Bernard Lahire, « Les structures fondamentales des sociétés humaines »

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Bernard Lahire

Les structures fondamentales
des sociétés humaines

Editions La Découverte, 2023

Introduction générale. L’oubli du réel
(extraits)

[…]

Contre-pente

Dégager des constantes ou des lois concernant les sociétés humaines lorsque le réalisme est perçu comme naïf, et la recherche de lois comme une pure illusion, ne va pas du tout de soi. Proposer un cadre général, synthétique et intégrateur commun, ou encore ce que Thomas Kuhn appelait un « paradigme », à des chercheurs en sciences sociales éparpillés en chapelles théoriques ou en petites entreprises personnelles n’a rien d’une chose facile.

Établir des liens ou viser la consilience (1) entre certains faits établis et interprétés par la biologie évolutive, l’éthologie, la paléoanthropologie, la préhistoire et les sciences sociales, et construire un cadre commun de pensée à l’ensemble de ces domaines de savoir leur permettant d’échanger de façon fructueuse, dans un monde scientifique qui craint plus que tout la naturalisation ou la biologisation du social, ne va pas davantage de soi. Montrer la présence trans-spécifique et trans-historique de certaines lois biologiques et sociales dans un univers scientifique qui a partie liée avec l’idée de changement, de variation et d’historicité, et au sein duquel les chercheurs inclinent à penser, comme ces jeunes hégéliens révolutionnaires dont parlaient Marx et Engels, qu’il suffit de (se) défaire (d’)une idée ou de ne plus y croire pour abolir un état de fait existant, n’a rien d’une évidence (2). Établir une différence classificatrice entre le « social » et le « culturel », en montrant que les animaux non humains sont aussi sociaux que les humains, mais qu’ils ne sont pas ou ne sont que très peu culturels – les humains étant, quant à eux, à la fois sociaux et culturels – n’est pas une habitude de pensée ordinaire dans un monde qui utilise indifféremment les termes de « social », de « culturel » et d’« historique ». Faire tomber la différence entre « nature » et « culture » ou entre « nature » et « social », en montrant que nous sommes sociaux et culturels par nature et que la culture n’est qu’une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides et plus efficaces que celles permises par la sélection naturelle, est pour le moins déroutant pour des chercheurs qui ont en tête une nette différence entre « eux » (les « animaux » qui sont du côté de la nature) et « nous » (les êtres humains qui sommes du côté de la culture). Brosser l’histoire des sociétés humaines en tant qu’histoire globalement structurée par les contraintes propres à l’espèce, contraintes qui ne se saisissent qu’en comprenant ce que nous sommes au sein du règne animal – parmi les vertébrés, parmi les mammifères et parmi les primates – est une démarche peu commune dans des sciences qui sont habituées à défendre chèrement leur autonomie, et à n’expliquer le social que par le social, pour reprendre la célèbre formule durkheimienne.

Quand on cherche à combiner l’ensemble de ces démarches et à relever l’ensemble de ces défis, l’affaire semble donc plus que périlleuse. Mais les propositions faites dans ce livre n’ont été rendues possibles et ne peuvent être comprises qu’au prix de toutes ces ruptures et de toutes ces destructions de topoï. Les enjeux au cœur de cet ouvrage et les thèses que j’y soutiendrai sont potentiellement déstabilisateurs tant sur le plan scientifique que sur le plan politique. Les reproches de simplification, de généralisation abstraite (qu’est-ce d’ailleurs qu’une loi sinon une abstraction ?), d’impérialisme disciplinaire ou théorique, de naturalisation ou de biologisation, de désespérance politique ou de conservatisme (l’« hyper-constructivisme social » confortant le désir ou l’espoir de changements rapides) étant hautement prévisibles, il faut apporter des réponses à toutes ces objections et c’est ce que je m’efforcerai de faire tout au long de l’ouvrage, à chaque fois qu’il sera pertinent de le faire.

