Fabrice Nicolino, « Lettre à des jeunes gens sur le destin du monde »

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Fabrice Nicolino
Lettre à des jeunes gens sur le destin du monde

Voyez-vous, je suis presque vieux. Mais désespérément aussi jeune que vous, qui commencez votre vie terrestre. Il ne vous a pas échappé que tout va mal et vous souffrez, évidemment, d’un avenir aussi noir que le charbon le plus sombre. J’aimerais vous dire quelques mots.

Tout d’abord, c’est vrai. Le climat, cette bénédiction à peu près stable pendant douze milliers d’années, est désormais un fou dangereux. Il aura permis l’émergence des civilisations, de toutes ces civilisations que nous vénérons tant. L’Égypte de Pharaon, la Chine de l’empereur Jaune, la civilisation Chavin d’avant les Incas, Tenochtitlan, Nok, Aksourn, Sumer, Babylone, Athènes, Rome n’auraient pas vu le jour sans la garantie de récoltes à peu près régulières. À peu près.

Et c’est donc fini. Comme si cela ne suffisait pas, un autre phénomène incroyable se déroule devant nous, sous tant de regards incrédules. La vie disparaît, comme une goutte d’eau au soleil. Elle se perd dans l’azur. La beauté nous quitte, sans esprit de retour. Des formes nées au fil d’un temps immense de milliers de siècles ne pourront plus être admirées par quiconque. Et certaines, déjà nombreuses, ont déjà versé dans le néant.

Où est passée la grâce des papillons ?

Je suis né dans un monde dont je croyais naïvement qu’il serait toujours là. J’ai vécu au temps où il y avait encore des tigres jusqu’aux portes de l’Europe. Il en reste quelques groupes épars, traqués par la cupidité, la stupidité, la déraison la plus totale. Et c’est vrai des si fabuleux grands singes, des orangs-outans aux chimpanzés des films de mon enfance. Et c’est vrai des éléphants, dont les défenses menaient jadis au ciel. Et c’est vrai des lions et des guépards, rois déchus des savanes, qu’on ne verra bientôt plus que derrière les barreaux des prisons humaines.

Bien sûr, ces animaux grandioses ne doivent cacher tous les autres, magnifiques eux aussi. Les papillons, la grâce éternelle des papillons, leurs démentes couleurs, tout cela s’en va au grand galop de la mort. Nous en aurions perdu la moitié en une vingtaine d années. Et le tiers des oiseaux de nos campagnes, qui ont autant de droits d’être ici que nous. En quinze ans. Et les abeilles, et les pollinisateurs qui fertilisent le tiers de l’alimentation des humains sur la terre. Et des centaines, et des milliers de beautés ordinaires, qui ne peuvent continuer la route commune.

Oui, jeunes gens, je vous l’ai dit : c’est incroyable. On peut, on pourrait sans doute détourner les yeux une fois de plus. Mais non, cette fois, je pressens que vous n’en ferez rien. Je sens monter, comme d’autres, un très considérable mouvement de la jeunesse, qui rebattra enfin les cartes décisives.

Vous allez vous lever. Vous vous levez déjà, et pour un vieux combattant comme je m’honore d’être, c’est un immense soulagement.

Je vous passe le témoin avec joie. Je serai là, jusqu’au bout soyez-en certains, mais enfin, la bataille où vous entrez durera des dizaines d’années. Et permettez-moi de vous dire au passage que je vous envie un peu. Une extraordinaire aventure vous attend. Une aventure historique. Mieux, une aventure collective sans aucun précédent connu. Il s’agit hélas d’une guerre, d’une guerre totale d’extermination du vivant, mais elle n’aura rien à voir avec les précédentes.

Ils ne feront rien, mais nous, oui

Ceux qui la mènent et la mèneront à vos côtés portent en oriflamme la beauté du monde, et réussiront fatalement à réunir les sociétés humaines. Il n’est pas possible, il n’est pas concevable que de si dérisoires minorités assoiffées d’or continuent à détruire le monde. Cela ne sera plus longtemps toléré, et vous serez, j’en suis certain, au rendez-vous. Nous allons gagner, car nous n’avons pas d’autre choix. Nous vaincrons, car la vaillance sera chaque jour un peu plus de notre côté.

