Jean-Noël Rieffel, « Éloge des oiseaux de passage »

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Jean-Noël Rieffel
Éloge des oiseaux de passage
(extrait des pages 157 à 164)

Equateurs, 2023

8. L’expérience François Terrasson

Le rythme d’érosion actuel des espèces animales et végétales (cent fois plus élevé par rapport au taux naturel d’extinction) est largement imputable aux activités humaines.

Selon François Terrasson, scientifique français à la personnalité atypique et à la pensée iconoclaste, élève de Théodore Monod au Muséum national d’histoire naturelle, « la nature, c’est ce qui existe en dehors de toute action de la part de l’homme ». Relire ses écrits permet de s’interroger sur notre rapport à la nature.

François Terrasson, avec le franc-parler qui le caractérisait, avait le sens de la punchline : « Vous aimez la nature, alors foutez-lui la paix ! » Le nourrissage des oiseaux à la mangeoire et sans discernement tout au long de l’année ou encore les déchets alimentaires jetés en pâture aux bébés lions de mer de Steller sont des pratiques totalement contre-productives pour ces espèces animales et de superbes illustrations du message de Terrasson : au diable la sensiblerie !

Il considérait que la vraie cause du besoin de destruction de la nature par l’homme était inscrite au plus profond de notre inconscient, dans notre peur de la nature sauvage. Une peur viscérale de cet univers hostile. La peur de ce qui grouille, de ce monde puant, visqueux et gluant. Comme cette peur d’un coronavirus hébergé par des chauves-souris, puis transmis par un pangolin ayant côtoyé de trop près des hommes dans des marchés chinois. Certaines de ces peurs irrationnelles (loups, chauves-souris, chouettes) étant transmises dès le plus jeune âge, notamment par certains contes de notre enfance. Selon François Terrasson, cette peur nous pousse à dominer et maîtriser tous les aspects effrayants de la nature. Par exemple, la peur de cette vie mycologique et bactérienne foisonnante et menaçante contre laquelle nous nous défendons à grands coups de pesticides ou de gels hydroalcooliques. Mais que se cache-t-il vraiment derrière notre besoin de dompter la nature ?

Pour ausculter nos peurs et libérer nos émotions inconscientes, François Terrasson proposait des stages d’immersion dans la nature, au cours desquels les participants faisaient l’expérience d’une nuit dans la forêt, sans lampe, ni tente, ni téléphone portable.

Une sorte d’abandon nocturne, qui vous plonge seul face à vos peurs, à votre imaginaire. Une nuit au cours de laquelle la nature environnante devient le lieu de vos projections inconscientes. Cette expérience du sauvage fait surgir un grand panel d’émotions. François Terrasson analysait cette expérience de manière presque psychanalytique : « Le mouvement naturel d’un être humain isolé dans la nature, sans aucun repère de civilisation – et d’autant plus la nuit – est de fantasmer à mort, dans un délire né de rien, sinon de rêves vagues, de chimères et de ces mythes, ces légendes multiples qui sous-tendent notre culture. »

Il est facile de dire que l’on aime la nature, en revanche beaucoup plus dur de se colleter à elle, par ce type d’expérience qui met les nerfs à vif. Mais vivre cette peur est une façon de la transcender.

À l’âge de vingt-cinq ans, avide de sensations fortes et confiant dans ma capacité à surmonter mes peurs, j’ai souhaité me confronter à cette expérience dans le massif d’Ingrannes en forêt d’Orléans. J’y ai passé la nuit, un soir de juin, dans une clairière. Seul, sans tente, avec mes jumelles et mon opinel. Au cœur de la nuit d’encre, la forêt était effrayante. J’avais la frousse d’entendre tous ses bruits amplifiés par le silence profond de la nuit : le craquement aigu des branches des chênes, les feuilles froissées par le passage de quelque mammifère nocturne, le cri d’une chouette. J’avais peur de ne pas tenir face à cette sensation d’inconfort moral et physique. J’avais peur de me faire piquer par des bestioles, ou pire par une vipère. Je redoutais de tomber nez à nez avec un sanglier, ou pire un psychopathe. La solitude, le froid et la désorientation accentuaient mon angoisse. Les images des noirs oniriques du peintre symboliste Odilon Redon, peuplés d’un bestiaire diabolique et de créatures chimériques, défilaient dans ma tête et nourrissaient les tréfonds obscurs de mon monde intérieur.

