Jacques Ellul, « Technique et Économie »

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Jacques Ellul
Technique et Économie
(1984)

Il n’est pas question de traiter de la relation entre Technique et Économie comme si elles étaient des réalités permanentes, toujours identiques à elles-mêmes, ou comme s’il y avait un être-technique et un être-économique transcendants et indépendants de leurs manifestations historiques. Si l’on commence à étudier depuis une vingtaine d’années la question philosophique de la technique, c’est uniquement dans la mesure où celle-ci a pris une ampleur, une complexité, qui la rendent prégnante, où le phénomène technique ne peut plus être ignoré. Il est évident que dans les sociétés antérieures, on appliquait des techniques multiples, mais qui étaient à la fois subordonnées et fragmentaires. Il y a toujours eu des techniques mais le phénomène ne s’imposait pas. Certes on pouvait accidentellement s’y intéresser sur un plan intellectuel mais il ne pouvait y avoir ni une théorie générale de la technique ni la considération d’une réalité philosophique de la technique. Aristote, Varron, Caton, s’intéressent à des techniques et les décrivent, cela ne va pas plus loin. Au fond, il se passe pour la Technique ce que Marx a parfaitement décrit pour l’Économie. Il y a toujours eu une activité économique de l’homme, mais cette activité économique n’était pas « l’Économie politique ». C’est-à-dire que si importante qu’elle soit elle n’avait pas acquis un volume et une complexité qui fassent passer au stade réflexif. C’est seulement lorsque l’activité économique devient majeure, envahissant tous les aspects de la société, que l’on peut commencer à procéder à une réflexion, à une théorisation de ce phénomène, et l’on voit alors naître l’Économie politique. Comme il le dit, l’Économie politique est l’Économie devenue consciente d’elle-même. Je dirais exactement la même chose en ce qui concerne la Technique. D’où je ne puis considérer ni Technique ni Économie comme des réalités fixes, éternelles et « en soi ». La Technique comme l’Économie changent d’être et de réalité suivant la place qu’elles occupent dans une société, suivant leur volume et leur complexité.

La Technique est autre chose dans une société esclavagiste et dans une société occidentale du XXe s. Je ne dis pas que la seconde est plus développée : je dis que ce n’est pas la même réalité et que, quoiqu’il puisse s’agir d’opérations similaires, comme Simondon l’a montré, on ne peut pas procéder à une généralisation philosophique. La Technique dépend du milieu historique dans lequel elle se situe, pas seulement dans ses manifestations mais dans sa réalité essentielle. Il en est de même pour l’Économie. Bien entendu on peut dire d’une façon très générale et vague que l’Économie consiste pour l’homme à intervenir sur le milieu pour arriver à vivre, mais il est clair que l’économie de cueillette n’a rien à voir avec l’économie marchande, et que l’économie intensive n’a rien à voir avec l’économie extensive. La généralisation dans un cas comme dans l’autre n’amène à rien. Il faut considérer chaque ensemble dans sa spécificité, sans, bien entendu, oublier que la technique du fer au VIIe s. avant J.-C. était aussi une technique, comme celle des microprocesseurs. Mais la parenté étant reconnue nous ne pouvons procéder à un réductionnisme qui enlèverait en réalité toute vigueur à chaque catégorie de phénomène. Et ces remarques s’appliquent plus fortement encore lorsqu’il s’agit de la relation à établir entre la Technique et l’Économie. Cette relation n’est évidemment ni stable, ni permanente, ni indépendante. Les réseaux relationnels sont complexes et n’obéissent pas à un modèle universellement valable. Ce ne sont pas seulement les techniques particulières qui obéissent à un ensemble culturel donné, mais c’est aussi leur place dans la société, leurs interrelations, et leur relation aux activités économiques. Tout cela est relatif aux structures socio-culturelles. On ne peut donc, me semble-t-il, procéder à une construction philosophique unique de ces divers modèles de relations. Ce n’est donc pas manie d’historien de ma part si je conçois cette étude selon un plan historique. Il me semble que cette relation correspond à quatre types, à la fois logiques et historiques. Pour la période primitive, c’est une corrélation étroite entre les deux. Puis, avec le développement à la fois de la Technique et de l’Économie (mettons à partir du XVe s. européen), il y a une subordination de la Technique à l’activé économique. À partir de 1860 jusque vers 1960, on assiste à une période d’autonomie de la Technique par rapport à l’Économie. Enfin, de nos jours, on retrouve une corrélation, mais sur un mode totalement différent, celui de la complexité ambivalente. Il est évident que nous nous attacherons plus longuement à l’étude de ce dernier stade.

I – Situation au cours de l’Histoire

A. La période de corrélation de Technique et Économie

Karl Marx a parfaitement montré que pour la période primitive, il y a une corrélation entre Technique et Économie, et il a été tenté d’ailleurs de l’étendre à toutes les périodes historiques. On oublie trop souvent en effet qu’il a souligné l’importance de la Technique comme support, « infrastructure » si l’on veut [1]. On a privilégié chez Marx l’activité économique, on a voulu en faire la seule donnée de base, par rapport à quoi tout s’organise, alors que Marx a au contraire toujours insisté sur le fait que la Technique était un facteur déterminant tout autant que l’Économie. Il n’est pas le premier à l’avoir dit (on trouve une pensée comparable chez les Encyclopédistes) mais il est le premier à l’avoir rigoureusement étudié. Chacun sait que pour lui l’homme n’est homme que par le travail. C’est le travail qui différencie l’homme de l’animal et c’est le travail qui fait évoluer l’homme et le fait accéder au statut humain. Mais on a longtemps considéré le travail sous son seul angle producteur de valeur, et comme (dans l’analyse classique) l’un des facteurs de l’Économie. On oublie seulement que le travail au sens propre n’est possible que s’il y a une certaine technique. Il n’y a pas de « travail » quand on songe à la simple cueillette ou à la nourriture de hasard (on trouve des œufs, des baies, etc.) si tant est que l’humain ait jamais vécu de cette façon. Mais même la cueillette peut devenir travail lorsqu’il s’agit de récolter en quantité plus importante que le nécessaire quotidien des fruits difficiles à atteindre (les bananes ou les noix de coco par exemple) : or à ce moment apparaît en même temps une technique. Grimper à un cocotier ne se fait pas n’importe comment. L’homme n’est pas un singe. Il lui faut apprendre un certain nombre de gestes, de prises, de positions, etc., pour y accéder. Très rapidement l’activité que l’on peut nommer économique suppose des techniques dont certaines sont remarquablement évoluées [2]. Et l’on a souvent, de façon traditionnelle chez les anthropologues, classé les techniques, en technique de chasse et de pêche, technique d’habitat, et technique de vêtement. À ces trois techniques de base, Lévi-Strauss a ajouté les techniques alimentaires (le cru et le cuit). Alors que d’autres insistaient sur les techniques de transport (chariots sans roue, traîneaux, pirogues, etc.). Enfin, bien entendu on a eu raison (Mauss) de considérer que la magie était aussi une technique, et je crois que si elle n’est pas directement en relation avec l’Économie, cependant le tout de la vie dans une société primitive me paraît indissociable, si bien que l’activité magique, dont on sait la relation avec la fertilité, la réussite à la chasse, ne peut être séparée de la recherche d’un mieux-être de vie, dont l’économie est essentielle. On peut donc arriver à cette certitude que tout besoin de type économique fait appel à des techniques, et de ce fait toute activité de travail suppose une technique. Mais on néglige souvent la relation réciproque, à savoir que la technique n’est possible que lorsqu’il y a une certaine activité de type économique, c’est-à-dire que l’on ne peut imaginer un certain développement technique que si l’activité économique n’est pas spontanée, impulsive, instinctive, mais s’il y a une certaine prévision et une relative organisation. Marx parlera d’une certaine division du travail. En effet plus les techniques dites primitives, liées aux activités primaires en tout cas, se développent, plus elles demandent que l’on puisse y consacrer du temps : il faut évidemment beaucoup plus de temps pour fabriquer une flèche en silex ou un burin qu’un simple pebble. On aura donc d’abord une grande partie du temps consacrée à cette création des objets techniques et vraisemblablement des personnes qui s’y consacrent. Mais cela signifie qu’il y a des temps ou des individus qui ne sont plus voués à la quête immédiate pour satisfaire des besoins. Ceci veut dire qu’il y a donc une récolte excédentaire, dont on peut profiter pendant le temps que l’on travaille à fabriquer l’outil ou le canot, ou dont peuvent profiter ceux qui s’y sont spécialisés. Cependant cette spécialisation n’est pas nécessairement fondée sur l’appauvrissement de certains (non techniciens) dépendants des autres à qui ils sont tenus d’« acheter » les armes et outils. En effet, depuis une dizaine d’années on a montré, à juste titre, que, à l’époque dite primitive, il y avait une grande abondance de ressources pour l’homme, qui n’était nullement au bord de la famine constante ni à la recherche permanente de nourriture. La « nature » était prodigue pour une population clairsemée. Toutefois l’existence de personnes ou de temps voués à la production technique entraînait une conséquence considérable dans le domaine de la réflexion et de l’action : c’était la découverte de l’action au « second degré » ou indirecte. C’est-à-dire que, au lieu de partir directement à la chasse ou à la pêche, on commençait par consacrer du temps à la fabrication de flèches, harpons, hameçons. Ceci est la mutation décisive dans ce moment d’évolution de l’humanité. L’activité économique devient dépendante de l’activité technique parce qu’elle devient seconde par rapport à un premier temps. Elle n’est plus immédiate, et le travail lui-même change de caractère. Cependant malgré cette tendance, on peut dire qu’il y a eu pendant des millénaires corrélation entre Technique et Économie. C’est-à-dire qu’il n’y a d’activité économique que par la médiation d’un certain nombre de techniques et réciproquement. Il ne peut y avoir de production technique que sur le fondement, par l’intermédiaire ou en vue de la production économique. Et ceci reste exact même par exemple pour des techniques magiques ou culturelles (cf. G. Bataille, La part maudite) qui supposent en effet des surplus économiques importants ! La quantité de bétail à abattre (et le plus souvent brûlé) pour les sacrifices est considérable. De même dans certaines sociétés l’arme qui a servi une fois à la guerre et qui a tué est vouée aux dieux et ne peut plus resservir : d’où un « gaspillage » assez étonnant en fonction des rites et exigences des techniques religieuses et magiques.

