Charles Stépanoff, « Métaphysiques de la prédation »

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Charles Stépanoff

Métaphysiques de la prédation

Conclusion de l’essai L’animal et la mort
La Découverte, 2021

 

« Après tout, le moyen le plus simple d’identifier
autrui à soi-même, c’est encore de le manger. »
Claude Lévi-Strauss, « Nous sommes tous des cannibales », 2013 [1993].

 

L’un des plus puissants et épineux paradoxes de notre rapport moderne aux animaux est un étrange mélange de sensibilité extrême et d’insensibilité endurcie. Pour le philosophe Baptiste Morizot, la crise écologique actuelle est en grande partie une crise de la sensibilité. Les oiseaux disparaissent de nos horizons en même temps que notre capacité d’entendre leurs chants, de les reconnaître et de nous y intéresser. Devant une prairie fleurie résonnant de myriades de cris, de bourdonnements, de messages d’amour et de menaces qu’émettent passereaux, insectes et petits mammifères, nous n’entendons rien, nous ne percevons que le « silence reposant » que l’on vient chercher à la campagne [1].

Or, d’un autre côté, notre parcours historique nous a montré que l’âge moderne est caractérisé par le progrès et la généralisation d’une forme de sensibilité aiguë à la souffrance animale, entérinée par une législation toujours plus protectrice. Nous sommes devenus incapables de mettre à mort le poulet que nous mangeons, écraser un insecte nous est pénible et les pratiques cruelles envers les animaux nous heurtent. Alors qu’il nous est difficile de distinguer un sansonnet d’une grive, ou même une chèvre d’une brebis, nous sommes remplis de respect envers ces êtres que nous ne savons plus ni nommer ni comprendre. Comment expliquer ce décalage ? Existerait-il plusieurs manières d’être « sensible » au vivant, dont l’une pourrait se développer tandis que l’autre déclinerait ?

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Olivier Rey, « De la limite en général et en médecine en particulier »

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Olivier Rey
De la limite en général et en médecine en particulier
Contribution au colloque La médecine confrontée aux limites, Paris, 18-19 novembre 2021

 

Au seuil d’un colloque qui a pour objet la médecine confrontée aux limites, il vaut la peine d’accorder quelque attention au contexte général dans lequel la question se pose. Il n’y a pas que la médecine, en effet, qui se trouve confrontée aux limites : c’est notre monde dans son ensemble qui, après ce que Marcel Gauchet a appelé la « sortie de la religion » (1), après la répudiation des cadres traditionnels, et après deux siècles marqués par un développement industriel et technologique explosif, accompagné d’une croissance démographique non moins explosive, voit se dresser devant lui la question des limites, qu’il a désappris à appréhender.

La limite, à respecter ou à dépasser ?

Paul Valéry disait que « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre (2) ». Un ordre trop strict ou un désordre trop grand sont, l’un comme l’autre, contraires à l’épanouissement et à la fécondité de la vie. La limite présente le même type d’ambiguïté. Trop étroite ou mal placée, elle empêche de respirer. Cela étant, avant de contraindre, la limite est aussi ce qui distingue de l’informe, ce qui fait être.

