Annie Le Brun, « Du trop de théorie »

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Annie Le Brun
Du trop de théorie
2006

Que j’aie choisi d’intituler cette intervention Du trop de théorie (1) après avoir publié, il y a maintenant six ans, une violente critique de ce temps qui avait pour titre Du trop de réalité (2), n’est pas dû à mon manque d’imagination, comme des esprits malveillants pourraient le croire. Je pense plutôt que c’est le fait de l’époque. Au point de me demander si ce manque d’imagination n’est pas ce qui relie en profondeur le trop de théorie apparu avec les années soixante-dix au trop de réalité des années 2000.

Du moins, j’y vois la raison pour laquelle je me suis tout naturellement tenue très loin des différents philosophes réunis sous le label de la French Theory. Et pour qu’on mesure à quelle distance de cette activité conceptuelle je me trouvais au moment où, justement, commençait à se constituer l’ensemble théorique qui nous occupe aujourd’hui, je citerai quelques phrases de ce que j’écrivais alors. C’était en 1969 :

Je n’ai rien à dire et encore moins quelque chose à dire ; pour l’instant, je parle, tandis que d’autres dansent, crient, éternuent, maigrissent, tuent, respirent, s’allongent… Personne n’est jamais parti où que ce soit, serait-ce au bout d’une phrase, sans se déguiser : j’avoue dédaigneusement que j’ai des faux cils et pas de marteau, inconvénient mineur, quand le regard fait tout pour se perdre au loin.

Nous sommes en retard, mais n’est-ce vraiment que partie remise ? Le jour n’en finit pas d’avancer à reculons sur le ventre de la nuit. […]

Le bruit court que nous sommes en voyage, mais nous ne courons pas. Nous étouffons sous des peaux d’ours en peluche, traînant au bout d’une ficelle des caravanes d’idées précieuses, cahotantes, usuelles, anachroniques, inutiles, épuisées, merveilleuses… oui, merveilleuses peut-être. Mais qui parle ?

Je n’entends guère murmurer que le désespoir de ne pouvoir voyager dans les êtres et les choses. La peau est un vêtement trop étroit pour les grands déplacements ; elle est la source figée de tous les cas d’erreur sur la personne (3).

C’est assez pour voir que j’étais ailleurs, et en quête de tout autre chose. Et si, par la suite, j’ai parfois abordé les mêmes sujets que Deleuze, Foucault, Barthes qu’il s’agisse de Sade, du féminisme, de la créolité, de Raymond Roussel, de Georges Bataille… , je ne me suis jamais référée à aucun de ces théoriciens, sinon pour constater mon désaccord. Sans doute est-ce compte tenu de cet écart instinctif, si je puis dire, qu’il m’a été demandé d’intervenir ici. D’autant que je ne participe en aucune manière de la petite bourgeoisie philosophique qui, sous prétexte d’un retour à Kant, a cherché à liquider tout ce qu’il y avait d’authentiquement libertaire dans l’agitation intellectuelle à l’origine des événements de mai 1968.

Au contraire, je suis peut-être une des rares personnes qui, ayant pris part à ce mouvement, n’en a pas démérité. Je n’ai jamais cherché à exercer quelque pouvoir que ce soit, fût-ce universitaire. Simplement, je n’ai rien renié de la révolte qui était la mienne dans ces années. La suite de mes différentes interventions, depuis une trentaine d’années, a montré que, si je me suis tenue à distance de la French Theory et de ses multiples retombées, je n’ai rien reconnu aux différentes formes de réaction qui se sont affirmées, à mesure que certains, l’âge venant, se sont opposés à la modernité qu’ils avaient travaillé à promouvoir, tels Jean Clair louant la « vraie » peinture ou Tzvetan Todorov maintenant occupé à défendre la « vraie » littérature. En fait, du retour à la figuration au retour du motif, qui comptent parmi les plus sûres stratégies pour en revenir au bon vieux sujet, il ne s’agit que de repositionnements sur l’échiquier d’une même bienséance culturelle dont je me suis toujours flattée d’ignorer les règles. Et c’est le même désintérêt pour ce genre de jeu qui, voilà plus de trente ans, m’aura d’emblée conduite à avoir la plus grande prévention à l’égard de ce qui, avant de devenir la French Theory, s’est d’abord imposé comme le dernier chic culturel en ce que, pour la première fois, la théorie y proposait la possibilité d’innombrables jeux de rôles pour amateurs de subversion verbale.

Car il serait temps d’analyser cette fameuse théorie à partir des principes qui ont fait son succès. Ainsi me ferai-je un instant déconstructionniste pour discerner dans cet ensemble de pensées disparates, souvent peu compatibles les unes avec les autres, leur point commun qui est d’être d’abord désespérément universitaires. Plus encore, d’être le fait d’une génération de professeurs, pour la plupart normaliens, impatients d’exercer un réel pouvoir bien au-delà de l’université, puisque, pour les uns et les autres, dès le début, il s’est agi de rien de moins que de reconsidérer, à leurs lumières, toute production intellectuelle ou artistique.

Tant et si bien que cette French Theory s’est d’abord affirmée comme une combinaison de dispositifs de pouvoir, en fait peu différents de ceux que ses représentants prétendirent dénoncer. À ceci près que sa supériorité sur les habituelles formes du pouvoir aura incontestablement été de ne pas se présenter comme telle mais sous le masque d’une critique de la critique, aussi indéfinissable qu’intransitive et, du coup, insaisissable, puisque, comme le précisait Paul de Man, « le principal intérêt théorique de la théorie littéraire consiste dans l’impossibilité de sa définition (4) ».

C’est, en effet, à prétendre s’interroger sur elle-même, sur son discours comme sur les conditions de sa production que, dans un premier temps, cette théorie a réussi à déborder du domaine philosophique, jusqu’à faire disparaître la littérature comme catégorie définie et finir par annexer au champ littéraire celui des sciences humaines, avant d’y inclure la multiplicité des savoirs.

Ainsi n’est-ce pas par hasard que très vite le terme de théorie a prévalu pour caractériser cette activité. Si on l’a préféré à philosophie ou pensée, c’est que, par son abstraction, la notion même de théorie suggère une construction intimidante, propre à exclure d’emblée qui n’en possède ni le vocabulaire, ni la rhétorique, c’est-à-dire qui ne fait pas immédiatement allégeance à un fonctionnement intellectuel, dont l’atout majeur aura été d’empêcher sa mise en doute éventuelle, en la court-circuitant par avance.