B. La période de subordination de la Technique à l’Économie

Cette situation qui a duré plusieurs millénaires va changer lorsque l’Économie prenait son essor dans l’Europe occidentale à partir du XVe s. Au début, dans ce développement brusque de l’activité économique, il y a encore interpénétration, corrélation Technique/Économie. Par exemple ce sont des techniques nouvelles diverses et dans de multiples domaines qui permettent cette croissance. Ainsi c’est la transformation des navires (le gouvernail, la voilure permettant de monter au vent) qui donne la possibilité d’abord de longer la côte d’Afrique au sud du Tropique, ensuite de traverser l’Atlantique, avec les conséquences économiques considérables que l’on connaît. Mais ce ne sont pas seulement les techniques matérielles qui se développent, ce sont aussi, par exemple, des techniques commerciales : le phénomène très important de la lettre de change, permettant des déplacements de capitaux par un simple jeu d’écriture, la monnaie n’étant plus matérialisée mais représentée dans une affaire donnée par un papier. Mais aussi bien c’est la technique de l’assurance qui permet d’engager des aventures risquées, susceptibles de produire un gros enrichissement, le risque étant couvert par plusieurs autres personnes jouant le rôle d’assureur contre une participation aux bénéfices par exemple. Ainsi la Technique vient au service de l’activité économique, avec la tendance à procéder à des recherches techniques en fonction de l’appel économique. Or, pour comprendre ce qui se passe dès lors, il faut tenir compte de trois phénomènes : le premier, c’est le cheminement suivi par l’activité économique ; le deuxième, c’est la stabilité de la conception technique ; le troisième, c’est un changement de mentalité.

Donc, en premier lieu, comment la croissance économique a-t-elle lieu ? Ici nous sommes obligés de quitter l’interprétation de Marx pour qui toute valeur, dans toutes les cultures, est produite uniquement par du travail humain. En réalité, comment s’enrichissent nations occidentales, compagnies et individus pendant les XVIe-XVIIIe s. ? Il faut en revenir à la théorie tout à fait classique : c’est par le commerce que s’accroît la richesse à ce moment. Qu’on le veuille ou non, c’est d’abord le fait de l’arrivée d’énormes stocks d’or et d’argent, puis la possibilité d’un commerce de denrées rares, enfin le commerce des esclaves, qui sont les éléments déterminants. On a dit, à juste titre, qu’en Espagne, l’afflux d’or et d’argent a tué l’activité productrice par la facilité de vie procurée par la richesse. C’est exact, mais le commerce lui-même est d’abord la source de cette richesse. Il servira ensuite à diffuser cette richesse dans les nations voisines qui vont vendre leurs produits à l’Espagne. Mais après la croissance économique par le commerce, vient une seconde période économique marquée par la Finance. C’est-à-dire qu’on peut, comme en Espagne, dépenser cet argent simplement, ou bien on peut le gérer de façon à l’utiliser intelligemment. Ce sera la croissance des banques, des compagnies de commerce, de la spéculation, des financiers, qui ont pour but de faire circuler l’argent en lui faisant rapporter de nouvelles richesses, par des nouvelles entreprises commerciales, ou par de nouvelles méthodes de culture, ou encore, timidement, par la création de manufactures. Tout capital rapporte directement ou indirectement [3]. Et bien entendu cela implique de nouvelles techniques, d’ailleurs davantage abstraites que concrètes. Cependant le capitaliste peut être toujours tenté de miser sur une technique nouvelle lorsque celle-ci apparaît comme susceptible d’apporter une nouvelle richesse. Mais en face de ce développement économique, et pour comprendre la nouvelle relation qui se produit, on doit constater non pas du tout une stagnation des techniques, mais le fait que la Technique continue à être représentée par ce que j’ai appelé « l’opération technique ». C’est-à-dire que dans chaque cas, on cherche un moyen adéquat au problème posé. On en reste au stade de l’opération. Il y a non pas un ensemble de techniques corrélées, mais des techniques multiples, chacune étant « ad hoc ». Et ceci tient à la fois au caractère corporatif de l’organisation des producteurs de techniques diverses, et au caractère non immédiatement concret de la demande. Je veux dire par là que ce qui intéresse dans ce développement économique à l’époque, ce sont les moyens de transports, les moyens d’échange et les manipulations d’argent. Dès lors les techniques agricoles ou de production manufacturière ne progressent pas beaucoup et alors que l’esprit inventif se fait jour dans le commerce et la Finance, il n’est pas au premier plan pour le reste. Bien entendu je sais que l’on a mis en valeur à juste titre l’amélioration des techniques dès le XIVe s. pour le tissage, la teinture, la fonderie, etc., mais il faut faire deux réserves : d’abord ces activités sont peu de chose auprès de l’énorme maniement d’argent, ensuite elles restent encore dans l’optique d’une production traditionnelle : il s’agira toujours d’améliorations ponctuelles d’engins essentiellement identiques. Et la manufacture se trouve en réalité dominée par le commerce et l’industrie. Dans chaque domaine il peut y avoir tel ou tel progrès technique, cela ne forme en rien un ensemble différencié du type économique dominant. Enfin, le troisième caractère à retenir, c’est un changement des mentalités. Changement considérable qui s’effectue aux XIV-XVe s., mais ne portera ses fruits qu’à partir du XVIe s. On peut le schématiser ainsi : l’activité la plus importante est finalement l’activité économique, productrice de richesse. Mais en même temps, on « découvre » la pensée rationnelle, et l’on va commencer à appliquer la pensée rationnelle au domaine économique. Ce qui entraîne l’orientation des plus capables vers cette activité, et de ce fait, pour la première fois une recherche systématique du plus grand profit. On va chercher les opportunités de profit et l’on peut dire que l’activité économique devient alors autonome. Il est très significatif que l’on commence à avoir des traités d’Économie, de Finance, etc., considérées en soi, alors qu’au XIIIe s., l’activité de production et de consommation était traitée comme un chapitre de la morale. Le « capitalisme » (qui n’est alors rien d’autre que l’accumulation du capital) est rendu possible à la fois par cette importance donnée à l’enrichissement et par un certain déclin des autres valeurs (religieuses) ou structures (féodales). Et l’on sait à quel point la manipulation d’argent devient importante puisqu’elle envahit l’administration royale.