Il est sans doute raisonnable et lucide de penser que la chance de voir rapidement l’ensemble des chercheurs en sciences sociales prendre conscience du cadre dans lequel ils devraient toutes et tous travailler de concert est relativement faible. On ne change pas l’ensemble des communautés scientifiques relevant des sciences humaines et sociales par la seule force d’un livre. Mais quand on a la conviction que l’on tient ou que l’on a atteint quelques vérités et qu’on a trouvé les moyens conceptuels de les formuler, il faut les énoncer sans trop se préoccuper de leur succès éventuel, et en l’occurrence de leur pouvoir effectif d’organisation collective du travail scientifique à plus ou moins long terme. Si l’on a le sentiment d’avoir conquis quelque vérité que ce soit, alors il est de notre devoir de l’énoncer, quelles que puissent être les conséquences de cette témérité ou les chances pour cette vérité d’être correctement reçue et appropriée. C’est à ce prix que les sciences progressent, jamais par timidité ou par prudence académiques.

[…]

Les comparaisons inter-espèces et inter-sociétés comme leviers de compréhension

Nous verrons tout au long de cet ouvrage la fascination qu’exercent les différences culturelles, les particularismes ou l’exotisme historique ou géographique sur les historiens, anthropologues et sociologues. Or c’est cette fascination pour le multiple, le divers, le foisonnant et parfois même pour le détail qui les empêche de voir l’évident : les continuités autant que les discontinuités, les grands invariants autant que les variations d’une société humaine à l’autre. Les chercheurs en sciences sociales qui ne voient que ce qui varie, et sont comme théoriquement paralysés devant la multiplicité des pratiques sociales que nous donnent à découvrir les descriptions et récits historiques et ethnographiques, ne sont pourtant pas en meilleure position que les biologistes devant le spectacle de la nature. Comme l’écrivait Charles Darwin :

Il est intéressant d’observer un talus enchevêtré, tapissé de nombreuses plantes de toutes sortes, tandis que des oiseaux chantent dans les fourrés, que divers insectes volettent çà et là, et que des vers se glissent en rampant à travers la terre humide, et de penser que ces formes à la construction recherchée, si différentes les unes des autres, et qui dépendent les unes des autres d’une manière si complexe, ont toutes été produites par des lois qui agissent autour de nous (3).

Si on remplace le talus enchevêtré par la société perçue souvent comme une réalité fourmillante et complexe, on comprend très bien que la nature n’est pas plus simple que la société, et que le rôle du sociologue comme celui du biologiste devrait être de retrouver de l’ordre dans le désordre apparent, c’est-à-dire de formuler des lois qui permettent de comprendre ce qui structure, de façon invisible mais tout à fait tangible, la réalité qu’il étudie. Avec ses trois grandes lois de la variabilité permanente du vivant, de la sélection naturelle qui fait que les plus adaptés survivent mieux que les autres et peuvent ainsi davantage se reproduire, et de l’héritabilité des caractères d’une génération à l’autre, Darwin a permis de comprendre la dynamique de la transformation des espèces sur la très longue durée et de saisir les logiques qui sous-tendent l’enchevêtrement du talus.

Comme je l’ai déjà brièvement indiqué, deux grandes stratégies de connaissance permettent de voir ce qu’on ne voit pas ordinairement en sciences sociales lorsqu’on se focalise essentiellement sur des sociétés humaines particulières : la stratégie des comparaisons interspécifiques (entre sociétés humaines et sociétés non humaines) et la stratégie des comparaisons inter-sociétés humaines. Ce livre repose sur le pari que c’est en combinant ces deux stratégies que l’on peut espérer pouvoir dégager des lois sociologiques générales.

Si la comparaison interspécifique ne faisait pas partie des objectifs de l’anthropologue Alain Testart, son grand projet de sociologie générale l’avait toutefois conduit à développer une épistémologie réaliste, qui se situe à l’opposé de celle communément partagée par les chercheurs en sciences sociales, et à promouvoir la comparaison entre les sociétés les plus éloignées et contrastées (4). Testart pariait ainsi sur la prise en compte de l’ensemble des sociétés documentées par les préhistoriens, les archéologues, les ethnologues, les historiens et les sociologues afin de pouvoir dégager les principes d’une sociologie générale. Tout au long de sa carrière, il a milité pour que les anthropologues continuent à s’intéresser aux sociétés dites « primitives » ou « premières », alors que ceux-ci abandonnaient peu à peu leur mission originelle, initialement liée à la colonisation, pour investir des terrains plus proches d’eux et se rapprocher d’un métier de sociologue désormais rompu aux méthodes d’observation directe des comportements, au point qu’il commença à être parfois difficile de distinguer, par exemple, un micro-sociologue urbain d’un anthropologue urbain.