Et cela, en se réclamant d’un « indécidable » qui a pour effet de conduire, non pas à ne pas décider, mais, au contraire, à pouvoir prétendre à sa convenance une chose et son contraire, sous prétexte que « rien n’est certain », comme Jacques Derrida l’a dit et redit. D’où le flou des concepts utilisés : du pouvoir à la différence, de l’écriture à la volonté de savoir, de l’identité au genre… Mais qu’importe, quand la force de la French Theory est d’abord de rendre ainsi opérationnelle n’importe quelle grille de lecture, pourvu qu’elle permette d’accéder à une position de maîtrise.

En fait, on n’est pas très loin de ce que, derrière leur miroir, Alice et Humpty Dumpty cherchent à préciser : « Quand j’emploie un mot, dit le petit gnome d’un ton méprisant, il signifie forcément ce qu’il me plaît de lui faire signifier. Rien de moins, rien de plus. La question, répond Alice, est de savoir s’il est possible de faire signifier à un mot des tas de choses différentes. La question, réplique Humpty Dumpty, c’est de savoir qui sera le maître. Un point, c’est tout. » Que ce dialogue soit très judicieusement cité par Barbara Cassin (5), au début de son essai sur « l’effet sophistique », ne change rien à l’affaire. Car le désolant n’est pas que la French Theory s’inscrive dans cette tradition sophistique, selon laquelle l’être n’est qu’un effet du dire, mais que le dire en question se fasse pouvoir de normalisation à travers l’exercice d’un pouvoir.

Et la preuve en est que très rares sont aujourd’hui les essais et réflexions qui ne soient encombrés de multiples références à la French Theory. On peut bien sûr parler d’effet de mode. Beaucoup de ceux qui se réclament aujourd’hui de la déconstruction se seraient réclamés dans les années cinquante de l’existentialisme. Mais c’est aussi le résultat d’une formidable emprise, d’autant mieux acceptée qu’il suffit d’en comprendre le principe pour l’utiliser à son profit et en toute occasion. Ce que la descendance prospère de la French Theory n’en finit pas d’illustrer. D’autant qu’il paraît difficile d’ignorer que la dissémination aujourd’hui mondiale de cette French Theory est « indissociable de la domination sans partage des industries culturelles et des institutions universitaire et éditoriale américaines (6) », comme l’a très justement fait remarquer François Cusset, pourtant favorable à ce courant de pensée. On peut aussi mesurer en passant combien cet espoir de maîtrise, promis à tous les utilisateurs de la French Theory, favorise depuis une trentaine d’années un redoutable conformisme intellectuel, quand bien même celui-ci se camouflerait-il derrière ses toujours nouveaux champs d’application. J’irais jusqu’à parler d’une servitude intellectuelle dont les effets répétitifs ne sont pas étrangers à la désertification qui menace aujourd’hui le paysage mental.

Mais j’y reviendrai après avoir donné, à partir de certaines de mes recherches, quelques exemples précis de la force d’instrumentalisation, voire de l’énergie manipulatrice, qui auront fait le succès de la French Theory.

D’abord à propos de Sade, quand Foucault déclare, dans Les mots et les choses, au chapitre sur « les limites de la représentation », que « Juliette est le dernier des récits classiques (7) », dans la mesure même où « les scènes et les raisonnements de Sade [y] reprennent toute la neuve violence du désir dans le déploiement d’une représentation transparente et sans défaut (8) ». Mais cela après nous avoir expliqué quelques pages plus tôt que les désirs de Juliette « sont repris sans résidu dans la représentation qui les fonde raisonnablement en discours et les transforment volontairement en scènes (9) ».

Qu’est-ce que cela veut dire ? Sinon que Michel Foucault, occupé à déployer sa fresque de l’âge classique en un gigantesque conceptorama, ne voit pas ou ne veut pas voir que l’important n’est pas ce qui finit avec Sade mais, au contraire, ce qui commence et qui, pour le dire vite, correspond à l’invention d’un nouveau lieu mental où, pour la première fois, la philosophie se trouve mise dans le boudoir. Que cela se produise au gré d’une surenchère sans fin entre la tête et le corps caractérise la « façon de penser » de Sade. Façon de penser qui va à l’encontre de tout ce qui est en jeu dans l’âge classique mais aussi de ce que veut nous en faire croire Foucault. Car, du coup, Sade ne nous montre pas seulement la vertu offensée mais tout autant « la philosophie offensée », pour reprendre l’expression de Lichtenberg. Et c’est sans doute ce que Foucault ne peut admettre, dès lors qu’il avance dans l’Histoire de la folie que « le calme, le patient langage de Sade révèle […] les mots derniers de la déraison et lui donne, pour l’avenir, un sens plus lointain (10) ». Voilà donc le dernier récit classique devenu « expression dernière de la déraison ». « Ici, continue-t-il, prend sa source la grande monotonie de Sade, à mesure qu’il avance, les décors s’effacent, les surprises, les incidents, les liens pathétiques ou dramatiques des scènes disparaissent (11) » pour arriver, dans Juliette, à un jeu souverain, « dont la perception est telle que sa nouveauté ne peut être que similitude à soi-même (12) ».

Une nouvelle fois, qu’est-ce que cela veut dire ? Car s’il est une nouveauté dans Juliette, elle réside dans la tension dramatique qui donne à ce personnage sans équivalent sa beauté incandescente lui venant, non seulement de se mesurer à la démesure naturelle mais plus encore de doubler la nature, à tous les sens du terme c’est-à-dire de la trahir en la dépassant et de la dépasser en la trahissant.

Au plus loin de cette « similitude à soi-même », Juliette est, au contraire, en quête d’une conscience physique de l’infini, que Michel Foucault rate complètement pour d’autant mieux développer sa thèse d’une émergence du « néant de la déraison » à la fin de l’âge classique. Tout cela, pour finir par nous apprendre, trois ans plus tard, que Sade « nous ennuie ; c’est un disciplinaire, un sergent du sexe, un agent comptable des culs et de leurs équivalents (13) ».