Pourquoi la limite est-elle, pour les humains que nous sommes, une question si essentielle ? Nous venons au monde pauvres en instincts. Nous avons des pulsions – qui, donc, nous poussent, mais à quoi exactement ? Le mode d’emploi ne nous est pas d’emblée donné. C’est pourquoi il revient aux hommes de donner forme, par des coutumes, des usages, des interdits, des règles, des lois à leurs comportements – qui sans cela seraient erratiques, imprévisibles, dangereux, impropres à toute vie communautaire (3). En tant qu’elles ne sont pas dictées par l’instinct, mais établies, les formes que les groupes humains confèrent à leurs comportements sont susceptibles de changements, d’évolutions – au gré des circonstances, des rapports de force et aussi, dans certains cas, simplement afin de satisfaire une certaine appétence pour la nouveauté. Il en résulte, dans tout groupe humain, une tension, latente ou explicite, entre ce qu’on pourrait qualifier de « conservatisme » (c’est-à-dire le respect par principe des formes et des limites établies), et ce qu’on pourrait qualifier de « progressisme » (c’est-à-dire un préjugé favorable à l’égard du changement, qui implique, sinon l’effacement de toute limite, du moins la transgression des limites établies). Les conservateurs intransigeants ont tendance à identifier les limites, sans lesquelles il n’y a pas d’humanité, aux limites en cours – négligeant le fait qu’une certaine évolution des limites fait elle-même partie de l’humanité. Les progressistes militants, de leur côté, ont tendance à faire de la transgression des limites en cours une fin en soi – quitte à perdre de vue le caractère positif et indispensable de la limite, et à oublier qu’un changement, pour souhaitable qu’il soit, ne doit pas être précipité, sans quoi, en lieu et place de l’amélioration attendue, on n’obtient que la confusion (4).

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Daniel Blanchard, « La vie sur les crêtes »

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Daniel Blanchard

La vie sur les crêtes
Essai autobiographique

(Premières pages)

Musil, L’Homme sans qualités, chapitre IV : « S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible… »
Mais n’est-ce pas le même ? Le « réel » que perçoit ce « sens », ce n’est pas une surface, mais une profondeur – une échappée, une « découverte » qui lance le regard sur toute une perspective de « possibles ». C’est cela que l’art explore – qui ne crée pas, n’est pas démiurge, pas davantage que la science –, c’est l’horizon toujours fuyant du possible, des formes et des significations possibles du monde.
N’est-ce pas aussi ce « sens du possible » qui porte chaque être humain de jour en jour, d’heure en heure, au-delà, ne fût-ce qu’en pensée, de l’astreinte du réel ?
Ce réel que nous traversons, avant qu’il ne tombe derrière nous en histoire, en vécu, en passé, en révolu…, pour lui trouver un sens autre que fatalité, nous le fissurons, le forons de possibles – et à travers eux, nous faisons le pas qui nous porte d’aujourd’hui à demain.
C’est une telle démarche que s’efforce de reparcourir au gré des circonstances le récit qui suit – récit à la première personne, mais qui aurait pu aussi bien s’attacher aux pas de l’un des nombreux et divers passagers du possible que cette première personne a rencontrés ou accompagnés et qui tous ont exploré passionnément et tenté de faire advenir les possibles du dernier demi-siècle.

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Daniel Blanchard, « Debord, dans le bruit de la cataracte du temps »

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Daniel Blanchard
Debord, dans le bruit de la cataracte du temps
(1997)

Certains moments (1) font saillie dans l’existence individuelle, comme s’ils étaient d’un grain plus dur, d’une fermeté de dessin qui les détache du flou du vécu et de son insondable ambiguïté. Et de fait ils sont chargés d’un sens objectif, portés qu’ils sont par le mouvement d’une sorte de surdétermination historique. Cette qualité ne se révèle souvent que dans le regard rétrospectif ; mais parfois aussi elle se perçoit d’emblée.
C’est ce qui m’est arrivé ce jour de l’automne 1959 où j’ai feuilleté pour la première fois un numéro, le 3, je crois, de l’IS. Je participais alors au groupe Socialisme ou Barbarie (S. ou B.) et à la revue du même nom, dans laquelle j’écrivais sous un pseudonyme – c’était de règle –, celui de P. Canjuers, et un jour que nous nous partagions à quelques-uns le dépouillement du courrier hebdomadaire, mon regard s’est trouvé capté par cette mince et élégante publication, sa couverture scintillante, son titre invraisemblable. Je m’en suis emparé et me suis immédiatement jeté dans l’exploration de ce qui m’apparaissait peu à peu comme une terre nouvelle, un autre monde, bizarre mais fascinant, de la modernité.
Or, nous-mêmes, à S. ou B., nous nous sentions à la pointe de la modernité, et c’était, je persiste à le croire, pleinement justifié. S. ou B. avait rompu avec l’orthodoxie marxiste-léniniste pour mener une critique radicale des régimes de l’Est mais aussi pour reformuler la critique du capitalisme à partir, à la fois, de l’analyse des formes les plus perfectionnées de sa domination et des expériences les plus avancées du mouvement ouvrier. Celles-ci, et en particulier la révolution des Conseils ouvriers de Hongrie, nourrissait une réflexion positive sur ce que pourrait être le contenu d’un programme véritablement révolutionnaire. (suite…)