Les trois facteurs que je viens de rappeler sommairement expliquent la nouvelle relation de la Technique à l’Économie. Celle-ci est devenue nettement dominante. La Technique est totalement subordonnée, servante, c’est-à-dire que la Technique existe en fonction de la demande économique. C’est par rapport à telle activité économique que va s’effectuer telle innovation technique. Mais ceci se manifeste de deux façons : il y a le problème de l’utilité et celui de la rationalité. Dans l’ordre des valeurs pratiques, il y a, à ce moment, ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. L’utile, c’est ce qui peut satisfaire un besoin humain, c’est-à-dire être objet de commerce puisque ce sera vendable. Cette opposition ferme de l’utile et de l’inutile s’applique de façon radicale aux techniques. Il faut que la technique soit utile, il faut qu’elle serve à la croissance économique. Ce qui est très caractéristique, c’est que précisément il y a en même temps des découvertes utiles et inutiles. La poudre à canon sert aussi aux feux d’artifice (seul usage ancien en Chine). Mais le feu d’artifice n’a qu’une portée limitée. La guerre indispensable pour assurer des monopoles (je ne dis pas que là en était la seule source !) est économiquement beaucoup plus importante. Et le plus significatif ce sont les automates qui se multiplient au XVIIIe s. Il y a de véritables exploits techniques [4], mais peu à peu on s’en désintéresse, précisément parce que cela ne présente aucun intérêt au point de vue « commercial-financier ». Il faut que chaque découverte soit directement utile à la création ou à la circulation de richesse. Les techniques inutiles, même très perfectionnées sont vites abandonnées. La Technique est alors complètement finalisée par l’Économie. Mais de ce fait elle est marginalisée. Il est extrêmement intéressant de considérer les premières analyses économiques. Lorsque l’on parle des facteurs de production (et ceci encore fort tardivement : même en 1930 !) on énumérera trois facteurs : les matières premières, le capital, le travail. Il ne vient à personne l’idée que les matières premières ne peuvent être extraites que par des machines, que le capital s’investit en machines (et ne sert pas seulement à payer des salaires et acheter des matières premières) et que le travail utilise des machines ! Autrement dit la Technique (ici représentée par des machines) est tellement subordonnée qu’elle en devient inapparente. Elle est une annexe de l’activité économique. Et l’on ne parle, de la même façon, par exemple, du transport des marchandises qu’en termes de coût. Et c’est pourquoi la Technique s’est développée uniquement dans la sphère où elle était utile à la croissance économique : la production et les transports. Bien d’autres domaines eussent été possibles, mais n’étant pas économiquement utiles, ils furent stérilisés. Et c’est aussi pourquoi le progrès technique s’est développé pendant cette période uniquement sous son aspect machinique. Or, cette situation subordonnée est confirmée par le fait suivant : nous avons dit que le capitalisme se constitue à partir du moment où l’on applique la rationalité aux phénomènes économiques. Mais à cette époque justement on ne l’applique pas à la technique. Bien entendu lorsqu’un « savant » fait une recherche scientifico-technique, il agit dès le XVIe s. d’une façon rationnelle. Mais il n’y a pas une recherche permanente impliquant une rationalité généralisée dans la technique. C’est seulement au XVIIIe s. que l’on commence (l’Encyclopédie en sera le témoin) à procéder à une rationalisation des techniques, et cela par la double voie de la comparaison et de l’examen des résultats. Ici encore nous sommes en présence d’une mutation qui s’amorce : à partir du moment où on va comparer des outils multiples pour savoir celui qui est le meilleur, où l’on va rechercher quels sont les résultats obtenus, en fonction de telle dépense d’énergie, de travail, la technique va changer de statut. Mais durant cette période du XVe au XVIIIe s., ceci ne s’est pas encore produit. Dès lors la rationalité appliquée à l’économie commande telle recherche technique, fait apparaître tel besoin, mais la Technique n’est elle-même rationalisée que par rapport à cette demande. La Technique est donc indispensable pour l’instauration du capitalisme. Mais seulement à titre de moyen. Et c’est cette expérience qui va produire toutes les conséquences idéologiques, qui durent encore, selon lesquelles la Technique n’est jamais qu’un moyen au service de la politique, de l’économie, de l’homme. Elle est neutre et tout dépend de la finalité qu’on lui impose. Du point de vue théorique nous ne sommes pas encore vraiment sortis de cette idéologie produite par cette expérience séculaire.

C. La période d’autonomie de la Technique (1860-1960)

Pendant cette période se produit une transformation considérable : c’est la mise en application ou l’extension de production de tout un ensemble d’objets techniques n’ayant plus rien à faire avec les exigences de l’économie, ne répondant à aucun « appel » de besoins économiques. Ainsi le téléphone, le télégraphe, la photographie, l’aviation, le cinéma, l’électricité, l’automobile, la généralisation de l’anesthésie, les industries du pétrole, etc. Tout cela n’a aucun rapport ni avec la production ni avec le transport de marchandises antérieurement considérées comme les valeurs économiques (au début évidemment avion et auto n’ont rien à faire avec des transports de marchandises). Bien entendu, cela va toujours fournir à l’activité économique des objets nouveaux à vendre, donc à produire au stade industriel. Ils sont aussi transformés en marchandise. Mais leur origine n’est pas l’impératif économique.

Et ce qui le montre bien c’est que pour la plupart on ne peut pas appliquer le terme de « machine ». On est sorti de la technique machinique. Si bien que c’est à ce moment que se formule avec le plus de vigueur l’idée que ces innovations techniques sont issues directement de la science, et sont des applications de la science. On a dès lors une nouvelle filière de dépendance de la Technique : elle cesse d’être dépendante de l’économie pour prendre son origine dans la science. Il est trop clair, trop évident que c est parce que la science a découvert ceci que 1’on a pu en tirer telle application. L’Économie devient alors au contraire une sorte d’effet second : la Technique produit et l’Économie se saisit des opportunités offertes ; c’est la Technique qui maintenant propulse l’Économie. Bien entendu une analyse classique continuera à affirmer la prépondérance de l’Économie ; c’est seulement en effet s’il y a les capitaux nécessaires qu’il est possible de lancer sur le marché tel produit nouveau. Ceci est évident. Mais il y a alors rétro-action : en effet aux biens produits par les techniques correspond une adaptation de l’Économie pour les promouvoir, par des techniques économiques nouvelles. Société anonyme par actions, transformation du système bancaire, trust et holding, publicité, etc. Mais nous sommes là en présence de techniques d’adaptation de l’Économie à la croissance et aux nouveautés des techniques de production. Cependant on a continué à enseigner comme une évidence que tout dépendait du besoin du capital de s’accroître, et des exigences du capitalisme. Il est bien évident que l’ensemble des nouvelles techniques a permis la croissance du capitalisme, mais ce n’est nullement l’appel économique qui a provoqué l’essor étonnant des techniques de cette période. En revanche, la dépendance de la Technique par rapport à la science paraissait tout à fait assurée. Cependant j’ai tenté de démontrer que pendant cette période la Technique était devenue autonome, obéissant à ses propres lois et à sa propre nécessité. En tenant compte bien évidemment du fait que la Technique ne pouvait se développer que dans un milieu favorable, et que tant la structure économique que les découvertes scientifiques étaient indispensables, mais qu’elles n’étaient que des conditions de la Technique. Que signifie cette notion d’autonomie de la Technique ? [5] Simplement que la Technique se développe par son propre mouvement. Mais encore faut-il développer ce que cela signifie. Le fait préalable à considérer est que la Technique devient à partir de ce moment un domaine spécifique. Il ne s’agit plus de techniques multiples, séparées les unes des autres, répondant à des besoins ou des exigences, adaptées à des circonstances mais en fait indépendantes les unes par rapport aux autres. Dorénavant, il y a les techniques (de laminage ou du moteur à explosion, etc.) et il y a la Technique [6], ensemble relativement cohérent dans lequel les innombrables techniques prennent place, où chacune apporte son caractère particulier, et où toutes les techniques sont finalement en corrélation les unes avec les autres, et c’est le fait de cette corrélation qui est devenu décisif. Chaque fois qu’une innovation technique se produit, elle peut s’appliquer à un grand nombre de secteurs d’activités. Elle ne concerne pas une machine, mais elle va entrer dans la composition de multiples produits. Ceci est exact aussi bien pour l’innovation d’un procédé de fabrication ou pour l’invention d’un nouveau produit chimique, etc. Ainsi le lithium est indispensable pour la fabrication des bombes à fusion et il est un médicament psychiatrique. Dès lors ces techniques en relation, parfois lointaines les unes avec les autres, finissent par constituer un ensemble qui présente des centaines de milliers de connexions. Et lorsque l’on observe le processus de l’innovation technicienne pendant cette période on s’aperçoit que la science intervient très peu, mais qu’il y a pratiquement combinaison entre des éléments techniques antérieurs. J’ai alors montré que le processus de croissance de la Technique à ce moment est de l’ordre causal et non pas téléologique. Il n’y a pratiquement jamais création d’une nouvelle technique pour obtenir tel résultat. Ce n’est pas « pour traverser l’Atlantique » que l’on opère des modifications successives sur les modèles d’avions. En réalité on se trouve en présence de centaines de produits, de machines, de moyens, de procédés, etc., et on effectue des combinaisons entre eux jusqu’à ce qu’apparaisse un objet technique plus performant, plus « utile », etc. Ce n’est pas davantage « pour vendre » un produit nouveau que l’on crée ces produits nouveaux. Ils sont créés par la mise en relation de techniques antérieures. Bien entendu lorsque le produit existe, alors, il peut être mis en vente, il peut faire l’objet d’une activité économique, soit de fabrication soit de commercialisation. Mais le schéma classique, selon lequel « un besoin » existe, l’entrepreneur le sait et il cherche a obtenir des techniciens le produit destiné à satisfaire ce besoin, est totalement faux.