Tout au fond du silence, dans les premières étoiles de la nuit, il me sembla entendre au loin le ronronnement d’un moteur de mobylette, s’approchant de manière continue. Il devenait de plus en plus sonore et se répandait dans toute la forêt sous forme d’un long écho. J’étais terrorisé, comme bloqué dans le souvenir du film d’horreur Le Projet Blair Witch. Qui donc pouvait bien venir se perdre dans un endroit si reculé de la forêt d’Orléans ? Un tueur en série ? Un anthropophage ? Mon heure avait sonné.

C’est seulement lorsque je vis l’ombre légère d’un oiseau plein de grâce dans la lumière de la lune, que je compris ma méprise. Ce ronronnement grave composé de deux tons erreurrerrerrr err eurrrr erppy-rrr eurrer errrrrrr n’était pas une mobylette. C’était l’engoulevent, qui chantait en zigzaguant à la cime des arbres puis au ras du sol. Son vol était un peu mécanique et rebondissant. Il me faisait penser à un cerf-volant actionné par un enfant. « Le sorcier ailé », selon les mots de Jacques Delamain, faisait bombance de papillons la nuit, avant de reprendre sa léthargie diurne. J’avais l’impression d’assister à une danse chamanique.

Caprimulgus est son nom latin. Il signifie « celui qui tête les chèvres », car selon certaines croyances paysannes, l’engoulevent était réputé pour venir boire le lait aux mamelles des chèvres. Rien que d’y penser, j’en avais froid dans le dos. Pour me rassurer, je me remémorais vaguement la prose de Philippe Jaccottet dans La Seconde Semaison : « Le vol de l’engoulevent entre jour et nuit, entre terre et ciel, tâtonnant, semblait avoir lieu en avant d’autre chose, comme une annonce… » Ce soir-là, l’engoulevent, sorte de bourdon des ténèbres, était l’annonciateur de mes peurs nocturnes.

À 2h30 du matin, un chuintement sinistre, un chhhhhhhh long et puissant, comme un cri déchiré, retentit et vint transpercer la quiétude de la nuit. Il me donna des frissons. S’agissait-il de la messagère de la mort ? Une chouette effraie traversa la clairière dans un vol totalement silencieux. Je savais, pour l’avoir lu dans les textes de Paul Géroudet, que le bord de ses ailes est recouvert d’un duvet soyeux prolongé d’une multitude de filaments qui amortissent les sons liés aux frottements avec l’air, ce qui en fait une prédatrice hors pair. L’effet de surprise est garanti : la chouette flotte dans l’air dans un silence absolu. Un silence de neige. Dans la lumière blafarde de la lune, son plumage à la blancheur éclatante lui donnait un air presque phosphorescent. Avec sa tête proéminente, elle me fit l’effet d’un fantôme ailé sorti tout droit d’un film de Jean Cocteau. La dame blanche rôde, pensai-je.

Un nuage, que je perçus comme maléfique, vint recouvrir la lune. J’interprétais chaque manifestation de la nature comme un mauvais présage. J’étais là prostré, à nouveau en proie à mes tourments nocturnes. C’était une nouvelle fois les mots de Philippe Jaccottet qui résonnaient dans ma tête : « Le cri de chasse de l’effraie est morsure, déchirure, ricanement. Coup de griffe dans le silence de la nuit, soie de la nuit lacérée » (Éléments d’un songe).

Progressivement, j’étais gagné par la honte de mes craintes superstitieuses… il est clair que j’avais sous-estimé l’impact d’une telle aventure nocturne. La fatigue prit progressivement le dessus et je m’endormis.

Au petit matin, un aboiement, wow wow wow, assez aigu vint m’extirper de ma somnolence. Une odeur de terre et de musc venait chatouiller mes narines. J’allumais ma lampe (seule entorse que je fis à la méthode Terrasson) et aperçus trois renardeaux qui s’amusaient à courser deux blaireautins, en poussant de petits jappements secs et répétés. Leurs parents devaient squatter la blaireautière, tant les jeux ludiques auxquels ils s’adonnaient respiraient la complicité et le chahut bienveillant. Cette image, je ne l’oublierai jamais. Elle vint clôturer ma première expérience François Terrasson. J’étais satisfait de ne pas avoir abandonné, et d’avoir éprouvé cette leçon sur moi-même. J’étais parvenu, le temps d’une nuit, à surmonter mes peurs. À développer une patience et une résistance que je ne soupçonnais pas en moi.