Encore faut-il se mettre d’accord sur l’adversaire qui est le nôtre. La guerre lancée contre le climat pourrait bien être la pire de toutes, et j’utilise le conditionnel par pure convention. Elle a une extraordinaire singularité : elle n’oppose pas un territoire à un autre. Ce n’est pas un conflit entre deux groupes humains. C’est bien plus fondamental, car le front passe à l’intérieur de nous-mêmes. Nous sommes acteurs et victimes. À chaque achat, si souvent compulsif, si souvent actionné par l’industrie du mensonge publicitaire, nous soutenons ce monde que nous voulons tant changer. Bien sûr, il y a eux, et nous. Je ne nous confonds pas avec ceux qui nous mènent au néant. Il y a des responsables, de grands coupables, et je crois que ce livre le montre. Les États et leurs armées de politiciens désolants ne feront rien avant que Pompéi ne soit sous les cendres du Vésuve. Ils ne savent pas faire autrement. Et de même les transnationales, qui ne savent que la marche avant, celle qui comblera les actionnaires. Nous pourrions faire les pieds au mur pendant dix ans qu’ils ne dévieraient pas de leur route. Ils savent tout, et comme on l’a vu, depuis des dizaines d’années, et s’ils ont préféré dissimuler leur crime, c’est d’évidence parce qu’ils en avaient conscience.

La révolte ne peut être que totale

Une seule voie est ouverte, et c’est celle de la révolte totale. C’est pourquoi je m’adresse ici aux jeunes, d’abord, sans pour autant oublier les autres. La jeunesse est par définition le seul avenir, et l’histoire a montré que dans les moments décisifs, elle était au premier rang. Thomas Elek, combattant du groupe Manouchian, fusillé par les nazis à 19 ans. Wolf Wajsbrot, de même, 18 ans. Robert Witchitz, 19 ans. Maurice Fingercwajg, 20 ans. Spartaco Fontanot, 22 ans. Marcel Rajman, 20 ans. Missak Manouchian, leur responsable, était un « vieux » de 37 ans. Tous ont été les héros de ma jeunesse, bercée par la grande geste du combat armé contre le nazisme et ses sbires français. Plus tard entrèrent dans mon Panthéon personnel Louise Michel, Élisée Reclus, Emma Goldman, Nestor Makhno, Buenaventura Durruti.

Si j’évoque leur figure, c’est pour tâcher d’être clair. L’heure est venue de brûler ses vaisseaux. J’ai un faible pour cette expression, bien qu’elle semble nous provenir de conquérants. Mais après tout, ne sommes-nous pas de fiers conquérants de la vie ? L’expression signifie qu’on s’interdit tout retour en arrière. Une fois que 1’assaut est lancé, on avance, on se bat. Son origine se perd dans la nuit des temps. Agathocle de Syracuse, vers 311 avant notre ère, fit brûler ses vaisseaux en débarquant ses troupes en Afrique. Guillaume le Conquérant aurait fait pareil en 1066 quand il décida d’envahir l’Angleterre actuelle. Et de même 1’abominable Hernan Cortès, destructeur de la civilisation aztèque après 1319.

Pourquoi ce rappel ? Cela me semble évident. Si l’on tombe d’accord sur le constat, il n’y a pas à hésiter. L’Histoire nous appelle, et elle est une grande dévoreuse d’énergie. Je ne souhaite pas la violence. Je la rejette, même. Mais le soulèvement général que j’appelle de mes vœux devra trouver sa voie au milieu de multiples dangers. Nul n’est devin. Si saisir une poignée de sel suffit, comme 1’a fait Gandhi, tant mieux. Si le courage inouï d’un Nelson Mandela de l’avenir suffit, tant mieux. Mais je dois avouer que je doute. Ma certitude personnelle, c’est qu’il ne faut plus faire confiance qu’à nous-mêmes. Ni aux États, ni aux représentants de l’industrie, ni même aux partis politiques, qui ont démontré mille fois leur inutilité. Tous ? On m’en voudra peut-être, mais oui, tous. S’adresser à eux est une perte de temps. S’adresser à un gouvernant est une perte de temps. S’adresser à quiconque est une perte de temps.

Nous devons, vous devrez inventer des formes nouvelles, adaptées à ce que l’homme n’a jamais connu. Cette obsédante qu’est la crise climatique ne peut être combattue avec les armes du passé, quand on croyait les sociétés humaines impérissables.

J’ai dit que je vous enviais. Et c’est vrai. Mais j’ai aussi peur pour vous. Le but à atteindre est le plus difficile qu’aient connu les hommes au cours de leurs deux millions de présence sur Terre depuis Homo habilis. Il faut remettre le monde en place, sans jamais oublier que nous ne sommes pas comme les autres. Nos valeurs nous obligent à tenir pour sacré notre sens de l’humanité. C’est difficile. Ce sera difficile. Cela ne vaudrait pas la peine autrement. C’est l’heure. La cloche sonne d’un bout à l’autre de cette Terre que nous aimons tant, et fou qui ferait semblant de ne pas l’entendre. C’est l’heure, et il n’y en aura jamais une autre. C’est maintenant. Debout.