Quant à la lecture de Raymond Roussel à laquelle se livre Michel Foucault, je vous épargnerai ici l’accumulation des contresens à la suite desquels il en vient, par exemple, à voir dans les Nouvelles Impressions d’Afrique « une fête » animée par « l’allégresse dansante d’un langage qui saute d’une chose à l’autre, les jette front contre front, fait jaillir partout, de leur incompatibilité, courts-circuits, pétards et étincelles (14) », alors qu’il s’agit du plus sombre traité de la pesanteur où Raymond Roussel, peu de temps avant de disparaître, nous fait assister à la remontée suicidaire de la matière dans le langage.

Pareillement, je vous éviterai les exemples de l’incompréhension esthétisante ou textuelle que Roland Barthes a manifestée à propos de Sade, avec un acharnement propre à satisfaire tous les jobards de la Littérature, trop heureux de n’y voir, à sa suite, qu’un univers du discours où « congé est donné au centre, au poids, au sens (15) », avant d’apprendre que « la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste (16) ». Mais il serait trop fastidieux de relever ce qu’il y a d’erroné dans la façon dont les représentants de la French Theory ont utilisé références littéraires ou artistiques pour développer ou illustrer leur propos. Car Michel Foucault et Roland Barthes sont loin d’avoir été les seuls. Il semblerait que ce soit un mode de fonctionnement intrinsèque à la French Theory, au mépris de ce qu’il en coûte d’approximation ou de manipulation.

On se souvient des deux scientifiques, Alan Sokal et Jean Bricmont (17), qui débusquèrent chez la plupart de ses représentants la méconnaissance et l’utilisation à contresens de ce qui leur servait de références scientifiques. Il est significatif que personne ne fut en mesure de le contester. Mais il est encore plus significatif qu’on se garda bien de le reconnaître, Julia Kristeva, chantre bien connu du cosmopolitisme, trouvant argument à souligner que ces attaques étaient le fait de deux étrangers, non sans avoir l’indécence de prétendre qu’injure était faite « à travers moi à la France tout entière (18) ».

On pourra me rétorquer que ce sont des détails, compte tenu des grandes constructions théoriques que nous devons à ces penseurs. Devant quoi, je pourrais tout aussi bien faire valoir la nécessité de s’interroger sur la solidité et la pertinence de ces grandes constructions, s’appuyant si souvent sur des références pour le moins branlantes.

Interrogation qui paraît encore plus justifiée à considérer la descendance pléthorique de cette French Theory, où sources et références deviennent prétexte à toutes les fantaisies. Je pense plus précisément à la déconstruction féministe comme à celle qui aura présidé à la constitution de l’idéologie créolitaire, que j’en suis venue à critiquer violemment, tant leurs discours me paraissaient reproduire, sous prétexte de libération, les tares du discours totalitaire.

Car si Edward Saïd, en tant qu’intellectuel palestinien exilé, a pu se souvenir avec enthousiasme de sa découverte de la French Theory en ces termes : « Quelle libération c’était pour nous qu’une table rase épistémologique aussi audacieuse (19)… », remarquable est le terrorisme théorique généré par cette libération, comme en témoignent presque toujours les Cultural Studies qui, malgré leur prétention à l’objectivité scientifique, ne diffèrent guère des pires interprétations marxistes-léninistes ou jdanoviennes, où la classe ouvrière tenait le rôle aujourd’hui assumé par les femmes, les ex-colonisés, les métis ou les Noirs…, la nouveauté étant la possibilité d’un nombre illimité de postulants à exercer cette terreur théorique.

À cet égard, analysant en 2000 le « trop de réalité » dans lequel nous engloutit le monde de la marchandise, j’ai été amenée à démontrer comment la déconstruction y participait activement par la rationalité de l’incohérence qu’elle instaure, en autorisant justement n’importe quel groupe identitaire à s’imposer en système d’exclusion qui n’en vise pas moins à l’assimilation, autrement dit à l’oxymore d’une différence intégrée. Contradiction qui n’en est pas une : tel est le propre de ces montages théoriques, inaugurant le temps de ce que j’ai appelé les absolus relatifs, grâce auxquels il n’est aujourd’hui plus de différence, si relative soit-elle, qui ne puisse être revendiquée comme unique clef du monde. Ce miracle théorique, nous le devons, pour grande partie, à la French Theory. D’autant qu’il ne fait aucun doute que c’est elle qui a présidé à l’engendrement monstrueux d’une écriture féminine, dont le ventre des femmes et ses écoulements furent présentés comme la source intarissable.

C’est en effet Hélène Cixous, une des pythies de la French Theory qui, dans les années soixante-dix, a porté cette « venue à l’écriture » à des sommets de ridicule textuel, en nous assurant que les femmes « vivent directement en prise sur l’écriture, sans relais. En moi, le chant mais qui, dès l’émission, accède au langage : un flux immédiatement texte (20) ». Malheureusement, Hélène Cixous eut des émules. Ainsi doit-on à Luce Irigaray, spéculum en main (21), d’avoir renouvelé en le féminisant l’arsenal théorique de la French Theory, pour nous apprendre, entre autres, le caractère machiste de la théorie des fluides, mais en plaçant ses espoirs dans le fait que « la/une femme jamais ne se re(n)ferme en un volume ».

Qu’au bout d’une trentaine d’années, ce genre de menstrues textuelles se soient un peu taries ne doit pas surprendre. Toutefois, formées à l’école de la déconstruction, les néoféministes n’ont nullement été prises au dépourvu. Tant et si bien que, republiant treize ans après la critique que j’en avais faite en 1977 dans Lâchez tout, j’ai dû y ajouter une préface intitulée « Retournement de jupe (22) », pour y faire voir comment, déconstruction aidant, était avancé l’inverse de ce qui avait été affirmé haut et fort une dizaine d’années plus tôt. Une nouvelle fois, Julia Kristeva se montra une véritable virtuose du reniement, puisque, éblouie en 1974 par la liberté dont jouissaient les femmes dans la Chine de Mao, elle se demandait alors « si l’idéal du moi socialiste n’est pas fait pour les femmes (23) », avant de redouter soudain en 1979 que « la révolte féminine s’englue dans une religiosité laïque sans différence et sans éthique (24) ». De toute façon, que les Droits de l’Homme aient été constamment bafoués dans ce pays de la liberté des femmes était une donnée toute relative que la déconstruction permettait de ramener à l’ordre du détail.