Un ami, à la fois excellent scientifique et véritable puits de savoirs naturalistes, m’apprit que son expérience Terrasson lui avait fait vivre un des moments naturalistes les plus mémorables de sa vie. Il avait connu une nuit mouvementée. Les éclairs de chaleur avaient déchiré en permanence l’épais manteau noir. Il était à bout de forces. N’étant parvenu à fermer l’œil, il abdiqua à l’aube pour retrouver son lit moelleux. Au moment de fermer sa tente, une biche arriva, élégante et majestueuse. Elle s’arrêta net, devant lui, au milieu de la clairière où il avait passé la nuit, dans une zone entourée d’épais fourrés.

– Le dos voussé, elle léchait en permanence sa vulve d’où émergeaient deux pattes enveloppées dans une fine membrane placentaire translucide.

Il retint son souffle et veilla à ne pas bouger.

– Elle s’agenouilla et s’effondra sur le flanc droit, la tête allongée, les oreilles repliées vers l’arrière.

En la scrutant avec ses jumelles, il me raconta avec une précision très scientifique qu’il vit assez nettement que sa respiration se faisait de plus en plus rapide :

– L’ensemble de son système nerveux sympathique s’emballait : je transpirais, le sang pulsait dans ma tête. Elle haletait. Ses membres postérieurs se tendirent et son abdomen se contractait par vagues. Elle ferma un instant les yeux, puis dans un effort ultime, elle expulsa son faon. Suivirent de longues minutes durant lesquelles elle lécha le moindre recoin de peau de ce petit ongulé si fragile, dans une débauche d’affection particulièrement touchante.

Sur le moment, encore groggy par sa nuit blanche, il ne réalisa pas ce qui était en train de lui arriver. À la stupéfaction succéda la fascination, puis le sentiment d’avoir vécu un de ces événements rares dont la nature sait parfois vous gratifier. La chance, encore, d’avoir été là, au bon endroit, au bon moment.

Avec son ton subtil et poétique, il me confia non sans émotion :

– Mes yeux étaient baignés d’une parfaite félicité. Le jeune père de famille que j’étais retrouvait là, au cœur de la forêt, le Bambi de son enfance…

Jean-Noël Rieffel, Éloge des oiseaux de passage.
Journal d’un ornithologue un peu perché
. Équateurs, mars 2023

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1 commentaire

  1. Debra

     /  2 septembre 2023

    J’ai commencé cette lecture avec pas mal d’impatience.
    Le hasard voudrait que je viens de terminer « Un été dans la Sierra » de John Muir, en traduction française (malheureusement).
    Muir a écrit un journal de son été passé à dessiner, à rêver lors d’une transhumance où il était invité par charité chrétienne. Le propriétaire d’un troupeau de plus de 2000 moutons avait pressenti à quel point il était hors norme, et lui avait proposé d’accompagner le berger.
    Muir a passé pas mal de temps à différentes altitudes, autour de Yosemite à une époque où déjà quelques rares touristes arrivaient à dos de cheval. Muir n’était pas tendre pour les touristes avant 1900. Il trouvait… qu’ils ne savaient pas regarder ; ils ne savaient pas voir. En voilà quelque chose qui n’a pas beaucoup changé.
    Il vit la création comme un temple, un lieu bienfaisant, un lieu un peu comme le jardin d’Eden, et lui comme Adam, en quelque sorte. Il y avait beaucoup moins de monde ; c’est sûr. Il pouvait passer des heures à regarder les nuages.
    Il a passé plusieurs nuits seul, à la belle étoile, couché sur des aiguilles de pin, dans la nature « sauvage ». Il n’a pas eu peur, alors qu’il y avait bien plus de loups, de renards, d’ours même que maintenant.
    Qu’est-ce qui nous sépare de Muir, et sa révérence pour la création, son sentiment de partager cet état de créature avec d’autres créatures ?
    L’état d’esprit de Muir est celui d’un autre que je connais de longue date : Jim Corbett, grand chasseur né en Inde à des parents anglais qui a eu son premier fusil à l’âge de 7 ans, et parcourait la jungle en connaisseur. Il savait s’y repérer. Il aimait la nature. Il savait l’observer, tout comme Muir.
    Surtout, il s’y sentait en paix, et pas en danger.
    Il serait bon qu’on s’interroge plus sur nos paniques à l’heure actuelle…

    Mon impatience devant cet article a disparu à la fin. Je l’avais lu trop vite, avec des préjugés. Je ne parviens toujours pas à réprimer mes réticences devant le vocabulaire très scientifique pour parler de la nature maintenant.

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