PMO, « Et si nous sommes, qui sommes-nous ? »

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Et si nous sommes, qui sommes-nous ?

Mis en ligne par PMO sur son site le 10 juillet 2020


S’ils veulent exister collectivement – c’est-à-dire politiquement – dans le débat public et les rapports de force, anti-industriels et anti-autoritaires n’ont rien de plus important à faire que de se trouver un nom qui ne soit pas « anti-… », ni « alter-… », mais qui dise pour quoi au juste, ils se battent, puisque la seule chose que l’on sache d’eux, c’est qu’ils sont contre tout et son monde. Un nom c’est une idée. L’émergence de leur courant, occulté en tant que tel dans les médias et les esprits, dépend de sa capacité à se faire ce nom générique, positif et immédiatement compréhensible, qui échappe au condominium des saint-simoniens : libéraux et communistes, droite bourgeoise et gauche technocratique.

Celui de luddite n’a de sens qu’en pays anglophone mais punk, hippie et beatnick ont fini par s’imposer ici comme ailleurs. C’est l’avantage de l’impérialisme culturel. Les communistes libertaires, comme les chauves-souris, ont un mot de trop pour ne pas susciter l’ambiguïté et la méfiance. De même « l’écosocialisme », chimère rouge à pois verts, brevetée par le sociologue trotskyste, Michael Löwy et quelques-uns de ses pareils, pour rabattre au NPA et aux Insoumis, des individus décidément trop verts. L’anarchisme est trop vague, trop pollué et lié à l’industrialisme. Surtout depuis que queers et cyborgs, activistes de la reproduction artificielle et de l’auto-machination – technopoièse, autopoièse – ont usurpé des noms jadis honorables, féministes, libertaires, etc., pour renverser de l’intérieur le sens de l’émancipation, ajoutant l’eupoièse à l’eugénisme honni. Certes l’anarchie a souvent été le lieu commun de principes antinomiques, mais travestir Foucault, Butler et Preciado en successeurs d’Emma Goldman, Louise Michel et Kropotkine ; s’affranchir de notre dépendance envers une « mère » nature indifférente, abolir la reproduction libre et gratuite, pour s’asservir à la mère machine, au pouvoir des marchands et fabricants d’enfants, c’est arracher le vivant politique de ses conditions même d’existence ; et donc de toute possibilité d’autonomie.

Dommage, ils étaient sur la bonne voie ces naturiens de la fin du XIXe siècle, quoique affreusement minoritaires et raillés par leurs compagnons. Les actuels primitivistes devraient peut-être reprendre leur nom, à défaut d’imposer le leur (1). La décroissance fait son trou malgré son croassement ingrat et sa critique parcellaire concentrée sur la seule croissance. Elle est déjà, grâce au journal qui porte son nom, l’horrible alternative à l’économie politique pour tous les commentateurs, journalistes, politiques, économistes, etc. C’est bon signe. Mais le seul mot nouveau qui se soit imposé dans le public, en politique, depuis un demi-siècle, c’est l’écologie. (suite…)

PMO, « Leurs virus, nos morts »

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Pièces et main-d’œuvre

Leurs virus, nos morts

L’espoir, au contraire de ce que l’on croit,
équivaut à la résignation.
Et vivre, c’est ne pas se résigner.
Albert Camus, Noces

 

Les idées, disons-nous depuis des lustres, sont épidémiques. Elles circulent de tête en tête plus vite que l’électricité. Une idée qui s’empare des têtes devient une force matérielle, telle l’eau qui active la roue du moulin. Il est urgent pour nous, Chimpanzés du futur, écologistes, c’est-à-dire anti-industriels et ennemis de la machination, de renforcer la charge virale de quelques idées mises en circulation ces deux dernières décennies. Pour servir à ce que pourra.