On peut même constater que lorsque l’on procède ainsi, les produits techniques offerts ne réussissent absolument pas. Bien entendu l’activité économique reste cependant importante puisqu’elle correspond à une « promotion » du bien nouveau de façon à ce que le public consomme et que l’on puisse fabriquer industriellement ce produit. Et lorsque le promoteur ne s’intéresse pas au produit celui-ci, quoiqu’existant, disparaît. Innombrables sont les expériences de découvertes scientifiques qui auraient pu entraîner des conséquences techniques considérables, et dont on ne s’est pas occupé (par exemple les propriétés du pénicillium ont été découvertes en laboratoire en 1912, mais personne ne s’est intéressé à son exploitation pharmaceutique), et aussi : innovations techniques existantes mais qui n’ont attiré l’intérêt d’aucun acteur économique et sont restées dans le néant pendant des décennies (par exemple l’application du moteur à explosion aux bateaux de pêcheurs, mise au point parfaitement en 1915). La croissance technique s’effectue simplement parce qu’il y a à un moment « tant » de produits dont la combinaison est possible, ce qui donne alors naissance à un autre produit et par conséquent, plus il y a de facteurs techniques existants plus le nombre des combinaisons est grand, si bien que j’ai pu dire que la croissance économique fonctionne sur un mode arithmétique, la croissance technique sur un mode géométrique. Et ceci apparaît d’autant plus exact que chaque innovation technique, avons-nous dit, s’applique à des domaines extraordinairement divers. Il suffit de penser aujourd’hui à l’application des microprocesseurs qui apparaît dans les domaines les plus inattendus. Bien entendu, on ne peut pas dire que l’aspect finaliste est totalement exclu : en effet le chercheur dans son laboratoire cherche bien à obtenir un résultat qu’il imagine mais ne tient pas encore. Mais il faut ici être très attentif : jamais le chercheur ne se présente comme l’inventeur d’une vérité ou d’une force sans commune mesure avec ce qui existait ! Sa situation est exactement celle-ci : étant donné les éléments existants que j’ai à ma disposition, tel résultat que l’on n’a pas encore devrait pouvoir être acquis. Autrement dit, il joue sur ce qu’il a. Et c’est ce qu’il a qui lui désigne la limite qui devrait en l’état actuel des choses être franchie. Il ne s’agit jamais d’autre chose dans une innovation technique. Telle opération chirurgicale, étant donné les techniques du froid, de réanimation, de coagulation du sang, d’éclairage, de stérilité, etc. devrait maintenant pouvoir être possible… Et elle le devient en effet… Ce n’est jamais un objectif grandiose à atteindre mais un possible contenu dans la combinaison de centaines de techniques qui est actualisé. C’est pourquoi j’ai parlé d’autonomie de la Technique et aussi d’auto-accroissement : ce n’est pas pour des raisons externes qu’elle « progresse » mais par sa logique spécifique. L’homme y joue un rôle réduit ; il n’est plus l’inventeur mais en somme le catalyseur du milieu technicien en un point. Mais au fur et à mesure que la Technique autonome progressait, elle exigeait de plus en plus de ressources et de capitaux. L’Économie devait suivre le mouvement des techniques. À partir du moment où l’automobile est techniquement assez sûre, l’Économie doit à la fois élaborer le système de production et le système de diffusion. Elle est nourrie par la Technique, celle-ci ne trouvant évidemment son essor complet que dans la mesure où l’activité économique (elle-même devenue technique d’ailleurs !) lui en fournirait la possibilité. Il y a donc une interrelation mais de deux phénomènes spécifiques, la Technique en elle-même étant autonome. Et c’est aussi à une interrelation que nous assistons pour Science et Technique. J’ai dit que le schéma « science entraînant des applications techniques » n’est plus acceptable. Mais bien entendu, le travail du scientifique peut (ce n’est pas toujours vrai, loin de là !) entraîner des conséquences techniques, même quand cela ne paraît pas évident. On connaît l’histoire d’Einstein. Mais ce à quoi il faut de plus en plus penser, c’est que la recherche scientifique n’est plus possible sans un gigantesque appareillage technique. C’est, pour une grande part, maintenant grâce à la Technique que la Science peut progresser. On attend une foison de données scientifiques des laboratoires sur orbite. Rien ne serait possible sans l’accélérateur de particules pour la microphysique. Et même les mathématiciens sont arrivés à des complexités de calculs qu’ils ne peuvent plus les effectuer : il leur faut absolument les ordinateurs les plus puissants, de la 5e génération. Par conséquent la Technique n’est plus un domaine déterminé, mais beaucoup plus déterminant : sans elle aussi bien la croissance économique que le progrès scientifique s’arrêtent.

II – La relation Technique-Économie aujourd’hui (1960-1985). La complexité ambivalente de la relation

Nous sommes actuellement entrés dans une ère nouvelle, avec la constitution d’un véritable système technicien poussant à l’extrême sa capacité de croissance. Et dès l’abord nous nous heurtons à une première question : manifestement la Technique actuelle apparaît dotée d’un pouvoir de croissance indéfini. Mais est-ce que l’Économie, elle, est aussi susceptible d’une croissance indéfinie ? Est-ce que les matières premières indispensables sont en réserves infinies ? Est-ce que la capacité de croissance de la consommation de l’humanité est en croissance infinie ? Est-ce que les biens privilégiés par l’application des techniques sont ceux qui répondent aux besoins effectifs ? Voilà, à première vue une série de questions qui se posent. Mais nous pouvons déjà formuler des propositions presque indiscutables : l’Économie depuis 1960 a connu une expansion comparable à celle des années 1830-1870, et cette expansion n’a pas seulement pris la forme d’une production croissante des mêmes biens (autos, avions, par exemple) mais d’une extension à de nouveaux domaines et d’une apparition de nouveaux produits : ainsi la production agricole a cessé d’être ce qu’elle était pour devenir une « agro-industrie », avec les deux sens possibles : d’une part on applique les méthodes industrielles à la production des produits agricoles, d’autre part le progrès n’est possible que grâce à l’application de nouvelles techniques, et en outre les produits agricoles ne sont plus destinés à être consommés directement mais ils font l’objet d’un traitement industriel. Quant à l’autre aspect, apparaissent les tout nouveaux produits issus des divers secteurs de l’informatique. Mais on s’aperçoit par ces deux grandes orientations que la croissance économique est due à l’apparition et à l’application de nouvelles techniques.

Une deuxième proposition, c’est que la Technique ne peut plus être considérée comme autonome par rapport à l’Économie dans la mesure où plus nous avançons plus la mise en œuvre de nouvelles possibilités techniques est coûteuse. Il n’est plus question d’envisager la mise en application de nouvelles techniques à un stade artisanal, ou avec des moyens réduits. Au début du XXe s., une société par actions pouvait lancer directement un nouveau produit technique. Ce n’est plus concevable. Il faut ou bien réunir les puissances de plusieurs grandes entreprises déjà importantes, ou bien subdiviser le produit en élément : dont chacun sera fabriqué par un sous-traitant, qui, quant à lui, peut rester à un niveau économique à échelle humaine, mais ne produit qu’une pièce d’un produit final qui en comportera mille ! Le coût exorbitant des techniques modernes implique ou bien une économie totalement étatisée, ou bien la constitution des grandes entreprises multinationales. Et il n’est pas évident que ces énorme organismes puissent quand même répondre au coût croissant des techniques.

Une troisième proposition, c’est que la Technique dans son ensemble détermine rigoureusement l’Économie : on ne cesse de l’entendre. Le « redressement » économique (puisqu’il y a « crise ») qui est assimilé à une reprise de la croissance n’est possible que par le progrès technique. Il faut inventer de nouvelles techniques dites de pointe. La « Recherche et Développement », qui était à la mode aux États-Unis dans les années 1970, est devenue un mot d’ordre universel. Il faut appliquer de nouvelles techniques permettant de produire de nouveaux produits afin de créer de nouvelles entreprises, qui entraîneront la création de nouveaux emplois, permettant d’éliminer le chômage, et qui pourront être reçus sur le marché, faisant face à la concurrence. Mais on ne cesse de répéter que pour l’emporter sur le marché international il faut de nouveaux produits, qui proviendront de la Technique. Et l’on a fait une application assez curieuse de la théorie des cycles de Kondratieff : puisque la précédente dépression économique a été surmontée par l’expansion industrielle provenant de nouvelles techniques pour la fabrication des automobiles, de même aujourd’hui, il faut un produit nouveau (comparable à l’automobile dont le règne économique est fini) qui permette un recentrement de toute l’économie sur lui, un développement économique découvrant une zone de marché non saturée : c’est la condition pour la reprise de la croissance. Mais cela ne peut se faire que par l’application de nouvelles techniques.