Testart situe dans les années 1960 l’installation d’un climat scientifique emporté par un relativisme épistémologique :

[L]’ethnologie devint suspecte en raison de ses rapports avec la colonisation. À cette critique pour ainsi dire politique s’ajouta une critique épistémologique, qui plongeait ses racines dans le relativisme qui domine toute la seconde moitié du xxe siècle. Si les cultures sont si différentes entre elles, comment un observateur étranger – ce que furent tous les ethnologues par rapport aux cultures qu’ils étudiaient – peut-il espérer comprendre et décrire adéquatement une autre culture que la sienne ? Les catégories qu’il utilise ne sont-elles pas celles de la tradition scientifique occidentale, complètement étrangères à celles de la culture observée (5) ?

Pourtant, les Nambikwara du Brésil chers à Lévi-Strauss, les Aranda (ou Arunta) d’Australie décrits par Spencer et Gillen et analysés par Durkheim ou les Trobriandais de Nouvelle-Guinée étudiés par Malinowski forment « des sociétés d’un tout autre type que celles que nous donne à penser l’histoire écrite, non seulement celle de l’Occident depuis Athènes ou Rome, mais encore celle de l’histoire de la Chine ou des civilisations mexicaines ou andines (6) ». Et c’est cette extranéité qui devrait pousser à les étudier pour faire apparaître les spécificités de nos sociétés occidentales mais aussi, et c’est peut-être le point crucial le plus difficile et le plus négligé, les invariants de toute société humaine : « C’est pourquoi il faut les étudier, et il faut les étudier passionnément parce que seule l’étude de sociétés si différentes des nôtres et si étranges à nos yeux pourra faire ressortir les traits, généraux ou au contraire spécifiques, de nos sociétés et, on peut l’espérer, de toute forme possible de société (7). »

De façon générale, les comparaisons inter-sociétés, dans l’espace comme dans le temps, constituent un premier levier pour prendre conscience des spécificités humaines. Parmi les avantages qu’un tel levier procure, il y a la question des origines ou des formes élémentaires. Voulant constituer la sociologie comme science générale de la société, Émile Durkheim ne s’est pas trompé en cherchant à saisir les « formes élémentaires de la vie religieuse ». Le contraste entre les premières formes de sociétés et les nôtres, établi grâce à l’anthropologie, à la préhistoire et à l’archéologie (8), permet de faire apparaître les lignes de force ou de développement qui ont toujours constitué l’humanité, en même temps qu’il révèle l’extraordinaire plasticité des formes culturelles humaines. Tous les travaux paléoanthropologiques, préhistoriques, archéologiques, anthropologiques ou linguistiques nous font plonger vers les origines de l’espèce humaine, du langage, des artefacts, de la transmission des savoirs, de la division du travail, du magico-religieux, du rapport esthétique au monde, des rapports entre les sexes, entre les parents et les enfants, entre les groupes, etc. La connaissance des principaux résultats de ces travaux est cruciale pour des sciences sociales qui ne peuvent se permettre d’ignorer ce qu’ils nous apprennent sur l’origine, les spécificités et l’évolution des sociétés humaines.

Si la comparaison inter-sociétés, largement délaissée aujourd’hui (9) ou restreinte à des sociétés très proches les unes des autres (e.g. les comparaisons internationales entre sociétés européennes ou entre sociétés occidentales, qui se distinguent très secondairement par des histoires économiques, politiques, religieuses ou culturelles nationales relativement singulières), est un moyen important pour faire apparaître les invariants, elle ne suffit pas toujours à modifier le regard que nous portons sur les sociétés humaines. Les comparaisons interspécifiques en revanche forcent à voir en quoi l’ensemble des sociétés humaines se distinguent des autres sociétés animales, et, par conséquent, à prendre conscience de la spécificité des sociétés humaines, des plus « primitives » (sans État, sans écriture, sans richesse et dotées d’une technologie rudimentaire) aux plus « développées » (à État, à écriture, à école, dotées d’une multitude de technologies et de savoirs diversifiés et sophistiqués, sociétés à richesse accumulée, industrialisées, marchandes, etc.), en passant par de très nombreux types de sociétés situés entre ces deux pôles.