De même, je devais découvrir en 1990 les subtilités par lesquelles la déconstruction féministe de l’histoire de l’art allait conduire à disqualifier, dans la même foulée, Degas, Lautrec, Manet, de Kooning et Picasso…, en ce que les uns et les autres « commettaient implicitement une agression contre la réalité et l’autonomie féminines (25) ». Exemple entre mille de la façon dont ce genre d’affirmation de la différence conduit à produire des interprétations du monde qui empêchent non seulement de le comprendre mais, du même coup, de le changer. Aussi, que les postes clefs de l’université soient de plus en plus attribués aux porte-parole de cette sorte d’obscurantisme ne doit pas surprendre : cette fallacieuse reconnaissance de la différence aura été un formidable moyen de dépolitisation.

Je sais, depuis, il y a la Queer Theory (26) qui, à partir d’une remise en cause du communautarisme gay des années quatre-vingt, est apparue, au début de la décennie suivante, telle la nouvelle vague féministe, se présentant comme une critique déconstructive de tous les essentialismes des déterminations identitaires normalisantes aux effets réducteurs d’une sexualisation binaire…, à travers les travaux universitaires d’Ève Kosofsky Sedgwick, Judith Butler ou Monique Wittig. Mais, si louables que soient les efforts d’une Judith Butler, par exemple, pour sortir du piège identitaire et déranger l’ordre des genres, qui ne serait qu’une construction sociale et psychologique, on est consterné de la voir trouver de quoi illustrer son propos dans le travail d’une Cindy Sherman, chez qui la plus dérisoire inversion des genres renvoie pitoyablement à elle-même depuis plus de vingt ans, et de surcroît, en démarquant sans vergogne Hans Bellmer, Max Ernst, Claude Cahun… Tout se passant, qui plus est, à l’instigation d’institutions muséales ou universitaires, c’est-à-dire d’autant d’instances de pouvoir qui, pour promouvoir cette subversion qu’elles tiennent bien en laisse, ne font aucune difficulté à engloutir des sommes considérables. Est-ce là « queeriser l’hétéronormativité dominante », comme on prétend en avoir la volonté ?

Aussi, quand Judith Butler en vient à se demander si « la dénaturalisation de l’identité sexuelle ne peut avoir pour effet de consolider les normes hégémoniques (27) », il est difficile de ne pas remarquer à quel point la réversibilité de la différence, qui s’affirme à travers le travestissement comme mise en cause libératrice de l’identité sexuelle, semble désormais se conformer à la « marchandisation de la différence », justement repérée comme hautement significative du « nouvel esprit du capitalisme » par Luc Boltanski et Ève Chiapello (28). Tant et si bien qu’à suivre leur analyse des nouveaux produits culturels, justement générés par la notion de différence et dont la caractéristique est d’être menacés par leur contradiction d’origine consistant à reproduire leur singularité à des fins marchandes, on pourrait croire à l’évocation des avatars dont la Queer Theory n’aura cessé d’être sujette, au cours de la fuite en avant conceptuelle avec laquelle son histoire se confond, soumise comme la consommation de ces mêmes produits à des « cycles rapides d’engouement et de déception (29) ».

Constatation qui soulève bien des questions concernant la French Theory dans son ensemble, au point de se demander s’il ne lui appartient pas d’avoir, par avance, fourni à l’ordre mondial en train de se mettre en place les instruments théoriques qui lui étaient nécessaires pour parvenir à l’hégémonie. Autrement dit, si ceux-ci n’étaient pas contenus dans la fameuse « boîte à outils » dont parlait Gilles Deleuze à propos des concepts.

Ironie de l’histoire ou ironie de la théorie ? Il serait trop facile d’imputer au seul phénomène de la récupération une adéquation grandissante des thèses de la French Theory aux nouvelles formes prises par la domination.

Cette question, je la posais déjà en 1988 dans mon essai Appel d’air (30), alors que je cherchais à savoir dans quelle mesure structuralistes comme déconstructionnistes, du fait d’affirmer la mort du sujet, la disparition du sens et l’effacement de l’histoire, en dehors de toute considération sensible, avaient servi la société technicienne qu’ils se flattaient de combattre. Aujourd’hui, il paraît bien probable que leurs thèses ont aidé à préciser la silhouette de « l’homme unidimensionnel » qu’Herbert Marcuse avait vue apparaître dès 1974. Il devient même difficile d’en douter, depuis les analyses de Luc Boltanski et Ève Chiapello, selon lesquelles « le redéploiement du capitalisme a été associé à la récupération de la figure du réseau (31) ». En effet, quand bien même ceux-ci arguent-ils prudemment de la récupération, on est pris d’un certain vertige à voir combien de thèses de la French Theory semblent de plus en plus en phase avec l’ordre connexionniste en train de triompher. Comment enfin se peut-il que des discours prétendant dénoncer dispositifs et stratégies du pouvoir aient fini par apporter à ceux-ci la base sinon la justification théorique qui leur manquait ?