Edouard Schaelchli, « L’apocalypse au jour le jour »

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Edouard Schaelchli
L’apocalypse au jour le jour

Invisiblement, dans l’instant de confusion générale où chacun d’entre nous, abandonné à lui-même, livré au vertige d’une liberté qui ne peut qu’en tremblant se résoudre au choix décisif, esquisse intérieurement le geste qui sera le signe de sa destinée éternelle, invisiblement, au même instant, s’effectue un gigantesque tri. Nul ne sait au vrai qui vivra et qui mourra, et nul ne sait surtout qui, au delà de cette vie et de cette mort, entrera dans l’orbe rayonnante d’une rencontre dans laquelle il se reconnaîtra enfin ou plongera dans les ténèbres d’une solitude où nul ne se retrouve. Ce que nous pouvons savoir en revanche, c’est si dans l’instant où le choix se propose à notre pensée, , ici et maintenant, quand l’autre est là qui nous salue, nous préférons lui répondre pour être, avec lui, dans l’amitié d’un rapport qui se moque de la mort, ou si, dans l’affolement d’une peur qui fait perdre le sens des liens les plus précieux, nous ne songeons qu’à nous en remettre aux directives d’une puissance qui se moque de la vie parce qu’elle s’enracine dans un rapport aux choses qui rend indifférent d’être mort ou vivant – une puissance d’objectivation des rapports qui fait de la subjectivité elle-même une simple donnée objective, excluant d’avance qu’entre quelqu’un et lui-même puisse se glisser la possibilité d’une relation qui échappe à toute détermination. D’un tel choix dépend sans doute notre salut ou notre perdition, quoi qu’il en soit de ce qui, au delà des limites de notre existence ici-bas, nous attend.

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David Cayley, « Sur la pandémie actuelle, d’après le point de vue d’Ivan Illich »

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David Cayley

Sur la pandémie actuelle,
d’après le point de vue d’Ivan Illich

Publié le 8 avril 2020 sur son blog davidcayley.com
Traduction française parue sur lundimatin le 18 mai 2020

La semaine dernière, j’ai commencé à écrire un texte au sujet de la pandémie du Covid-19. J’ai essayé de dégager la question principale que cette pandémie soulève, à mes yeux : l’effort massif et coûteux déployé pour endiguer et limiter les maux causés par le virus est-il le seul choix qui s’offre à nous ? Cet effort est-il une sorte de réponse évidente, inévitable, dictée par la simple prudence, afin de protéger toutes les personnes les plus vulnérables ? Ou bien n’est-il pas une forme désastreuse, qui cherche à contrôler ce qui est clairement hors contrôle ? Un effort qui doublera les dégâts provoqués par la maladie d’autres problèmes, qui auront une incidence dans un futur plus ou moins éloigné ? Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour me rendre compte que la plupart des hypothèses que j’énonçais étaient très éloignées de celles qui avaient court autour de moi. Il m’a fallu avouer que la plupart de ces hypothèses découlaient de ma conversation prolongée avec les travaux d’Ivan Illich. J’en ai déduit qu’avant de pouvoir parler clairement des faits actuels, il me faudrait d’abord présenter le rapport qu’a entretenu toute sa vie durant Ivan Illich à la santé, la médecine et la question du bien-être. Dans ce qui va suivre, je commencerai donc par présenter de façon succincte l’évolution de la critique qu’Illich a établie à l’endroit de la bio-médecine, après quoi j’essaierai de répondre aux questions que j’ai posées plus haut.

