Version imprimable de Métaphysiques de la prédation
Charles Stépanoff
Métaphysiques de la prédation
Conclusion de l’essai L’animal et la mort
La Découverte, 2021
« Après tout, le moyen le plus simple d’identifier
autrui à soi-même, c’est encore de le manger. »
Claude Lévi-Strauss, « Nous sommes tous des cannibales », 2013 [1993].
L’un des plus puissants et épineux paradoxes de notre rapport moderne aux animaux est un étrange mélange de sensibilité extrême et d’insensibilité endurcie. Pour le philosophe Baptiste Morizot, la crise écologique actuelle est en grande partie une crise de la sensibilité. Les oiseaux disparaissent de nos horizons en même temps que notre capacité d’entendre leurs chants, de les reconnaître et de nous y intéresser. Devant une prairie fleurie résonnant de myriades de cris, de bourdonnements, de messages d’amour et de menaces qu’émettent passereaux, insectes et petits mammifères, nous n’entendons rien, nous ne percevons que le « silence reposant » que l’on vient chercher à la campagne [1].
Or, d’un autre côté, notre parcours historique nous a montré que l’âge moderne est caractérisé par le progrès et la généralisation d’une forme de sensibilité aiguë à la souffrance animale, entérinée par une législation toujours plus protectrice. Nous sommes devenus incapables de mettre à mort le poulet que nous mangeons, écraser un insecte nous est pénible et les pratiques cruelles envers les animaux nous heurtent. Alors qu’il nous est difficile de distinguer un sansonnet d’une grive, ou même une chèvre d’une brebis, nous sommes remplis de respect envers ces êtres que nous ne savons plus ni nommer ni comprendre. Comment expliquer ce décalage ? Existerait-il plusieurs manières d’être « sensible » au vivant, dont l’une pourrait se développer tandis que l’autre déclinerait ?