À l’évidence, les « machinations théoriques » de nos philosophes semblent être allées au-devant des attentes des nouveaux utilisateurs d’Internet mais aussi de ses promoteurs. Ainsi, très vite, « plutôt que d’inviter à politiser le réseau, à penser l’Internet comme arme d’opposition, la théorie française est surtout l’occasion, outre-océan, d’une auto-réflexion ludique de la technique (32) ». On en vient, tout naturellement, à faire ressortir une « homologie récurrente de la toile et de la théorie, d’un vecteur de diffusion technique et d’un corpus de textes philosophiques (33) ». Mais ce n’est pas seulement le paradigme du réseau-rhizome que la French Theory partage avec le « nouvel esprit du capitalisme ». Mais aussi bien le sujet schizoïde rêvé par Deleuze et Guattari dans L’anti-Œdipe, ni homme ni femme, ni fils ni père, ouvert à tous les branchements, qui ressemble à s’y méprendre au sujet acritique, désymbolisé, déculpabilisé, voulu par le néolibéralisme. Et ce sujet flottant, sans attache, qui se définit par son indétermination sexuelle, affective ou intellectuelle, telle que rien ne l’empêche d’être traversé par le flux d’une marchandisation généralisée, quels miroirs ne lui aura pas offerts la French Theory, d’hier et d’aujourd’hui du schizophrène deleuzien au sujet toujours déjà délocalisé de Judith Butler, sans oublier l’« être-cyborg » d’une Donna Haraway, travaillant à un devenir-machine, inspiré des assemblages machiniques de Gilles Deleuze comme de la biopolitique de Michel Foucault ? Quant au « souci de soi » foucaldien, ne trouve-t-il pas sa mise en pratique la plus branchée dans le « monitorage de soi » recommandé par le management à ses cadres dirigeants ? Que Michel Foucault se soit engagé dans cette direction après un détour par l’Antiquité ne change rien à l’affaire. Ce genre de volte-face est le propre de la French Theory. Roland Barthes n’a-t-il pas proclamé, après la mort de sa mère, qu’il ne se préoccupait plus d’être moderne, comme si l’un était en rapport avec l’autre, pour un théoricien du discours ?

Force est de constater que dans cette labilité la French Theory aura trouvé une seconde nature, qui ne diffère guère de la flexibilité exaltée par le « nouvel esprit du capitalisme ». Ainsi pourrais-je continuer à énumérer les rencontres entre de nombreuses propositions de nos théoriciens et les innovations les plus marquantes du capitalisme post-moderne, sans pouvoir véritablement répondre à la question de savoir ce que la French Theory aura bien pu lui opposer.

Il n’est que de se souvenir quelle fascination celui-ci a exercée sur ces philosophes, tels Deleuze ou Guattari sensibles à la force vitale du capitalisme, Lyotard ou Foucault reconnaissant sa puissance érotique, enfin Baudrillard se retrouvant dans son esthétique.

Contradiction gênante ? Sûrement pas. D’autant que si, dans ma critique de ce temps, j’ai été amenée à dégager la notion de rationalité de l’incohérence qui régit, explique et justifie la plupart des comportements actuels, il me paraît difficile de ne pas y voir une conséquence de l’indécidabilité promue au rang de vertu capitale par nos déconstructionnistes. En réalité, c’est l’indifférence qui règne au royaume de la différence, où il n’est plus question de discerner entre vrai et faux, et encore moins entre liberté et irresponsabilité. D’abord indifférence sensible. Mais aussi indifférence de maîtres et de nantis qui peuvent s’offrir le luxe de l’inconséquence. Et à ce sujet, il serait cruel de faire la liste des erreurs et revirements successifs dont les représentants de la French Theory n’ont pas été avares. Pourtant je rappellerai comment, après la découverte en 1984 du passé antisémite et prohitlérien de Paul de Man, la déconstruction aida Jacques Derrida à absoudre ce personnage clef dans la diffusion de la French Theory, sous le prétexte que nous sommes condamnés à demeurer dans l’illusion du langage et que, voudrions-nous en sortir, la seule solution est de nous y enfoncer plus encore.

Qu’on ne s’étonne pas, dans ces conditions, de la dépolitisation chronique qui aura été en fin de compte inhérente à la French Theory, en dépit de prises de positions spectaculaires par tel ou tel de ses représentants. Opérations ponctuelles qui, d’être le fait de personnes à l’abri de l’institution universitaire, auront grandement favorisé leur cécité critique. Tout se passant comme si, en fait, elles n’avaient rien vu venir. En ce sens, Dany-Robert Dufour a tout à fait raison de remarquer, par exemple, que Michel Foucault, « tout à l’étude des multiples formes de la prise en charge de la vie par le pouvoir, n’a pas vu qu’une toute nouvelle domination se mettait progressivement en place, visant à affaiblir toute institution, toute instance, susceptible d’interposer ses valeurs entre le consommateur et la marchandise (34) ». Autrement dit, que la domination tendait à ne plus passer par la répression directe mais au contraire par l’incitation à une tolérance de plus en plus nécessaire à la circulation de la marchandise.

Quant à la conquête de l’espace intellectuel, culturel ou artistique, devenue essentielle pour étendre à l’infini le champ de cette domination se parant désormais des couleurs de la liberté, non seulement la French Theory n’y a vu que du feu mais, qu’on le veuille ou non, elle y a joué un rôle majeur.

Tel est le plus grand grief qu’on peut lui faire, et cela vaut autant pour ses fondateurs que pour sa descendance. J’y vois, pour ma part, une des plus impressionnantes entreprises menées contre la vie sensible.

Entreprise au cours de laquelle le ressentiment de la raison à l’égard de ce qui lui échappe aura atteint un apogée, à partir du moment où, sans même le vouloir, la French Theory n’aura cessé de venir prêter main-forte aux différentes instances du pouvoir pour, en fin de compte, déboiser, défricher, ratisser, baliser… un domaine qui, toutes proportions gardées, dépendait jusqu’alors de notre intimité. Ainsi aura-t-on vu ces théoriciens réduire les plages d’irréalité, les poches d’obscurité, les archipels de ténèbres, où la liberté de chacun avait encore quelque chance de se nourrir. Leur inconséquence aura été telle que c’est tout l’espace sensible qu’ils ont réussi à ouvrir à la marchandisation. Et, du coup, ne serait-il pas temps de s’inquiéter pour le « rêveur définitif » que nous n’avons peut-être encore pas cessé d’être ?

Car c’est d’abord sa cargaison de perceptions, de sensations, d’émotions, que la French Theory a jeté par-dessus bord, pour accréditer l’idée d’un homme réduit à son seul langage. Mais, dès lors que la mort de cet homme a été annoncée par Michel Foucault, il fallait liquider jusqu’au souvenir de ce « rêveur définitif ». Sinon, on n’aurait pas assisté à ce quadrillage de l’imaginaire, qui aura été le sinistre exploit de cette coalition de professeurs, jouant les chefs de gare à l’échelle mondiale, d’abord pour trier, orienter, hiérarchiser. Non seulement en se réclamant d’un indécidable dont ils s’autorisent paradoxalement pour interpréter dans le sens qui leur convient mais aussi pour parler à la place de ceux qui ne sont pas armés de leur théorie. Dans le fond, ce que Michel Foucault a prétendu faire pour les sans voix de l’Histoire, fous ou criminels, la French Theory l’aura fait dans le domaine artistique en produisant un discours-mode d’emploi, à l’usage de ceux que le monde sensible affole.