En introduction de La Convivialité, écrit en 1973, Illich a décrit ce qu’il considère être le cours normal du développement des institutions, en prenant la médecine comme exemple type. La médecine a connu dans son histoire deux tournants décisifs. Le premier, au début du vingtième siècle, lorsque les traitements médicaux sont devenus ostensiblement efficaces et les bienfaits qu’ils généraient ont surpassé, en général, les maux qu’ils combattaient. Pour nombre d’historiens, c’est là le seul critère valable – à partir de ce tournant, le progrès est supposé continuer indéfiniment, peu importe qu’il y ait ou non des phases de reculs : rien ne peut arrêter le progrès.

Illich ne souscrivait pas à cette idée. Il a établi l’existence d’un second tournant décisif, lequel était bien entamé, selon lui, au moment où il écrivait. Au-delà de ce second tournant, il anticipait l’avènement de ce qu’il appelait une certaine contre-productivité – l’intervention médicale perdrait du terrain face à ses objets, et serait plus nuisible que bienfaisante. C’était là, selon lui, une caractéristique de toute forme d’institution, de bien ou de service – on pouvait identifier en chacun d’eux un seuil, un point limite, au-delà duquel ils se trouvaient en excès et dysfonctionnels. La convivialité tentait d’identifier ce jeu d’« échelles naturelles » – c’est d’ailleurs la seule tentative générale et programmatique entreprise par Illich pour établir une philosophie des technologies. (suite…)

Ivan Illich, « L’âge des systèmes »

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Ivan Illich

L’âge des systèmes
(1997)

J’ai avancé l’idée que l’âge des outils, ou des techniques, a pris fin au cours des vingt dernières années. On peut évidemment en discerner le germe bien plus tôt, par exemple dans la vision de la “machine universelle” d’Alan Turing (1), mais elle n’apparaît pleinement qu’avec un événement comme la guerre du Golfe, cette guerre informatisée qui a montré aux hommes à la fois leur parfaite impuissance et leur forte assuétude aux écrans sur lesquels ils la voyaient.

Quand je parle de la fin d’une ère, je n’exclus évidemment pas qu’elle se prolonge dans l’histoire : les ères se chevauchent toujours un peu. Ainsi quand Turing choisit de baptiser “machine” la fonction mathématique qu’il a si brillamment analysée, il jette un pont entre l’ère nouvelle et celle qui précisément touche à son terme, présentant comme un stade avancé, voire le dernier stade de l’évolution de la société technologique, ce qui est en fait radicalement neuf. Nombre de grands penseurs sont tombés en un tel piège : à l’aube de la même ère technologique au Moyen Âge, Hugues de Saint-Victor et Theophilus Presbyter, les premiers à concevoir les instruments des divers métiers comme distincts de la main des artisans qui les maniaient, ne réalisèrent pas mieux l’entière nouveauté de cette autre création inédite – une notion générale des outils comme moyens de production.

L’ère née avec Hugues s’est maintenant achevée, car l’ordinateur ne peut se concevoir comme un outil au sens qui a prévalu depuis huit siècles. Pour employer un outil, je dois pouvoir m’imaginer comme distinct de lui, que je puis saisir ou laisser, employer ou non. Même une machine aussi moderne qu’une automobile est encore un appareil dont je puis tourner la clé de contact pour démarrer. On pourrait objecter qu’une automobile ne peut rouler sans un système routier (quoiqu’il me soit arrivé de conduire une jeep en plein désert), et sans doute la Ford T était nettement plus proche d’un simple marteau que les actuels modèles japonais, qui évoquent déjà davantage une espèce de logiciel, tournant sur la machine constituée par les routes, les tribunaux, la police et les secours hospitaliers d’urgence ; il n’en reste pas moins que, face à une voiture, je puis encore imaginer entre elle et moi une distance, une distalité ou extériorité. C’est cela qui devient pure illusion quand je crée une macro sous WordPerfect pour trier mes notes en bas de page : devenu à la fois usager et partie du système, je ne puis plus considérer ma relation avec cette boîte grise comme Theophilus Presbyter le faisait d’un ciseau de charpentier.

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