Les connaissances produites en écologie comportementale et en éthologie sur le comportement social des animaux non humains et les sociétés non humaines n’ont cessé d’apporter des révisions quant à la ligne de séparation des humains et des animaux non humains. Les recherches ont fait apparaître des systèmes de communication animale complexes, des productions d’artefacts (proto-outils ou proto-armes, habitats), des transmissions culturelles de savoirs et de savoir-faire incorporés, des rapports hiérarchiques et des rapports de dominance, des systèmes d’entraide, un évitement de l’inceste, etc. Tout cela ne peut qu’amener à reconsidérer d’où partent les sociétés humaines dans leurs trajectoires historiques spécifiques. 

On peut par ailleurs penser que si d’autres espèces du genre Homo qu’Homo sapiens (et notamment les Néandertaliens) avaient survécu et continuaient aujourd’hui à déployer leurs propres formes de vie sociale, les anthropologues et sociologues auraient disposé d’un formidable levier de connaissance comparatif pour saisir les structures profondes de nos sociétés humaines (10). Il aurait ainsi été possible de mieux voir les effets produits par les propriétés biologiques de deux espèces aussi proches sur leurs structures sociales respectives, comme celles que l’on observe dans les rapports de dominance, les rapports entre mâles et femelles, mère et fils, etc., entre chimpanzés et bonobos. Les chercheurs n’auraient sans doute pas eu la même conscience de ce que nous sommes et n’auraient pas appréhendé la « condition humaine » de la même manière. Malheureusement, la disparition de toutes les autres espèces d’Homo nous a privés d’un précieux moyen de comparaison qui explique en partie les errements des sciences chargées d’étudier les sociétés humaines. À défaut de pouvoir comparer des sociétés d’espèces humaines différentes, il reste encore possible de prendre pour points de comparaison des sociétés de primates avec lesquels nous avons un ancêtre commun qui remonte à environ 7 millions d’années (11), ou même des sociétés de mammifères qui partagent avec nous de nombreuses propriétés biologiques (12). Sauf exception (13), partout où elle s’est développée, la sociologie s’est largement tenue à distance de telles recherches.

Mais comment en vouloir aux chercheurs en sciences sociales de ne voir que les différences et de ne s’intéresser qu’à elles quand tout est fait dans l’organisation de la division du travail scientifique, étant donné la double absence de comparaisons inter-sociétés et de comparaisons interspécifiques, pour invisibiliser les continuités et les invariants ? Le défi actuel consiste autant à réveiller des personnes profondément endormies ou à les forcer à ouvrir les yeux sur ce que l’on peut extraire des connaissances déjà produites qu’à produire de nouvelles connaissances. Ne voyant pas ce qui est, pourtant, sous leurs yeux, les chercheurs ne produisent des connaissances générales sur les sociétés humaines que par inadvertance, sans chercher à le faire intentionnellement.

Sociologues, anthropologues et historiens font comme si tout, ou en tout cas l’essentiel de ce qui les intéresse (le pouvoir ou la domination, les rapports de parenté, et notamment les rapports parents-enfants, les rapports hommes-femmes, l’évitement de l’inceste, l’exogamie, la communication, les artefacts, l’apprentissage social et la transmission culturelle, les émotions, etc.) commençait avec l’Homme. Ils ignorent le fait que nombre de propriétés sociales (structurelles, comportementales ou cognitives) ont précédé de loin l’apparition d’Homo sapiens. Et, en fondant tout leur travail sur cette ignorance, ils peuvent attribuer à la culture et à l’histoire ce qui appartient au domaine bien plus étendu du social, la vie sociale ne se réduisant pas à la vie sociale humaine (14).

Les yeux rivés sur les différences internes à l’espèce et aux sociétés humaines, les sciences sociales reposent en général sur une prémisse erronée d’exceptionnalité ou d’unicité radicale de l’espèce et de la condition humaines. Certes, personne ne nie formellement que l’Homme est un animal, mais il est vu, implicitement ou explicitement, comme une espèce totalement à part. Or, vu à partir de la biologie évolutive, l’Homme est certes unique, comme toute autre espèce animale, mais il s’inscrit dans un long processus évolutif qui ne le fait pas sortir du néant, et qui ne fait pas de ses propriétés les plus marquantes (qu’il s’agisse de la culture, de la conscience, du langage, de l’outil, des émotions ou de la socialité) des caractéristiques sans précédent dans le vivant.