Une quatrième proposition, c’est que l’Économie de fait change d’objet : lorsque l’on faisait de l’Économie politique la Science de la Richesse des Nations, il s’agissait de toute façon d’une richesse consistant en la production de biens correspondant aux besoins des individus. Il fallait augmenter la production agricole, ou de l’outillage, ou des biens immédiats utiles. Et c’est pourquoi Marx analysait tout en fonction de la production de « marchandises », avec les aspects positif et négatif que cela comporte. Or, du fait de la Technique, l’Économie est maintenant lancée dans la production de biens de plus en plus exorbitants par rapport aux besoins individuels ou de groupe, et même ne correspondant plus à aucun besoin. Ainsi tout ce qui concerne la production des fusées, navettes spatiales, stations orbitales, etc. On peut dire que cela permettra peut-être l’exploitation de richesses minières sur la Lune : c’est évidemment un prétexte. Mais on peut en dire autant de presque toute la production informatique. Pour l’essentiel et l’utilité véritable, l’informatique concerne un petit nombre de personnes. Il faut de très grosses entreprises à gérer pour que l’ordinateur soit réellement utile. Il faut une production industrielle considérable en série continue pour que le robot soit réellement utile. Alors, comme évidemment cela ne serait jamais rentable, on assiste à un véritable forçage psychologique (et parfois administratif) pour contraindre les gens à utiliser massivement l’ordinateur dont en réalité ils n’ont aucun besoin (Teletel, Vidéotex, l’ordinateur ménager pour gérer le budget d’un ménage, et surtout les jeux informatisés !). Autrement dit la Technique entraîne l’Économie dans la création de produits de moins en moins évidemment utiles. Je ne m’engagerai pas dans la querelle insoluble des besoins naturels et des besoins artificiels. Mais je constate que : avant l’apparition de l’automobile, l’homme n’avait aucun « besoin » d’automobile. Avant l’apparition de la télévision, l’homme n’avait aucun « besoin » de spectacle permanent. Après quelques années le besoin est assurément créé : il est indiscutable. Mais ce qui m’apparaît, c’est que plus la Technique avance plus les biens qu’elle met à la disposition de l’homme sont éloignés d’un besoin hypothétique réel. L’automobile correspond au besoin de se déplacer. Mais le téléphone ? le besoin de communiquer à longue distance est moins évident. La télévision ? le besoin du spectacle, encore moins. L’ordinateur ? le besoin de faire des calculs encore moins, etc. Et il faut faire un effort de plus en plus considérable pour faire accepter l’objet par le consommateur. À la limite il faut presque le contraindre.

Alors pourquoi produit-on ? D’abord parce que la technique le permet. Ensuite parce que des entreprises nouvelles permettant de résorber le chômage seront créées (on produit des biens dont on sait qu’ils seront inutiles uniquement pour assurer du travail à une main-d’œuvre. Ainsi Concorde par exemple). Enfin parce qu’il faut lancer sur le marché mondial des produits qui permettront de soutenir une concurrence internationale (des produits et des entreprises compétitifs !)

Et ceci conduit alors à une cinquième proposition. Dans l’Économie classique, de type libéral par exemple, il s’agissait de la concurrence entre entrepreneurs, sur un marché limité (national principalement). Et Marx lui-même ne conçoit la question que pour un marché limité. Il analyse parfaitement la concurrence entre les nations (et en fait même une cause de conflits armés) soit pour s’approprier des sources de matières premières soit pour s’approprier des marchés, mais il ne s’agit que de concurrences très limitées et fondées encore sur l’existence d’entreprises. Or, l’Économie a changé d’échelle. Il ne s’agit pas, comme on le dit souvent, d’une Économie internationale, mais d’une Économie mondiale. C’est-à-dire que l’on ne peut plus penser l’Économie à l’intérieur du cadre national, en considérant qu’il existe par exemple une concurrence entre des nations, avec un marché intranational, un autre marché international. Ceci, c’est raisonner et réfléchir avec de très vieux concepts tout à fait dépassés. L’Économie est en réalité mondiale. C’est-à-dire que tout ce qui se passe dans une nation se répercute automatiquement sur les autres, et les systèmes de compensation ou de relations sont mondiaux non pas internationaux. L’alimentation de l’URSS dépend des États-Unis, la survivance de Cuba dépend de l’URSS. Quand il y a une crise du pétrole (positive ou négative, nous y reviendrons !), elle affecte la totalité du monde. Mais il en est de même pour les accidents monétaires, pour le chômage qui n’est pas un phénomène national, ni international, mais mondial, se répercutant d’un secteur sur l’autre (le chômage en Afrique ou au Maghreb entraîne le départ pour les pays industrialisés où se produit une croissance du chômage, etc.). Je pourrais multiplier les exemples, et la création des multinationales correspond exactement à ce phénomène de mondialisation de l’Économie. Il faut avoir des secteurs (qui ne sont plus des filiales) dans une multitude de pays pour équilibrer les problèmes de matière première, main-d’œuvre, transport par rapport à un marché qui est mondial. Or tout ceci n’a été à la fois provoqué et rendu possible que par la Technique. Techniques de transport, techniques de communication, d’information, technique de gestion par ordinateur (une multinationale n’aurait pas été même imaginable il y a 30 ans à cause de l’effroyable complexité d’une telle gestion), techniques de production en série continue, etc. Mais en même temps l’existence de cette économie mondiale provoque la Technique à se perfectionner. De nouveaux besoins paraissent, non pas des individus ou des petits groupes mais des énormes entreprises, qui peuvent appliquer à des secteurs innombrables une innovation et seule une entreprise complexe peut orienter une innovation dans des directions multiples ! Et s’il faut survivre dans ce marché mondial, il faut avancer de nouvelles techniques : c’est exactement la seule voie. Or l’application des deux dernières propositions, changement d’objet de l’Économie et changement de dimension, entraîne pour conséquence un véritable changement dans la définition (au sens étymologique et non pas lexicographique) de l’Économie politique. Ce n’est plus le domaine de la production-répartition-consommation de biens utiles à l’homme, ni même la création de richesse. C’est en définitive la mise en application dans tous les secteurs des potentialités techniques. Les satellites font partie de l’Économie politique ainsi que les armements dont on sait quelle est leur importance. Et nous sommes ici en présence d’un secteur considérable de la vie économique mondiale, tout le temps rénové par les innovations techniques [7].

Enfin, une sixième proposition concerne la complexité des interrelations des techniques. C’est un fait que j’avais mis en lumière pour la période précédente mais qui maintenant atteint une dimension parfois paralysante. Il ne peut plus y avoir un développement technique sans que, d’une part cela se répercute sur une quantité d’autres domaines et d’autre part cela entraîne des changements économiques inattendus. Même les progrès apparemment les plus simples, ainsi ce que l’on a appelé la « Révolution verte », création par sélection et génétique de variétés (par exemple de riz) dix fois plus productives que toutes les espèces précédentes : on a cru dans les années soixante que l’on tenait là la solution de la famine du Tiers-Monde. Malheureusement on n’avait pas envisagé que pour faire pousser ces variétés de céréales, il faut une énorme quantité d’engrais chimiques (que ces pays ne possèdent pas) et une énorme quantité d’eau (pour que l’engrais soit efficace) : or les pays où sévit la plus grande famine sont précisément les pays sans eau. Dès lors la « Révolution verte » a échoué. Mais partout où on a essayé de l’appliquer, les pays du Tiers-Monde ont été obligés d’acheter ces engrais aux pays industrialisés et d’accroître ainsi leur endettement. Cette dernière proposition me conduit alors à un autre ordre de constatation.