Fabrice Nicolino, Le grand sabotage climatique
Les Liens qui libèrent, 2023

nico

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3 Commentaires

  1. JB

     /  22 avril 2024

    Pour une fois, j’avoue ne pas le trouver très convaincant (car peut être lui même pas convaincu ? Pourquoi les générations suivantes devraient-elles être capables, et plus encore responsables, de relever un tel défi, alors que nous n’avons pas su sauver les quelques moyens qui auraient été susceptibles de leur fournir un armement minimal (je pense à l’école et aux maîtres dont j’ai connu la fin, à de petites bibliothèques remplies de livres et d’ennui…). J’en suis à croire que si une société décente émergeait à nouveau dans la barbarie globalisée, elle serait le fruit de contingences locales et de ce que la nature humaine à d’immuable, pas du fardeaux que l’on aura jeté sur le dos de ces pauvres jeunes. En attendant, pour ne pas être indécents, il me semble que nous devons nous contenter de simplement les charger de la responsabilité de vivre encore et les y encourager au besoin (je pense à ces témoignages d’éco-activistes éco-anxieux, effondrés et sans repères,qui semblent agir pour se mortifier). Dans ces circonstances, ce serait déjà pas mal !

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  2. Debra

     /  10 avril 2024

    Je me demande quel âge il a, cet homme, exactement.

    En tout cas, c’est une vieille qui le lit, une vieille qui s’interroge beaucoup en ce moment. Je n’ai pas trop d’illusions sur la jeunesse. On pourrait même me reprocher que je n’en ai pas assez…

    Cela fait un certain temps que j’entends l’expression « la machine », et hier, à la poste pour faire un simple envoi, j’ai compris quelque chose, il me semble.

    A la poste pour faire un banal envoi, au guichet, devant la machine (l’ordinatueur, vous savez, cette machine sur laquelle est délocalisée notre Etat, nos services publics, par exemple, cette machine qui devient un interlocuteur pour remplacer des interlocuteurs.. vivants), la personne au guichet m’a demandé mon nom et un numéro de téléphone ou un mail pour pouvoir mettre… dans la machine, pour FAIRE SUIVRE… faire suivre quoi, le courrier ou… moi ? Il s’agit d’une action pour CONTROLER MON IDENTITE et pouvoir me suivre à la trace, moi, mais.. NOUS TOUS. Il s’agit d’un projet de contrôle d’identité totalitaire.

    Y a t-il un rapport entre ce constat et l’appel aux armes de Fabrice Nicolino ? Je crois que oui, même si ce rapport n’est pas immédiatement visible. N’est-ce pas vrai que le pouvoir de ravager la planète est encore décuplé d’un cran par les capacités de cette/ces machine(s) qui nous… relient selon des liens tout à fait particuliers, et au détriment de notre être charnel, et mortel ? N’est-ce pas cette visée de TOUT CONTROLER qui est le moteur de tant de nos ravages, et même à notre insu ?

    Si nous incriminons tant la technologie, et la technique, pouvons-nous décemment être si présents dans cette entreprise de contrôle par l’ordinatueur qui se présente comme la possibilité d’accéder à tout, à tout moment, et… par tous ? (de gros mensonges, en passant) ?

    Et moi, ce matin, je suis ici, devant mon écran en train de taper… J’ai donné mon mail au guichet de la poste, avec un sentiment de rage, et d’impuissance, d’ailleurs, et aussi avec le sentiment que l’emprise de la machine s’étend, sans que nous nous révoltions.

    Pour le faire confiance qu’à nous-mêmes, on pourrait y voir… l’aboutissement de l’eutopie cartésienne, comme je l’appelle des fois : un égocentrisme, et non un égoïsme, où l’individu finit emprisonner dans son propre… « ego », dans un sentiment d’isolation absolue ? Triste. Surtout pour les personnes qui sont curieux des autres et.. empathiques.

    Ces dernières années, je suis venue à me dire que notre génération (la génération de Fabrice Nicolino ?) a commis le grand péché de démissionner vis à vis de ses enfants. Nous avons refusé… d’incarner l’autorité dans la dignité, et dans la foi, et cette démission est grandement responsable du monde dans lequel les abus que constate Nicolino sont présents au grand jour. Nous payons le prix pour notre… richesse, et le prix à payer était/est lourd. Il est très rare que nous soyons conscients de pécher sur le fait. C’est après, avec l’âge, et l’expérience que nous voyons le monde autrement, et que nous ayons parfois ? souvent ? des…regrets. Cela s’appelle la condition humaine… universelle.

    Enfin, un dernier mot : comme avec le Covid, je me suis aperçue que l’édifice scientifique où j’avais placé au moins une partie de ma foi pendant longtemps était… branlante, et perdait son assise, j’ai perdu confiance aussi dans ses capacités d’observation, et de formulation de théories collant au plus près de l’observation. Ceci vaut pour les enjeux du climat aussi, malheureusement. Je crois que nous avons investi ce que nous appelons « science » d’une foi superstitieuse ? donc, j’écoute nos scientifiques à l’heure actuelle avec beaucoup de réserves, ce qui me semble… avisé.

    On pourrait dire que quand l’Homme perd le nord, il n’y a pas une catégorie de privilégiés qui échappe au débâcle, contrairement à notre… espoir ?

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