Même les plus matérialistes des auteurs, qui sont fort heureusement convaincus que Darwin avait raison, demeurent profondément théologiques concernant leur approche de l’Homme, au sens où ils déconnectent tous les problèmes de l’humanité, et notamment des sociétés humaines, du courant historique de très longue durée qui emporte l’ensemble du vivant, humanité comprise (15). La géologie de Lyell et la biologie de Darwin ont dû, en leur temps, lutter contre l’idée théologique selon laquelle la Terre et l’Homme n’avaient que quelques milliers d’années d’existence et que les espèces (immuables) avaient été créées d’emblée telles que nous les connaissons. Mais la révolution darwinienne est loin d’être achevée (16) et doit se poursuivre dans les sciences sociales, non pas en appliquant la théorie darwinienne sur des réalités historiques humaines (comme tente de le faire la mémétique ou la psychologie évolutionniste par exemple), mais en raccrochant les structures sociales et les comportements sociaux humains à la longue histoire des structures et comportements sociaux non humains.

La plupart des chercheurs en sciences sociales partagent néanmoins un mélange d’hostilité et d’ignorance à l’égard de la biologie évolutive, et notamment de l’écologie comportementale (17) (étude du comportement animal dans une perspective évolutionniste). C’est un peu moins le cas des anthropologues, au moins aux États-Unis (18), du fait d’une formation pluridisciplinaire beaucoup plus marquée : « Les étudiants américains diplômés en anthropologie apprennent les bases de la paléontologie humaine et de l’anthropologie physique, connaissent les autres primates, comprennent la symbiose des humains avec d’autres espèces et ont tendance à considérer la culture comme une adaptation complexe à un environnement non moins complexe (19). » Si la biologie est perçue comme un danger potentiel pour celles et ceux qui pensent que les faits sociaux ne s’expliquent que par la culture (ou l’histoire), l’échelle temporelle de la biologie évolutive (des centaines de milliers d’années, voire des millions d’années) contribue aussi à l’indifférence des chercheurs en sciences sociales. La très longue durée sur la base de laquelle raisonne la biologie évolutive dépasse très largement l’expérience humaine ordinaire du temps qui opère à l’échelle de quelques décennies seulement. Beaucoup de chercheurs en sciences sociales, proches en cela de la littérature, s’intéressent plus particulièrement au « temps individuel », qui est celui des changements souvent très superficiels et rapides, ou au « temps social », mais très peu au « temps géographique », pour reprendre les catégories braudéliennes.

Non seulement les sciences humaines et sociales reposent implicitement sur la vanité anthropocentrique de l’idée d’exceptionnalité humaine (20), mais, qu’on le situe du côté de la conscience, de l’esprit (en d’autres temps, on parlait de « l’âme »), de la raison, de l’intentionnalité, du langage ou de la culture, ce statut d’exception conduit les chercheurs à s’interdire de formuler des lois générales, des déterminismes, avec l’idée que la culture ou la conscience ont permis aux humains d’échapper à tout déterminisme, à toute régularité, à toute loi. Soumis à des lois biologiques en tant qu’être vivant, Homo sapiens aurait, par la vertu de la conscience ou de la raison, transcendé la biologie et se serait émancipé de toute loi sociale pour « écrire » sa propre histoire.

Théologiques, les sciences humaines et sociales le sont au sens où elles développent de profondes tendances antiscientifiques : pour elles, pas de lois de l’histoire, ni de logiques de transformation d’un type de société vers un autre (les sciences sociales contemporaines sont très largement antiévolutionnistes (21)), pas de mécanismes généraux qui structurent les sociétés les plus variées, mais seulement des sociétés qui varient dans l’histoire en fonction d’un mixte de « choix » opérés par les hommes et de contingences, ou en fonction de mécanismes qui seraient propres à chaque type de société donnée. Avec l’avènement de la culture, l’Homme serait entré dans l’ère de l’indétermination et se distinguerait radicalement de l’ensemble des autres espèces. Chassée par la porte, la théologie refait son apparition sous la forme d’une autocréation culturelle, sans fondement ni lois, de l’homme par l’homme. La biologie a dû lutter contre l’idée d’un Créateur à l’origine de la Terre et de la vie, et ce sont les sciences sociales qui doivent aujourd’hui faire face à l’idée d’une libre création culturelle de l’homme par lui-même. Car d’un Dieu créateur de l’ensemble de l’univers, on est passé à des individus traités comme des petits dieux créateurs de leur propre destin. Et, dans tous les cas, l’indétermination culturelle ferait que tout serait toujours à recommencer en matière de connaissance des sociétés humaines Jean-Claude Passeron a parlé métaphoriquement d’« agriculture sur brûlis successifs (22) », et que les processus ou les mécanismes que l’on découvre à l’œuvre ici – à telle époque, dans tel lieu, dans tel type de société – ne nous avanceraient en rien pour étudier ceux qui agissent là – à d’autres époques, dans d’autres lieux et d’autres types de sociétés.