1. Les « maladies émergentes » sont les maladies de la société industrielle et de sa guerre au vivant

La société industrielle, en détruisant nos conditions de vie naturelles, a produit ce que les médecins nomment à propos les « maladies de civilisation ». Cancer, obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires et neuro-dégénératives pour l’essentiel. Les humains de l’ère industrielle meurent de sédentarité, de malbouffe et de pollution, quand leurs ancêtres paysans et artisans succombaient aux maladies infectieuses.

C’est pourtant un virus qui confine chez lui un terrien sur sept en ce printemps 2020, suivant un réflexe hérité des heures les plus sombres de la peste et du choléra. 

Outre les plus vieux d’entre nous, le virus tue surtout les victimes des « maladies de civilisation ». Non seulement l’industrie produit de nouveaux fléaux, mais elle affaiblit notre résistance aux anciens. On parle de « comorbidité », comme de « coworking » et de « covoiturage », ces fertilisations croisées dont l’industrie a le secret (1).

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Miguel Amorós, « Les fondements élémentaires de la critique anti-industrielle »

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Miguel Amorós

Fondements élémentaires
de la critique anti-industrielle

(Texte tiré de Préliminaires. Une perspective anti-industrielle
publié aux éditions de la Roue en 2015)

 

Le propos de cet exposé sera de signaler les lignes de force que suit la critique réelle du capitalisme dans ses phases ultimes, que nous avons qualifiée d’anti-industrielle. La question sociale fut d’abord posée à partir de l’exploitation des travailleurs dans les ateliers, les usines et les mines. La critique sociale fut avant tout une critique de la société de classes et de l’État, mais, dans une phase ultérieure du capitalisme, la question sociale surgit de la colonisation de la vie et de l’exploitation du territoire. Il faut comprendre que le territoire n’est pas le paysage ni l’« environnement », mais l’unité de l’espace et de l’histoire, du lieu et de l’habitant, de la géographie et de la culture. La critique sociale évolua en critique de la société de masse et de l’idée de progrès. Loin de repousser la critique antérieure, qui correspondait à un type de capitalisme qui avait périclité, elle l’amplifiait et la prolongeait, englobant des faits nouveaux comme le consumérisme, la pollution, l’autonomie de la technoscience et le totalitarisme d’apparence démocratique. La critique anti-industrielle ne nie donc pas la lutte des classes, mais elle la conserve et la dépasse ; plus, la lutte des classes ne peut exister dans les temps qui courent autrement que sous la forme de lutte anti-industrielle. Dorénavant, celui qui parle de lutte des classes sans se référer expressément à la vie quotidienne et au territoire a dans la bouche un cadavre.

Nous pouvons suivre, entre les années trente et quatre-vingt-dix du siècle passé, l’apparition historique des premiers éléments de critique anti-industrielle, en commençant par la critique de la bureaucratie. La bureaucratie est le résultat de la complexité du processus productif, de la nécessité du contrôle de la population et de l’hypertrophie de l’État, dont les organisations « ouvrières » sont un appendice. À un niveau déterminé de développement, celui où propriété et gestion se séparent, et où ceux qui exécutent les ordres restent totalement subordonnés à ceux qui coordonnent et décident, les strates supérieures de la bureaucratie qui opèrent dans les différentes sphères de la vie sociale – la culture, la politique, l’administration, l’économie – sont réellement la classe dominante. La société capitaliste bureaucratisée demeure divisée entre gestionnaires et exécutants, ou, mieux, entre dirigeants et dirigés. Une telle division nous ramène à une autre, antérieure, celle qui oppose travail manuel et travail intellectuel, base du développement bureaucratique. Le travail manuel perd sa créativité et son autonomie à cause du système industriel qui, en favorisant la standardisation, la parcellisation et la spécialisation, le réduit à une pure activité mécanique contrôlée par une hiérarchie bureaucratique. Le bénéficiaire de la mécanisation n’est pas seulement le capitaliste ; c’est la machine elle-même, par l’organisation du travail et de la vie sociale qu’elle implique. Celui qui est affecté en premier lieu est le travailleur, mais c’est toute la population qui sera soumise aux exigences de la machine. L’usine, la machine et la bureaucratie sont les véritables piliers de l’oppression capitaliste. La critique de la bureaucratie complète la critique de l’État et du travail salarié, et elle introduit la critique de la technologie.