La relation entre Technique et Économie se caractérise maintenant par l’entrée dans un monde totalement inconnu et imprévisible. Une image simple le fera comprendre : quand on essaie de comprendre l’évolution possible de la Technique, on entre en réalité de suite dans de la science-fiction. Je n’entends pas par là les films ou BD totalement imaginaires, mais une science-fiction dans la mesure où l’on donne comme actuellement réalisables ou même réalisées certaines applications techniques en réalité totalement hypothétiques. Ceci est très caractéristique pour toute la micro-informatique. Dans presque tous les domaines d’application certains spécialistes affirment possible ce que d’autres non moins qualifiés affirment impossible [8]. Mais il en est ainsi du laser, du thermonucléaire, du génie génétique, etc. En réalité ce qui apparaît le plus clair c’est que l’on ne sait pas ni les effets ni les possibilités d’une nouvelle technique, et que les experts les plus compétents sont en désaccord sur presque tout (qu’il s’agisse des effets d’une centrale nucléaire, de sa capacité de production, du prix de revient du kW, etc., il en est de même dans tous les domaines). On s’en tire en général par des affirmations globales : ce qui n’est pas encore possible, le sera certainement demain. Mais s’il est ainsi possible dans le domaine technique de franchir l’obstacle actuel par une confiance dans le progrès technique, il n’en est pas de même en économie. Quels que soient les progrès de la théorie on ne peut pas faire de l’Économie fiction. Pour le moment, l’Économie suppose un système monétaire, un producteur de biens et un consommateur. On ne peut pas sortir de là. Or, nous constatons que la croissance technicienne place la vie économique dans une situation extrêmement difficile. Les principes considérés comme acquis sont balayés (ainsi il était admis il y a 20 ans qu’il était impossible de cumuler en même temps le chômage et l’inflation, or nous y sommes). On est obligé d’avoir recours à des concepts désignant des situations inattendues et à la limite inconcevables (par exemple la stagflation : combinaison d’une économie à croissance nulle et cependant inflationniste). De même on en arrive à des situations parfaitement incohérentes : ainsi, exemplaire, en 1973-1974, la croissance du prix du pétrole provoque la crise que l’on sait. Elle était tout à fait compréhensible (et même prévisible puisque Schumacher l’avait prévue et annoncée dix ans plus tôt). Mais voici qu’en 1983, il y a maintenant trop de pétrole, la consommation tend à diminuer, dès lors les prix baissent : une conséquence apparemment satisfaisante mais il n’en est rien car un nouveau processus de crise s’engage, du fait que les pays pauvres, producteurs de pétrole vont être ruinés si leurs ressources diminuent, du fait que les émirs du pétrole sont des clients importants pour le commerce international des pays occidentaux, et du fait enfin que ces émirs ont engagé des capitaux considérables dans l’Économie occidentale et qu’un désastre s’ensuivrait s’ils les retiraient. Telle est l’incohérence économique actuelle : hausse = crise / baisse = crise ! Or, ceci est le résultat de progrès techniques (la réduction de la consommation de pétrole étant effectivement due à de multiples techniques nouvelles mises en exploitation). Nous n’avons pas la possibilité de concevoir un système économique qui à la fois résoudrait les problèmes actuels et permettrait d’assumer les effets des progrès techniques ultérieurs (en tenant compte de l’extrême incertitude des résultats !). Il n’y a pas d’Économie fiction [9]. Mais ce qui se produit effectivement c’est une situation absurde et presque impensable de l’Économie. On ne peut pas qualifier autrement la situation où d’une part les pays du Tiers-Monde sont tous tellement endettés que la presque totalité de leurs produits exportés sert uniquement à payer l’intérêt de leurs dettes, ce qui implique qu’ils ne pourront jamais rembourser le capital, mais qui plus est, ils doivent continuer à emprunter s’ils veulent améliorer leur situation économique et moderniser leurs techniques (le problème restant ouvert de savoir quelles techniques leur sont vraiment utiles et quel type de développement économique…). On parle parfois d’une annulation pure et simple de leur dette, ce qui finalement sera la seule issue, mais ceci risque d’entraîner des catastrophes économiques dans les pays qui ont fait les avances et comptabilisé leurs créances… Mais ce caractère impensable concerne aussi l’Économie des pays technicisés. Il faut en effet se rappeler qu’ils sont tous endettés sur le plan international (et plus encore au niveau interne), ce qui est très remarquable comme situation. Il n’existe aucun pays dont la situation financière soit saine. Mais là n’est pas l’impensable, il survient lorsqu’on considère les chiffres [10] : qu’un pays comme la France ait une dette de presque mille milliards de francs (lourds), je dis que ceci est proprement impensable, c’est devenu une pure abstraction. Et encore faut-il tenir compte ici aussi des variations extrêmes d’appréciation suivant les données que l’on retient : pour les uns la dette de l’État français est de 200 milliards, pour d’autres de 700 milliards, pour d’autres de mille milliards. Comment penser encore raisonnablement sur des chiffres pareils et avec de si grandes incertitudes ? Or, nous sommes conduits à ces endettements par la nécessité de suivre le progrès technique. Et ici il n’y a pas que les problèmes de concurrence, mais, au sens strict, l’obligation de suivre le progrès technique, en vertu de la loi de la société technicienne : « Tout ce qui peut être fait par la voie technicienne doit être fait. » Dès lors nous voici engagés dans des productions de biens techniques allant dans toutes les directions. Il y a les dépenses de prestige. On se rappelle le choc sur l’opinion américaine de la première réussite spatiale de l’URSS. Il y allait du prestige des États-Unis dans le monde de compenser ce « retard ». Et la part de prestige dans l’ensemble des programmes des techniques spatiales est considérable. Ici encore, les résultats que l’on peut espérer sont très minces par rapport à l’ampleur des dépenses. Il y a ensuite les dépenses de spectacle. Mais celui-ci n’est pas exigé par le public ; il est avant tout le résultat de progrès techniques, et parfois justifié par lui. Il ne s’agit pas seulement du spectacle de la télévision, mais aussi de celui des courses d’automobiles « formule 1 » aux coûts considérables. Nous sommes ici en présence d’un pur spectacle, mais on le justifie en disant que ce sont des épreuves qui permettent de tester tel pneu, tel montage, tel carénage, etc. Ce qui est parfaitement faux. La course automobile (ni les épreuves Paris-Dakar, etc.) ne sert à rien sinon à distraire des millions de spectateurs. Une seule idée : la chaîne américaine ABC a dépensé 120 milliards de centimes uniquement pour avoir le monopole de la télévision pour les Jeux olympiques de Sarajevo (février 1984). Elle a déplacé 1 000 personnes. Nous sommes en plein délire du point de vue économique, mais l’importance de la télévision justifie n’importe quelle dépense, exigée principalement par le « progrès » de chaque secteur technique engagé dans cette production de spectacle.

Il faut citer en troisième lieu les dépenses concernant la défense de chaque nation. Ici aussi les dépenses sont parfaitement stériles au point de vue économique. Mais nous nous situons au croisement de la passion nationaliste (avec ce que cela comporte de peur et d’agressivité) et de la progression incessante d’application de techniques de plus en plus performantes pour des engins de plus en plus efficaces. Il y a ici une apparence d’utilité économique puisque les gros producteurs d’armes les vendent à l’étranger et de ce fait ont une marchandise d’exportation, d’où découle une nouvelle justification, du fait de l’existence d’un marché international (et dans ce cas il faut en effet penser en termes inter-nationaux) pour le commerce des armes. Néanmoins, s’il y a bien création d’un produit qui va faire rentrer des devises, on ne peut pas considérer que du point de vue de l’Économie en général (satisfaction des besoins humains) on soit en présence d’un produit économiquement positif. De plus nous rencontrons dans cet ordre de dépenses celles qui sont relatives à la dépollution. Retrouver un air pur et une eau propre (avec d’extrêmes limites : comment rendra-t-on l’océan « propre » ?) fait l’objet de techniques de compensation destinées à remédier aux effets négatifs des autres techniques – ce qui entraîne la création de nouvelles techniques et la création d’entreprises économiques souvent considérables pour réparer les dégâts. Il y a donc activité économique certaine (produits nouveaux, embauche de main-d’œuvre, rapport des capitaux engagés, etc.) mais une activité qui est parfaitement improductive puisqu’elle ne fait rien d’autre que retrouver les conditions (minimales) de survie humaine dans un milieu perturbé par l’activité technique. Or, ces entreprises de dépollution représentent des coûts considérables (2 % du PNB aux États-Unis en 1982 uniquement pour la dépollution des principales rivières, des lacs et de l’air des grandes agglomérations). Enfin, dans l’ordre des dépenses improductives, il faut faire entrer les dépenses de santé et de sécurité sociale. Bien entendu, elles sont tout à fait légitimes, quoique l’on n’arrive pas à savoir ce qui dans les milliers d’applications techniques (de détection, de chirurgie, de fabrication de médicaments) est vraiment nécessaire et ce qui est, une fois encore, de l’ordre du superflu produit par l’engouement technique.

Voici donc un certain nombre de secteurs techniques caractérisés par le double fait d’un coût en général gigantesque et d’une absence totale de création de valeur. Et ceci conduit alors à poser un problème économique qui jusqu’ici paraît insoluble. L’activité économique est forcément créatrice de valeur : une usine produit un bien qui représente une valeur supérieure à l’addition de ses composants. Mais il faut que ce soit une valeur concrète, existante et pas seulement figurée sur le papier. Ici je ne distinguerai pas (ce qui était une donnée première), valeur d’usage et valeur d’échange. Dans ces deux cas il y a activité économique. Mais ceci suppose un « plus » de valeurs pour le besoin humain. Donc, priver quelqu’un d’eau potable, puis faire les travaux nécessaires pour la lui retourner, ce n’est pas une activité économique, car on a commencé par réduire la satisfaction et le simple rétablissement n’est pas producteur de valeur. « Faire et défaire, c’est toujours travailler », dit un dicton populaire. Oui, c’est travailler et toucher son salaire, mais l’expérience primitive des ateliers nationaux en 1848 prouve que cela ne suffit pas pour qu’il y ait activité économique ! S’il n’y a pas création de valeur, et que l’activité coûte très cher, avec quoi paiera-t-on ? avec de la monnaie qui ne représente rien. Or, jusqu’ici toute l’activité économique repose sur la certitude que la monnaie courante est « gagée » par des produits croissants. S’il n’y a pas correspondance entre émission de monnaie et création de valeur économique, il y a inflation. Ceci est tout à fait élémentaire. Mais nous voici en présence d’une mutation économique qui devient indispensable du fait que les applications des techniques modernes sont de plus en plus coûteuses et qu’elles s’effectuent dans de nombreux domaines (que je citais rapidement) où il n’y a aucune création de valeur. C’est le véritable grand problème économique de notre temps, comparable à ceux qui se sont posés quand on est passé d’une économie de troc à une économie monétaire, puis d’une économie rurale à une économie industrielle. Or, cette mise en question radicale de toute l’Économie pensée jusqu’ici provient exclusivement de la prolifération des techniques.