À tout le moins, les résultats laissent perplexe. Je pense au texte de Michel Foucault sur le fameux tableau de Magritte Ceci n’est pas une pipe, où, page après page, la pensée patine de ne pouvoir saisir son objet.

Et François Cusset a beau s’extasier sur l’apport de Gilles Deleuze concernant la peinture, on croit rêver quand on y découvre, par exemple, à propos de Bacon qu’« en art, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes mais de capter des forces (35) ». Jusqu’à ce qu’on y apprenne, en guise de conclusion, qu’« aucun art n’est figuratif » mais que tous visent une force en rapport étroit « avec la sensation ». Heureusement que, par ailleurs, Jacques Derrida nous avait avertis sans ambages : « Je ne crois pas que quelque chose comme la perception existe », venant à son insu conforter l’idée que Charles Fourier se faisait des philosophes « intéressés à donner pour insoluble tout problème qu’ils ne savent pas résoudre ».

Cette sorte d’impuissance sensible éclaire peut-être la tentation constante des différents discours de la French Theory de se substituer à leur objet littéraire ou artistique. Comme si l’existence même de cette théorie voire sa dynamique de surenchère ne visaient qu’à pallier une telle carence. Tant et si bien que l’aggravation notable de cette déficience, devenue caractéristique de notre temps, expliquerait la persistance de la French Theory comme leurre particulièrement efficace pour faire croire à la nouveauté d’une activité de recyclage systématique, dont l’agitation d’une Avital Ronell, se voulant comme beaucoup d’autres déjà une DJ de la philosophie, mais toujours dans le giron de l’université, est un exemple spectaculaire.

En fait, derrière tout cela s’affirme une volonté de désincarnation forcenée par laquelle, une fois de plus, la French Theory aura été au-devant de la nouvelle aliénation d’un monde où les idées doivent être sans corps et les corps sans idées.

Sans doute est-ce l’aboutissement d’une longue histoire, dans laquelle le personnage de Blanchot aura joué un rôle considérable, avec sa conception de l’espace littéraire comme « lieu sans lieu », mais qui se clôt néanmoins sur lui-même grâce aux thèmes du ressassement, du retour au même, de la disparition de l’auteur, propres à suspendre le moindre recours à la vie sensible.

On sait la suite : toute la French Theory découle de cet effacement de l’être singulier. Faut-il alors s’étonner que, de flux en machines désirantes, de dispositifs en branchements multiples, on ait vu apparaître la norme d’une sexualité reposant de plus en plus sur l’évitement de l’Autre et sur l’exacerbation narcissique, pour aboutir avec la disparition du corps à l’effacement de toute perspective imaginaire ?

À quoi on pourra bien sûr m’objecter l’omniprésence du corps dans les différentes formes d’expression contemporaine. Ce qui ne fait aucun doute, à ceci près que le corps n’existe alors que soit comme support d’un certain nombre de fonctions sportive, esthétique ou sexuelle , soit comme référence obligée d’un art œuvrant justement à nous leurrer sur sa liquidation. Et je pense aux performances ou installations, se réclamant à qui mieux mieux de tel ou tel représentant de la French Theory, où c’est manifestement le corps concret, le corps singulier, le corps de l’autre, le corps vers l’autre, le corps ni de l’un ni de l’autre, le corps unique parce que mortel, qu’on s’applique à détrousser de ses pouvoirs, érotiques, symboliques et métaphoriques. Aussi comment ne pas voir que ce corps, de plus en plus circonscrit à ses limites fonctionnelles et, de ce fait, condamné à renvoyer dérisoirement à lui-même, est emblématique de l’esthétique du Même comme de l’art du pléonasme qui en découle, caractéristique de l’indigence de ce temps ?

Voilà pour les idées sans corps. On peut en mesurer les ravages dans une nouvelle littérature où s’affirme quelque chose comme l’érotique dont rêvait la French Theory, et qui a pour effet d’indifférencier les corps, les sensations comme les auteurs. Que ceux-ci soient homosexuels, hétérosexuels, gay ou lesbiennes, tous semblent écrire le même livre, où des corps se rencontrent, des sexes se pénètrent, jouissent même sans qu’on puisse n’en retenir qu’une surabondance d’écoulements, de sécrétions, de moiteurs et de décharges qui unifient de leur gluance la désolante érotique unisexe en train de tourner au clonage convivial.

Aussi n’est-ce nullement par hasard que dans son Anthologie historique des lectures érotiques (36), Jean-Jacques Pauvert a vu apparaître, entre 1985 et 2000, un écrasement de la perspective érotique. Car une des plus graves nuisances, inhérente à cette neutralisation sexuelle, est de nous faire perdre de vue, chaque jour un peu plus, combien la représentation est liée au désir. Et là encore, la French Theory a sa part : à tant vanter l’efficacité des systèmes autoréférentiels, aussi bien à propos des mots, des choses ou des êtres, ne risque-t-on pas de faire disparaître sous les figures du Même les innombrables trajectoires du désir et, ce faisant, de se priver de la richesse d’invention que, jusqu’à ces derniers temps, la représentation amoureuse mettait à la portée de chacun ?

Preuve a contrario que tout se tient et que la plupart de nos malheurs viennent de ne pouvoir admettre cette interdépendance des êtres et des choses. Bien sûr, la French Theory n’est pas seule en cause. Mais elle vient conforter grandement une des principales conséquences du choix rationnel qu’ont fait nos sociétés industrielles, même si la poésie n’aura pas manqué de s’y opposer, pour nous rappeler, avec ses fulgurances, ce que nous devons à tout ce que nous ne sommes pas. Aussi bien à travers les innombrables formes de lyrisme populaire qu’à travers les expressions les plus singulières de l’insurrection poétique, depuis toujours, la vie sensible s’en est trouvée éclairée et renforcée dans son approche intuitive, sans laquelle la pensée se mutile jusqu’à devenir mutilante.