Un pas de plus, nous le verrons, est même accompli par certains anthropologues qui n’hésitent pas à remettre en question la possibilité même de connaître (sans ethnocentrisme) des sociétés « autres », qui ont leur propre logique, leurs singularités, leurs particularismes. S’ils étaient conséquents, ces chercheurs (que je ne qualifierai pas de « postmodernes » parce que je pense que le problème est beaucoup plus vaste que celui que l’on attribue à ce genre de « courant ») devraient se demander comment l’humanité pensante, grâce à la physique ou à la chimie, a bien pu rendre raison de réalités bien plus éloignées encore des nôtres puisqu’elles concernent la matière inorganique et, du même coup, a-culturelle, sans conscience ni subjectivité (de l’atome à l’univers en passant par les molécules).

Articuler biologie évolutive et sciences sociales

En 1963, le grand biologiste Theodosius Dobzhansky affirmait que l’homme n’est réductible ni à son évolution biologique (l’homme n’est pas un « sac d’ADN », affirmait-il) ni à son évolution culturelle, comme le prétendent nombre de chercheurs en sciences sociales. Il appelait ainsi à œuvrer à une articulation de la biologie et des sciences sociales, qui évite le piège du réductionnisme : « Je pense, écrivait-il alors, que la situation est mûre pour une synthèse (23). » Si le diagnostic et les arguments étaient pertinents, les forces institutionnelles et disciplinaires n’ont toujours pas permis, soixante ans plus tard, la réalisation d’une telle synthèse. D’aucuns penseront que si le programme n’a pas été réalisé, c’est qu’il était irréalisable, et même irréaliste. Je pense au contraire – et c’est toute l’ambition de cet ouvrage que d’en faire la démonstration – que l’objectif est atteignable à condition de poser correctement les problèmes. Je résumerai ici les quatre points de connexion entre biologie et sciences sociales qui seront, plus ou moins centralement, mobilisés tout au long de ma réflexion :

1) Une partie de la biologie est une sociologie qui s’ignore

Il existe des sociétés animales, et ces sociétés constituent l’objet de l’éthologie ou de l’écologie comportementale, qui sont des branches de la biologie. Le social et ses mécanismes de structuration précèdent de loin le social humain ; or l’anthropologie (science de l’Homme) et la sociologie ont réduit le « social » à la « socialité humaine ». Comme l’ont écrit Jonathan Turner et Richard Machalek : « Bien que la plupart des sociologues contemporains aient été convaincus par l’affirmation de Durkheim selon laquelle les faits sociaux, sous quelque étiquette que ce soit, sont le sujet distinct de la sociologie, peu d’entre eux sont conscients que les faits sociaux sont loin d’être uniques aux humains (24). »

Il faut dire que Durkheim a fait un choix théorique lourd de conséquences en décidant de faire débuter le social avec l’espèce humaine, confondant ainsi le culturel et le social, et d’ignorer ainsi non seulement les premiers résultats éthologiques de la biologie évolutive, parmi lesquels ceux de Darwin lui-même, et de nombreux zoologues, mais aussi ceux de la préhistoire et de la paléontologie (ceux des fondateurs français Jacques Boucher de Perthes et d’Édouard Larter notamment) et ceux de l’anthropologie états-unienne de l’époque avec, entre autres, l’œuvre de Lewis Henry Morgan, qui pouvait étudier aussi bien la vie sociale des castors que celle des Indiens iroquois… Par exemple, dans un compte rendu critique d’un livre du philosophe Antonio Labriola (25), le fondateur de la sociologie française ne remet pas en question plusieurs erreurs de jugement commises par Labriola, et qui sont symptomatiques d’un problème majeur. Durkheim résume l’ouvrage en disant de façon acritique que, pour Labriola, « l’histoire n’a pas à remonter jusqu’à cette époque hypothétique, dont nous ne pouvons actuellement nous faire aucune représentation empirique (26) ». Il ajoute à cela, sans relever la confusion entre le social et le culturel, que le social n’émerge qu’à partir du moment où les hommes se sont séparés d’un état de nature partagé avec les autres animaux :