Il y a alors, dans le cadre d’une économie traditionnelle, un conflit qui est engagé entre la nécessité impérieuse de l’application de toutes les techniques et l’impossibilité pour n’importe quelle organisation économique d’y faire face. On se trouve en présence de « choix obligés ». Il est impossible de mettre en application « toutes les techniques ». Il y a des choix dans le domaine de la santé : faut-il pousser les techniques de pointe, par exemple en chirurgie, nécessitant un équipement exorbitant, ou bien faut-il créer de nouveaux lits d’hôpitaux ? On ne peut pas faire les deux en France. Faut-il multiplier les autoroutes ou bien faut-il tendre à un équipement de base de l’agriculture locale ? Faut-il s’engager dans la voie du tout nucléaire ou bien faut-il prévoir des ressources considérables pour le développement de l’utilisation des énergies renouvelables, etc. ? Plus les techniques évoluent, plus elles exigent que l’on choisisse car aucune économie ne peut répondre. En URSS, le choix pour les techniques de l’espace, des fusées et de l’armement implique une réduction du niveau de vie de l’ensemble de la population. Aux États-Unis, on a évalué en 1970 que si l’on devait effectuer toutes les dépenses souhaitées pour une dépollution complète, ceci impliquerait une réduction du budget de la Nasa, etc. Et ces choix sont d’autant plus difficiles, à la limite impossibles à faire, qu’il faut enfin tenir compte de deux facteurs perturbants de tout calcul économique et de toute RCB (Rationalité du choix budgétaire).

Le premier facteur perturbant c’est l’énormité de l’investissement de la recherche préalable. Tout progrès technique actuel ne peut se faire que grâce à une recherche longue et très coûteuse (qui implique elle-même un équipement technique important). Et nous sommes alors ici en présence de la difficulté bien connue : on a dépensé tant de milliards pour obtenir tel résultat, est-ce qu’il est économiquement tolérable de décider que l’on abandonne tout, que l’on renonce au projet, et que l’on choisisse une autre option prioritaire ? Or, on ne peut pas, en général, évaluer le projet technique sans avoir suffisamment poussé la recherche et actualisé la possibilité de création. Mais dans ce cas on est tenté, à cause de l’investissement de recherche, de continuer (ce fut un des arguments pour poursuivre le projet de Concorde) et l’on repousse alors l’éventualité d’un choix. Ce qui veut dire qu’il n’y a vraiment ni choix ni établissement d’une politique : on poursuit dans la voie qui est, non pas la plus souhaitable, mais techniquement « prête », et qui a coûté jusqu’ici le plus cher ! Enfin le dernier facteur qui rend le choix presque impossible (alors qu’il est indispensable), c’est qu’on ne peut finalement pas évaluer véritablement le coût réel d’une entreprise technique. Nous ne sommes plus en présence d’un simple calcul économique, même complexe. Il y a les aléas et les externalités. Dans toute entreprise technique, les aléas sont nombreux et coûteux : à combien revient une fusée Ariane ? C’est impossible à dire tant que l’on ne connaît pas le nombre de fusées qui explosent au départ. À combien revient un vol spatial ? Impossible à dire si un laboratoire de lancement dans l’espace explose, etc. Or ce sont chaque fois des milliards de francs qui disparaissent. Et je pourrais prendre chaque secteur des techniques avancées en trouvant les mêmes aléas. Donc aucune prévision véritable. Mais avec les externalités on se heurte à un autre problème : toute activité techno-économique produit un certain nombre de « nuisances ». Jusqu’ici pour évaluer le coût d’une marchandise nous avons dit que l’on tenait compte des trois facteurs classiques (matières premières, travail, capital). Mais avec l’aggravation des nuisances et des pollutions, on s’est rendu compte que l’on ne pouvait plus ni les négliger (parce qu’il faut absolument les compenser) ni en laisser la charge à l’usager (le fermier dont les vaches sont contaminées par radioactivité), ou à la collectivité (l’État qui effectuerait les travaux compensatoires). On a alors formulé « le pollueur paiera », ce qui est tout à fait fictif. On a imposé des règles de stations d’épuration, etc., qui ont beaucoup de mal à être appliquées (le problème du plomb dans l’essence). Mais tel n’est pas le vrai problème. La difficulté réside exactement en ceci : à quel niveau ou à quelle distance arrêter le calcul des « externalités » ? et en même temps qui va être tenu pour responsable ? l’homme politique ? l’administration qui a commandé ou couvert ces travaux ? le technicien ? le directeur d’usine ? etc. Ainsi le barrage d’Assouan qui entraîne un ensemble de catastrophes (sanitaires avec la filartrose, agricoles avec la disparition des crues fertilisantes en aval, maritimes avec la déformation du delta, et la disparition des milliers de petites entreprises de pêcherie…). Faut-il englober tout cela dans le prix de revient des avantages obtenus par la création de ce barrage ? De même nous sommes en présence dans de nombreux pays non seulement de la pollution de l’eau mais même de sa tendance à disparaître… Il faut envisager pour un nombre croissant de régions la mise en application du dessalement de l’eau de mer. Sur quel secteur économique fera-t-on peser cette dépense ? Autrement dit, en présence d’une mise en application d’une technique produisant de graves inconvénients, à quel niveau arrêter l’analyse des inconvénients pour intégrer les uns dans le prix de revient et négliger les autres ? Ce sera forcément arbitraire.

Au travers de toutes ces considérations, on aperçoit donc un nouveau type de relation entre la Technique et l’Économie : celle-ci devient un frein et un obstacle à la croissance technicienne. Elle ne peut pas vraiment l’orienter, mais si l’on ne trouve pas une autre conception de l’Économie (et bien entendu, l’économie socialiste reste exactement dans les limites de l’Économie politique du XIXe s.), alors celle-ci ne pourra qu’empêcher la Technique de développer ses possibilités. Et ce blocage ne se fera pas d’une façon rationnelle, pensée en fonction d’un projet, mais totalement au hasard, – ce que nous voyons actuellement et de façon circonstancielle. Nous aurons le choix entre un désordre croissant de l’Économie, si elle essaie de suivre dans toutes ses voies la Technique, et une incohérence du système technicien qui se développera de façon anarchique, s’il est bloqué par l’Économie [11].

Notes

[1] K. Axelos, Marx, Penseur de la Technique.

[2] A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, Évolution et Techniques, I L’homme et la Matière, II Milieu et Techniques, A. Michel, 1945. – L. Mumford, Le Mythe de la machine, (I), Fayard, 1974.

[3] F. Braudel, Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, 2 vol., A. Colin, 1979. — J. Baechler, Les origines du capitalisme, NRF, 1971. M. Dobb et P. M. Sweezy, Du féodalisme au capitalisme, problème de transition, 2 vol., Maspero, 1977 (analyse marxiste). M. Beaud, Histoire du capitalisme, Seuil, 1981.

[4] J. C. Beaune, L’automate et ses mobiles, Flammarion, 1980.

[5] J. Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, A. Colin, 1954, et Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977.

[6] Bien entendu il faut écarter résolument l’usage qui s’est absurdement répandu partout de « technologie » qui est une imitation de l’américain. Ce mot veut dire : discours sur la technique et ne peut pas désigner la Technique elle-même dans son ensemble.

[7] Je n’emploie pas à leur propos le terme courant d’armements « sophistiqués ». Ce mot de plus en plus utilisé pour désigner des machines ou instruments de plus en plus perfectionnés ou efficaces est une sottise comparable à celle du mot : Technologie. Sophistiqué ? il faut d’abord se demander où est le Sophiste en l’occurrence ? Il semble que dès l’abord, les termes de sophistication et de sophistiqué aient eu une connotation négative : déjà Nicole Oresme au XIVe s. parle de sophistication des Monnaies pour dire : dénaturation ou altération, manipulation frauduleuse, et ce terme sera longtemps employé en ce sens pour les monnaies. Mais apparaît aux XVIIe-XVIIIe s. un sens moins négatif : celui de l’extrême subtilité ; discours ou relations sophistiqués pour dire trop détournés, ainsi les discours des précieux et précieuses ; les rabbins sont accusés de subtilité sophistique (XVIIe) ; la poésie gongoriste est « sophistiquée », de même que des parfums extrêmement composés et subtils. Mais on retombera au XIXe s. dans le sens purement négatif : frelaté, falsifié… Et par un curieux retournement on parle aujourd’hui positivement de machines ou d’engins très sophistiqués. Je pense qu’en réalité ce terme est employé par des journalistes et des vulgarisateurs qui ne comprennent pas l’engin dont ils parlent : sophistiqué veut alors dire très compliqué et composé d’éléments multiples combinés. On l’emploiera en général pour tout ce qui comporte des microprocesseurs, ce qui est organisé avec un feed-back, et enfin ce qui suppose l’emploi de plusieurs techniques diverses combinées.