Le malheur est que cette pensée mutilée et mutilante semble triompher aujourd’hui comme jamais encore et que la French Theory en constitue, à mes yeux, la forme la plus aboutie, en ce qu’elle ignore toute expression qui ne soit pas réductible aux formes du discours. Et si globalisation il y a, celle-ci n’est pas réductible à l’épouvantail économique brandi par les altermondialistes, au discernement bien affaibli par les idées usées de la contestation des années soixante. Elle se manifeste tout autant à travers l’hégémonie théorique à laquelle vise la déconstruction, quitte à nous séparer de nous-mêmes et plus encore du monde naturel, dont la French Theory aura oublié jusqu’à l’existence.

Et pourtant, on connaît l’histoire du battement d’ailes de papillon, à même de provoquer un cyclone à l’autre bout du monde.

Analogiquement, de jouer la partie pour le tout, la poésie comme l’amour a parfois ce pouvoir d’ébranlement, alertant êtres et choses de fond en comble, jusqu’à les ouvrir à ce qu’ils ne sont pas. « La durée d’une étincelle, l’individuel et le non individuel écrivait Hans Bellmer en 1957 sont devenus interchangeables et la terreur de la limitation mortelle du moi dans le temps et dans l’espace paraît annulée. Le néant a cessé d’être ; quand tout ce que l’homme n’est pas s’ajoute à l’homme, c’est alors qu’il semble être lui-même (37). »

Toute l’histoire de la pensée analogique témoigne de ces « instants de solution », dont on n’a pas encore évalué la dimension critique, indissociable de la nécessité poétique qui continue, malgré tout, de se manifester à travers une cohérence passionnelle que la French Theory aura grandement travaillé à rendre impossible, jusqu’à tenter de nous en faire oublier jusqu’au souvenir.

Cohérence passionnelle de ce qui nous unit au monde et nous en différencie absolument. Cohérence passionnelle donc toujours singulière j’y insiste surtout quand la collectivité ne se manifeste plus que pour nier la vie individuelle en la diluant dans la multitude de ses spectacles indifférenciés. Et c’est bien pourquoi il appartient à chacun de reprendre à ce monde la vie sensible qu’il nous dérobe, leurre après leurre.

D’autant que c’est toujours du point le plus obscur du paysage que surgit le merveilleux, comme c’est toujours du point le plus enfoui de notre singularité que se produit notre reconnaissance de l’autre. Et elle est là, l’essence du merveilleux poétique ou amoureux , dans son improbabilité même.

Rien n’est plus opposé à tout ce qu’aura véhiculé la French Theory passée, présente et à venir.

Dans les années vingt, Paul Valéry écrivait à André Breton : « C’est à vous de parler, jeune voyant des choses. » Qui aujourd’hui ne serait pas curieux des voix dont on ne sait rien encore ? À ceci près que ce n’est sûrement pas à l’ombre des institutions ni à la lumière des modes qu’on parvient à se faire voyant. Attention, la French Theory aura d’abord été une mode institutionnelle qui, faute de trouver une résistance sensible, a fini par s’imposer en kit pour penser.

Il était une fois, dit le conte. Notre seule chance aujourd’hui est de nous rappeler qu’il faut commencer par dire non, pour que cette fois soit enfin. Telle est aussi notre immense chance qui ouvre toutes les autres. Car si la servitude est contagieuse, la liberté l’est plus encore.

Notes

1. Cette conférence a été donnée le 9 novembre 2006 à la demande de Per Buvik, directeur du Centre de coopération franco-norvégienne en sciences sociales et humaines, dans le cadre de journées intitulées « French Theory revisited », à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris. Elle a été publiée dans La N.R.F. no 582, juin 2007.

2. Stock, 2000, et Gallimard, « Folio essais », 2004.

3. Tout près, les nomades, repris dans Ombre pour ombre, Gallimard, 2004, p. 65.

4. Paul de Man, The Resistance to Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986, p. 3.

5. Barbara Cassin, L’effet sophistique, Gallimard, 1995.

6. François Cusset, French Theory, La Découverte, 2005, p. 302.

7. Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 255.

8. Ibid., p. 223.

9. Ibid.

10. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972, Tel, 1976, p. 659.

11. Ibid.

12. Ibid.

13. Michel Foucault, « Sade, sergent du sexe » 1975, in Dits et écrits, vol. I, Gallimard, 2001, p. 1690.

14. Michel Foucault, Raymond Roussel, Gallimard, 1963, p. 189.

15. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971, p. 11.

16. Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978, p. 14.

17. Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.

18. Le Nouvel Observateur, 25 septembre-1er octobre 1997, no 1716.

19. Cité par François Cusset, op. cit., p. 87.

20. Hélène Cixous, Madeleine Gagnon, Annie Leclerc, La venue à l’écriture, 10/18, 1977, p. 62.

21. Speculum étant le titre de l’ouvrage par lequel Luce Irigaray se fit connaître en 1974.

22. Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes, Ramsay-Jean-Jacques Pauvert, 1990.

23. Julia Kristeva, Des Chinoises, Des femmes, 1974.

24. Julia Kristeva, Art Press, n° 26.

25. Cité par Edward Behr, Une Amérique qui fait peur, Plon, 1995, p. 247.

26. Queer signifiant « travers », « tordu », qui peut aussi se traduire par étrange, insolite, drôle, louche, excentrique… et souvent homosexuel.

27. Judith Butler, Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, New York Routledge, p. 121-122.

28. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit.

29. Ibid., p. 538.

30. Appel d’air, Plon, 1989.

31. Luc Boltanski et Ève Chiapello, op. cit., p. 547.

32. François Cusset, op. cit., p. 265.

33. Ibid.

34. Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes : sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Denoël, 2003, p. 234.

35. Cité par François Cusset, op. cit., p. 256, qui, par ailleurs, ne semble pas s’être rendu compte que le Boy with Machine de Lindner figurant en frontispice de L’Anti-Œdipe n’est pas une « installation », comme il le dit à la page 246, mais tout simplement un tableau.

36. Jean-Jacques Pauvert, Anthologie historique des lectures érotiques, Stock/Spengler, 1995-2000.

37. Hans Bellmer, Petite anatomie de l’inconscient physique ou l’Anatomie de l’image, Le Terrain Vague, 1957, réédition 1978, p. 38.