Sans doute, à l’origine, les hommes, comme les autres animaux, n’ont eu pour terrain d’action que le milieu naturel. […] [L’histoire] commence seulement quand un milieu supernaturel est donné, si élémentaire qu’il soit, car c’est seulement alors que commencent à apparaître les phénomènes sociaux ; et elle n’a pas à s’occuper de la manière, d’ailleurs indéterminable, dont l’humanité a été amenée à s’élever ainsi au-dessus de la pure nature et à constituer un monde nouveau (27). 

En France, Alfred Espinas a été l’un des rares à avoir essayé, au moment de la fondation française de la sociologie, de faire admettre l’idée que la sociologie ne pouvait pas s’en tenir à l’étude de l’homme, mais devait s’étendre à celle de toutes les formes de vie sociale observables dans l’ensemble des espèces animales (28). L’habitude, que nous avons collectivement contractée, d’opposer l’Homme et l’animal, et de faire correspondre à cette opposition celle entre la sociologie et la biologie, est un automatisme qui repose sur des prémisses erronées. En effet, l’Homme est un animal parmi les animaux, et la partie de la biologie qui s’occupe d’étudier les formes de vie sociale des animaux non humains est une sociologie qui s’ignore. Les éthologues qui étudient les comportements sociaux ou les structures de la vie sociale chez les animaux non humains pourraient tout autant s’appeler « sociologues des sociétés non humaines ». Car il y a autant d’écart entre l’éthologue et le biologiste moléculaire ou l’anatomiste qu’entre ces derniers et le sociologue.

Chaque discipline – physique (des particules élémentaires ou de l’univers), chimie, biologie (biologie cellulaire, anatomie, biologie du comportement ou éthologie), psychologie, sociologie, etc. – étudie un ou plusieurs niveaux particuliers de structuration du réel. Par exemple, la physique travaille autant sur l’infiniment grand que sur l’infiniment petit, de même que la biologie travaille autant au niveau cellulaire qu’au niveau des organes ou des comportements animaux ou humains, et lorsque ce niveau concerne les rapports sociaux et les comportements sociaux des individus quels qu’ils soient, abeilles ou drosophiles, oiseaux ou reptiles, rats ou chauves-souris, chimpanzés ou humains, alors il est question de sociologie. En toute logique, la sociologie devrait donc étudier aussi bien les formes de vie sociale des animaux non humains que celles des animaux humains, et les biologistes du comportement, les éthologues, les écologues ou les spécialistes de la vie sociale de telle ou telle espèce (ornithologues, myrmécologues, primatologues, etc.) être formés au moins autant en sociologie qu’en biologie.

Des « sociologues à l’esprit évolutif » ont commencé, il y a quelques dizaines d’années déjà, à promouvoir l’étude des sociétés non humaines, et notamment « les formes fondamentales de coopération et de conflit, les hiérarchies de dominance, la division du travail, les modes de communication, les coalitions et leur formation, les structures et la dynamique des réseaux, la cohésion et la solidarité des groupes ou les modes d’exploitation sociale (29) ».

Ils ont ainsi montré « comment les études biologiques du comportement social des animaux peuvent être améliorées par l’utilisation judicieuse de concepts sociologiques (30) ».

Ma démarche participe de cette tendance de pensée et inverse donc le classique mouvement de biologisation du social (e.g. sociobiologie) pour aller vers une sociologisation du biologique, dans la mesure où une partie (sociologique) de ce que nous apprennent la biologie évolutive et l’éthologie (ou l’écologie comportementale) fournit les clés de ce qui est commun à toutes les sociétés humaines. Si les choses étaient scientifiquement bien faites, la sociologie devrait couvrir l’ensemble des manifestations de la vie sociale dans l’ensemble du vivant (des bactéries aux humains, en passant par les végétaux, les champignons et les animaux non humains). L’anthropologie, qui a été historiquement la plus proche de la biologie, du fait de la cohabitation au sein des départements universitaires (au moins aux États-Unis et au Canada) des anthropologues sociaux avec des anthropologues physiques, des paléoanthropologues et parfois même des primatologues, a néanmoins, de par son statut de science de l’Homme (anthropos), fait obstacle à la prise en compte du social non humain. Par définition, la sociologie est la discipline qui aurait pu et même dû remplir cette fonction. Mais le « choix » d’écarter une tentative comme celle d’Alfred Espinas en a décidé autrement.