[8] Un seul exemple : la traduction automatique. Certains experts affirment que c’est chose faite. D’autres que ce n’est possible que sur deux langues, phrases simples, vocabulaire limité, d’autres que de toute façon il faut faire revoir la traduction par un traducteur humain.

[9] Deux remarques : Dans les livres de science-fiction, il n’est jamais question d’économie. D’autre part il est facile de faire une Économie utopique. Tous les utopistes ont proposé une organisation économique ! par exemple Fourier. Mais le problème est de savoir comment on pourrait bien passer de la situation économique actuelle à cette organisation utopique : la vraie question est celle de la période intermédiaire où il faut jouer avec le possible et non pas avec le souhaitable.

[10] Quelques chiffres : pour l’année 1983, le déficit du budget américain sera supérieur à 200 milliards de dollars (6,6 % du PNB). L’Amérique latine est endettée de 300 milliards de dollars. Pour l’ensemble des pays en voie de développement la dette extérieure a augmenté entre 1978 et 1982 de 620 milliards de dollars. Ils ont subi en 1982 une perte nette de devises de 200 milliards. Enfin, pour ces mêmes pays, la charge de leur dette en 1983 était de plus de 700 milliards de dollars !

[11] Pour le détail de cette question, cf. mon article « L’Économie et la croissance technicienne » in Mélanges offerts à JosephLajugie, à paraître en 1985.

In André Jacob (dir.), Encyclopédie philosophique universelle.
I. L’univers philosophique, Paris, PUF, 1989, 4e édition 2000.

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  1. Debra

     /  29 février 2024

    Mon Dieu, j’ai l’impression qu’on est dimanche matin, et que je viens de passer… des heures sur un banc dur dans une église protestante en lisant cet extrait.
    Au risque de décevoir, je n’aime pas beaucoup lire Ellul, pas plus que j’aime lire Ivan Illitch, d’ailleurs. Le sujet de la technique avec un « t » majuscule, de surcroit, ne me réjouit pas plus qu’il ne me fait jouir…
    Quelques impressions… générales : oui, mea summa culpa, je sais que je dois m’asseoir de nouveau avec Benvéniste, « Linguistique Générale », et relire l’article qui s’y trouve sur « Catégories de Langue, catégories de pensée ». C’est l’article si important où Benvéniste dégage la naissance de la philosophie grecque, si importante pour notre compréhension de la science et de la technique (mais sans majuscule…), comme découlant des possibilités offertes par cette fameuse langue grecque. Je rappelle aux personnes qui seraient susceptibles de me lire ici que Jacques Ellul ne pourrait pas employer la formule « la Technique » sans l’apport de la langue grecque, et que cette même langue a été à l’origine de la substantivation, en sachant que « la technique » est un substantif. Bien abstrait tout cela, certes, mais pas sans portée sur le sujet d’Ellul, et sur le développement de l’Occident.

    Cela fait longtemps que je mets en question, voire en doute les idées classiques ? sur les ruptures de continuité dans notre civilisation occidentale.
    Il me semble que… s’il y avait eu une réelle rupture de continuité en Occident, nous ne pourrions pas assister à l’heure actuelle à une représentation d’une pièce d’Aristophane et… rire comme nous pouvons encore le faire, même rire avec étonnement en constatant à quel point le discours des personnages est.. moderne. Certes… l’empire romain avec un empereur a fini par mordre la poussière, il y a si longtemps maintenant, mais ni le latin, ni le grec n’ont disparu de la circulation (des monnaies ou des personnes) avec sa « chute ». Le fait que Napoléon se soit déclaré « empereur » à la date où il l’a fait est un puissant argument contre le préjugé que le passé… est passé une fois pour toutes, même si, certes, il ne revient jamais à l’identique. Mieux encore, les langues… romanes sont toujours fondées sur le latin.. et le grec… J’aimerais bien (mais je ne vais pas le faire car je n’ai ni les moyens ni la discipline pour le faire) qu' »on » regarde de très près les transformations du latin et du grec au moment de l’émergence des langues romanes pour essayer d’observer, de penser, de COMPARER, le latin avec ce qui prend de la distance d’avec lui.
    Cela me fait penser… que les langues romanes ont TOUTES, je crois, un article défini (celui qui est devant « Technique » avec Ellul), et indéfini, contrairement au latin, dont c’est le caractéristique de ne pas les avoir…(Pour rappel, l’anglais/l’américain ont aussi un article défini, et un indéfini pour encadrer des.. substantifs.)
    Il me semble, en lisant Ellul, que les caractéristiques qu’il attribue au déploiement de la technique (intéressante, et importante sa remarque en note pour appuyer le fait que « technologie » met l’accent sur le DISCOURS, et pas le processus, mais je trouve qu’il ne suit pas cette piste pour remarquer que le mot « logos » est passé… de la Grèce antique, la philo ? PAR LE CHRISTIANISME, et le contexte religieux, pour nous arriver dans… « technologie »…) découlent des propriétés des langues grecque et latine, de former une infinité ? de nouveaux mots (substantifs…) en combinant les racines/suffixes/préfixes. C’est cette capacité combinatoire qui a permis à un biologiste allemand au 19ème siècle de former le mot « écologie », en sachant que le mot « économie » date de bien plus loin en amont (oui, je répète souvent cet exemple car il illustre à merveille la raison pourquoi je n’adhère pas à des préjugés sur la rupture de continuité dans la civilisation occidentale.).
    Par ailleurs, l’extrême systématisation qui est visible dans la langue latine, son SYSTEME de déclinaison, l’organisation des verbes, est un support ? LE support par excellence ? qui rend compte de ce qu’Ellul appelle la rationalisation. Ce qui est systématique/système a l’énorme avantage d’être… prévisible… (rappel qu’Ivan Illitch à la fin de sa vie parlait de la modernité comme système).
    Je mets en doute également la progression ? continue de l’Occident vers un capitalisme naissant autour du 16ème siècle, car je vois déjà dans l’Antiquité la présence des idées qui rendent possible la reproduction d’objets quasiment identiques en très grand nombre, et destinés au plus grand nombre. Il s’agit… des amphores comme contenant GENERAL permettant de transporter des liquides variables, (je crois). Et je dis bien « des idées qui rendent possible la reproduction d’objets quasiment identiques…. », car il me semble qu’il y a des idées, en plus de la structure du latin/grec, pour permettre cette manière de penser… le travail, et l’activité de l’Homme pour remplir ses journées. Ces idées sont… DERRIERE le déploiement de la technique, si on suit la pensée de Platon ? (Je hasarde une hypothèse, là…) Il y a peut-être un maître ? mot pour essayer de penser la mondialisation de la technique, et pas que, et c’est le mot « généralisation », en sachant que ce mot ouvre une immense boite de Pandore que je ne suis pas prête à analyser ? ici dans ce commentaire dilettante.
    Je ne suis pas Ellul dans sa tentative de rendre l’univers de la… « nation » obsolète pour penser notre… « monde », car je pense qu’il y des faits ? ici qu’Ellul n’était pas en position d’observer dans une dialectique ? entre « nation » et « monde ». Nous nous battons comme des chiffonniers pour maintenir vivante la nation, et le complexe linguistique auquel le mot se réfère, de mon point de vue.
    Enfin, je voudrais rappeler que le mot « travail » est inséparable encore d’un complexe qui reconnaît le rôle du « travail » de la femme dans la venue d’un enfant au monde, sa… « naissance », dans un mot qui appartient au champ linguistique de la « nation ». Le… PRODUIT du TRAVAIL de la femme (enceinte) est un nouvel être humain, fille ou garçon, unique, et irremplaçable dans son identité charnelle. (Dans sa fonction sociale… UTILE, l’être humain peut être remplacé, mais il reste des lieux au pluriel ? où il est irremplaçable et unique)
    Ce rappel n’est pas sans rapport avec une industrie qui vise à « produire » des objets interchangeables pour un plus grand nombre… indéfini…
    Il n’est pourtant que justice que de faire remarquer que la continuité de la civilisation, de la société dépend de la possibilité de transférer des savoirs, des.. techniques d’une génération à une autre pour qu’ils puissent durer au delà de la personne unique et irremplaçable…
    Je m’arrêterai là…

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