite…)

Bertrand Russell, « Pourquoi je ne suis pas chrétien »

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(Merci à Floréal)

Bertrand Russell

Pourquoi je ne suis pas chrétien
(1927)

Préface

J’ai une dette de reconnaissance à l’égard du professeur Paul Edwards, de l’université de New York. C’est lui en effet qui a pris l’initiative de réunir dans cet ouvrage les textes qui en font la matière, conçus et rédigés en des époques très différentes, et qui tous ont pour sujet la théologie. Je lui suis tout particulièrement reconnaissant de ce qu’il m’a donné l’occasion de réaffirmer mes convictions sur des problèmes essentiels.

Un bruit s’est répandu ces dernières années selon lequel je serais devenu moins hostile à l’orthodoxie religieuse que je ne le fus autrefois. Ce bruit est dénué de fondement. Je considère sans exception les grandes religions du monde – le bouddhisme, l’hindouisme, le christianisme, l’islamisme et le communisme – comme fausses et néfastes. Il est donc logique de considérer, puisque ces religions diffèrent, qu’il ne saurait y en avoir plus d’une, parmi elles, qui soit vraie. L’on peut admettre au surplus que la religion adoptée par un individu est celle de la société dans laquelle il vit.

Les scolastiques ont inventé de prétendus arguments logiques prouvant l’existence de Dieu, et ces arguments, ou d’autres du même genre, ont été acceptés par maints philosophes éminents. Mais la logique à laquelle se réfèrent ces arguments traditionnels relève de l’ancienne logique aristotélicienne qui est actuellement réfutée, pratiquement, par tous les logiciens à l’exception de ceux qui sont catholiques. Il est un de ces arguments qui n’est pas purement logique. Je veux parler de l’argument de la finalité. Cet argument, cependant, fut réfuté par Darwin ; et en tout cas il ne pouvait être pris en considération sur le plan logique qu’au prix de l’abandon de l’omnipotence divine. La logique mise à part, il existe à mes yeux quelque chose d’un peu étrange dans l’échelle des valeurs morales de ceux qui croient qu’une divinité toute-puissante, omnisciente et bienfaisante, après avoir préparé le terrain demeuré pendant des millions d’années à l’état de nébuleuses privées de toute vie, se considérerait parfaitement récompensée par l’apparition finale d’Hitler, de Staline et de la bombe H. (suite…)

Bernard Lahire, « Les structures fondamentales des sociétés humaines »

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Bernard Lahire

Les structures fondamentales
des sociétés humaines

Editions La Découverte, 2023

Introduction générale. L’oubli du réel
(extraits)

[…]

Contre-pente

Dégager des constantes ou des lois concernant les sociétés humaines lorsque le réalisme est perçu comme naïf, et la recherche de lois comme une pure illusion, ne va pas du tout de soi. Proposer un cadre général, synthétique et intégrateur commun, ou encore ce que Thomas Kuhn appelait un « paradigme », à des chercheurs en sciences sociales éparpillés en chapelles théoriques ou en petites entreprises personnelles n’a rien d’une chose facile.

Établir des liens ou viser la consilience (1) entre certains faits établis et interprétés par la biologie évolutive, l’éthologie, la paléoanthropologie, la préhistoire et les sciences sociales, et construire un cadre commun de pensée à l’ensemble de ces domaines de savoir leur permettant d’échanger de façon fructueuse, dans un monde scientifique qui craint plus que tout la naturalisation ou la biologisation du social, ne va pas davantage de soi. Montrer la présence trans-spécifique et trans-historique de certaines lois biologiques et sociales dans un univers scientifique qui a partie liée avec l’idée de changement, de variation et d’historicité, et au sein duquel les chercheurs inclinent à penser, comme ces jeunes hégéliens révolutionnaires dont parlaient Marx et Engels, qu’il suffit de (se) défaire (d’)une idée ou de ne plus y croire pour abolir un état de fait existant, n’a rien d’une évidence (2). Établir une différence classificatrice entre le « social » et le « culturel », en montrant que les animaux non humains sont aussi sociaux que les humains, mais qu’ils ne sont pas ou ne sont que très peu culturels – les humains étant, quant à eux, à la fois sociaux et culturels – n’est pas une habitude de pensée ordinaire dans un monde qui utilise indifféremment les termes de « social », de « culturel » et d’« historique ». Faire tomber la différence entre « nature » et « culture » ou entre « nature » et « social », en montrant que nous sommes sociaux et culturels par nature et que la culture n’est qu’une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides et plus efficaces que celles permises par la sélection naturelle, est pour le moins déroutant pour des chercheurs qui ont en tête une nette différence entre « eux » (les « animaux » qui sont du côté de la nature) et « nous » (les êtres humains qui sommes du côté de la culture). Brosser l’histoire des sociétés humaines en tant qu’histoire globalement structurée par les contraintes propres à l’espèce, contraintes qui ne se saisissent qu’en comprenant ce que nous sommes au sein du règne animal – parmi les vertébrés, parmi les mammifères et parmi les primates – est une démarche peu commune dans des sciences qui sont habituées à défendre chèrement leur autonomie, et à n’expliquer le social que par le social, pour reprendre la célèbre formule durkheimienne. (suite…)