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Miguel Amorós, « Nous, les anti-industriels »

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Miguel Amorós

Nous, les anti-industriels
(Manifeste du 7 mars 2010)

 (Texte tiré de Préliminaires. Une perspective anti-industrielle
publié aux éditions de la Roue en 2015.)

La foi en la croissance économique illimitée comme solution aux maux de la société est inhérente au régime capitaliste, mais ce n’est que depuis les années cinquante du siècle précédent qu’elle est devenue, sous le nom de développement, une politique d’État. Dès lors, la raison d’État devint essentiellement raison de marché. Pour la première fois, la survie des structures de pouvoir étatiques ne dépendait pas des guerres, fussent-elles « froides », mais d’économies, « chaudes » de préférence. La liberté, toujours associée au droit civil, s’exprimait toujours plus dans le droit commercial. Être libre, dorénavant, cela voulait dire, exclusivement, pouvoir travailler, acheter et vendre en toute liberté, sans réglementations ni entraves. Par la suite, le degré de liberté des sociétés capitalistes tendit à être déterminé par le pourcentage de chômeurs et le niveau de la consommation, c’est-à-dire par le degré d’intégration des travailleurs. Et, corollairement, la contestation sociale la plus authentique se définit comme refus du travail et de la consommation, c’est-à-dire comme négation de l’économie autonomisée vis-à-vis de la collectivité, comme critique anti-industrielle.

Rapidement, le développement s’est mué en une menace, non seulement pour le milieu ambiant et le territoire, mais en outre pour la vie des personnes, dès lors ramenée aux impératifs du travail et de la consommation. L’altération des cycles géochimiques, l’empoisonnement de l’environnement, la dissolution des écosystèmes et l’épuisement des ressources mettent littéralement en danger la survie de l’espèce humaine. La relation entre la société urbaine et l’environnement suburbain devient toujours plus critique, car l’urbanisation généralisée du monde emporte sa banalisation destructrice non moins généralisée : uniformisation du territoire à travers son accès facilité ; destruction de la terre par la contamination et le bitume ; effondrement de ses habitants par l’immersion dans un nouveau milieu artificialisé, sale et hostile. Le développement, dans son appétit de valoriser le territoire et la vie, ne pouvait qu’entraîner la dégradation du milieu naturel et la décomposition sociale, mais, à partir du moment où toute forme de croissance devint fondamentalement une forme de destruction, la destruction tendit elle-même à devenir un facteur économique nouveau et se convertit en condition sine qua non. Le développement rencontra ses limites dans le pic de la production de pétrole, le réchauffement global, le cancer et la production de déchets. Les forces productives autonomes étaient principalement des forces destructrices, ce qui rendit problématique et dangereuse toute fuite en avant. Mais la solution au problème, dans la logique capitaliste, résidait dans ce même péril. Grâce à lui, on put convertir en valeur d’échange les éléments naturels gratuits comme le soleil, le climat, l’eau, l’air, le paysage… Ou les symptômes de décomposition sociale comme l’isolement, l’agressivité, les vols, la marginalisation… Le risque et la névrose se muèrent en capital. Les critiques écologiques et sociologiques fournirent des idées et des arguments aux dirigeants du monde. Ainsi, la nouvelle classe dominante liée à l’économie globalisée a cru trouver la solution dans le syndicalisme de concertation, la convivialité marchandisée, la technologie policière, le consumérisme « critique », le recyclage et l’industrie verte ; en résumé, dans le développement « soutenable » et son complément politique, la démocratie « participative ».

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