Annie Le Brun, Ailleurs et autrement,
Gallimard, coll. Arcades, 2011

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2 Commentaires

  1. Debra

     /  6 avril 2024

    Ce matin je récidive sur un autre aspect du problème qui est important à mes yeux : le rapport entre le mot « université » et « universel », car les deux mots véhiculent la même racine, qui d’ailleurs, est un rapport avec le.. UN (et pas les « Nations Unies, voyons).

    A l’âge de 17 ans, dans le pays étranger, et le milieu où je suis née, il m’était impensable de ne pas continuer mon éducation à l’UNIVERSité (univer..cité ?). Impensable, et j’ai mis des années pour comprendre que c’était impensable, et ce que cela voulait dire en termes d’absolu, d’enseignement idéologico-religieux (le sens propre du mot « propagande »).

    La généralisation de l’éducation supérieure pour toucher de plus en plus de personnes sur… toute la planète a des conséquences dans nos vies quotidiennes. Le tissage de contacts entre intellectuels, universitaires dans des pays différents, et ceci depuis très longtemps, remontant probablement déjà au 19ème siècle, mais très présent au 20ème siècle, a des conséquences sur.. l’UNIformisation des idées dans les classes intellectuelles et partout sur la planète. D’abord, la formation d’élites ? intellectuelles par le biais des « grandes écoles » françaises, américaines, et anglaises, pour parler de ce que je connais, ce qui a permis la généralisation, et la dissémination d’une… science ? depuis ces pays, et maintenant, la dissémination des idées par le biais de l’Internet, sans besoin même que des personnes se déplacent pour… coloniser ou se faire colonisées, si on tient à employer ce modèle.

    Cet état des lieux s’est accompagné d’une extension d’un vocabulaire perçu et défini comme « scientifique » dans de plus en plus de domaines de connaissance, et même dans ce qui était considéré comme art avant. Non pas l’application d’une démarche analytique, car je maintiens qu’on ne peut pas penser sans la possibilité de DIVISER, de déCOUPER un objet se présentant comme un tout dans ses parties, mais l’insistance que cette démarche soit « scientifique » ou.. l’essence ? de la science, l’appropriation de cette démarche pour bien l’installer dans le domaine de la science. Et après, la tendance à se servir de la démarche analytique pour procéder à une… TOUTE classification. Une ambition.. « scientifique » ? une extension du domaine du mot « science » pour englober… tout… Tout.. l’UNIVERS dans la classification ?

    Personnellement, je n’aime pas les démarches qui englobent, qui avalent TOUT ce qui pourrait leur être… extérieur, encore que je suis peut-être très coupable de vouloir..englober. Pas plus que j’aime l’extension de la classification ou du.. diagnostic que je vois… partout, malheureusement. Mea summa culpa ??

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  2. Debra

     /  5 avril 2024

    Tout ça pour ça…

    Normalement, je devrais être sympathique à cet écrit. Normalement. Mais je reste sur ma faim. Moi aussi, je suis très impatiente avec la « French Theory », et j’ai peut-être encore plus de raisons d’être impatiente que l’auteur, vu mon parcours.

    Mais je ne peux que m’interroger sur ce qui a conduit un courant de pensée FRANÇAIS à l’origine, à traverser l’Atlantique pour coloniser les « grandes écoles » américaines, les « Ivy League » schools, et ensuite… faire boomerang sur la France.

    Il y a de quoi faire un bon Cluedo avec cette affaire, et pourtant, l’auteur ne semble pas s’intéresser au pourquoi de cette… sale… affaire.

    Oui, je devrais être sympathique envers cet écrit, mais puis-j’être sympathique quand je vois tout de suite « French Theory » dans la bouche d’une Française ? N’y a t-il pas un brin de… capitulation déjà dans le fait de parler de « French Theory » ? En tout cas, à mes yeux, ça sent la capitulation. Oui, on pourrait me dire que je suis… fanatique. Peut-être. Mais je maintiens ma remarque.

    Comme je suis heureuse d’avoir été formée à l’école de de Saussure, de Beneveniste et compagnie, je ne vais pas cracher sur le structuralisme. J’ai dit pas plus tard que ce matin que la démarche analytique a quelques inconvénients que l’Homme supporte depuis des millénaires maintenant. Quand on démantèle un objet pour le mettre en pièces détachées, on ne le voit plus en entier, et il est intéressant de pouvoir le remettre en entier, après l’avoir réparé, par exemple au cas où il était cassé. Il y a un équilibre délicat à trouver entre le regard du détail, et le regard du sujet, comme aurait dit Daniel Arasse dans le temps. Le regard qui voit le détail, la personne qui a le regard qui voit le détail est souvent assez différent du regard qui voit le sujet, la personne qui a le regard qui voit le sujet. Freud a beaucoup écrit là dessus. C’était.. un maître.

    Si j’ouvre mon dictionnaire d’Alain Rey, le Dictionnaire Historique de la langue française au mot « théorie », je constate, avec délectation, que le mot « théorie » QUI NOUS VIENT DU GREC ANCIEN (mais qu’est-ce qui ne nous vient pas du grec ancien dans nos… déboires modernes ?) émane d’un contexte… religieux ET THEATRALE, et que son premier sens est « groupe d’envoyés à un spectacle religieux, à la consultation d’un oracle »… Probablement il n’y a que moi qui trouve ça significatif de nos jours, mais quand je vois tous les… oracles autour de nous, avec LES CONSULTATIONS D’ORACLES, je me dis que le passé… n’est pas passé du tout. Il est même très présent. Malheureusement, de mon point de vue. Ce n’est qu’à partir de Platon que le mot « théorie » a commencé à prendre le sens de « contemplation, de vision abstraite, de spéculation (c’est intéressant de voir qu’à partir du 19ème siècle l’abstraction a mauvaise presse, mais Descartes déjà a des mots durs pour la spéculation qui met en jeux… les YEUX d’UN SPECTATEUR (bonjour, les vidéos de youtube qui explose dans la spéculation…).

    C’est tout pour maintenant. Il y aurait d’autres choses à dire, mais le commentaire est assez long, et j’ai fait assez de… spéculation pour ce soir.

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