Loin de naturaliser le monde humain comme on le craint souvent, les travaux éthologiques sur les animaux sociologisent des animaux longtemps placés sommairement du côté de la nature, de l’inné, de l’instinct et du génétiquement programmé, en mettant en évidence le fait qu’eux aussi entretiennent des liens sociaux réguliers, des rapports de domination, des formes d’apprentissage et de transmission culturelles, qu’eux aussi possèdent des systèmes de communication et font usage d’artefacts, et que c’est la possibilité ou non d’entrer dans des processus proprement historiques, en cumulant les avancées techniques ou culturelles, qui distingue essentiellement les animaux humains des animaux non humains.

Si le social n’est pas réservé à l’espèce humaine, alors il faut prendre acte d’une grave confusion qui caractérise la pensée des sciences sociales. Celles-ci confondent ordinairement le social, le culturel et l’historique. Or, si le social est présent dans l’ensemble du monde vivant, organisant les rapports qu’entretiennent ses différentes composantes, le culturel, lui, n’apparaît que timidement chez un grand nombre d’espèces animales, la création culturelle foisonnante comme la cumulativité culturelle sont propres à l’espèce humaine, et l’histoire n’est que la conséquence de cette profusion culturelle et de la dynamique de la cumulativité lorsqu’on les considère dans le temps. Le culturel est présent, à un degré ou à un autre, dans de nombreuses sociétés (humaines et non humaines), mais les phénomènes de création culturelle continue et de cumulativité culturelle séparent assez nettement les sociétés humaines des autres types de sociétés :

Ce caractère cumulatif de la culture a donné naissance au phénomène spécifiquement humain qui devait bouleverser profondément la notion même d’évolution : l’histoire. L’histoire est un corollaire de la culture cumulative, sa propriété la plus fondamentale. Chez les espèces dépourvues de culture, l’histoire est absente par définition ; et chez les espèces dotées d’une culture rudimentaire, l’histoire est un phénomène au mieux embryonnaire, manifeste dans des traditions culturelles simples et pour la plupart statiques, ou évoluant avec une extrême lenteur (31).

Pour comprendre la distinction entre « culturel » et « social », on a pu évoquer par exemple, comme l’a fait Alain Testart, le fait que « les Français et les Anglais n’ont pas la même culture » mais qu’« ils ont à peu près la même société » (32). Testart évoque une profonde proximité politique (« deux formes de régime démocratique ») et une non moins profonde proximité économique (une « économie de type capitaliste ») entre les deux sociétés. La culture serait liée aux contingences, aux accidents de l’histoire et aux variations permanentes qui font la singularité de chaque société, et même de chaque société à des moments différents de son histoire. Les rapports sociaux fondamentaux de deux sociétés peuvent être analogues, alors même que leurs formes culturelles sont très différentes. Mais l’argument de la différence entre « social » et « culturel » appliqué au seul niveau des sociétés humaines n’est pas suffisamment net pour apparaître dans toute sa pertinence. En revanche, souligner l’existence de formes de vie sociale, de structures sociales et de comportements sociaux dans des sociétés animales (d’animaux non humains) qui ne possèdent pas, ou très peu, de culture, me paraît bien mieux clarifier les choses.

Alfred Reginald Radcliffe-Brown avait parfaitement bien compris cette distinction, même s’il n’en tirait pas la conclusion que la science sociale devait étendre son champ d’étude aux sociétés non humaines :

À titre de définition préliminaire des phénomènes sociaux, on peut dire que les relations d’association entre les organismes individuels constituent l’objet de nos recherches. Dans une ruche, il existe des relations d’association entre la reine, les ouvrières et les frelons. Il y a également association entre les animaux d’un troupeau, entre la chatte et ses petits. Ce sont là des phénomènes sociaux ; je ne pense pas qu’on puisse les appeler phénomènes culturels. Seuls les êtres humains intéressent l’anthropologie, et l’anthropologue social étudiera, à mon sens, les formes d’association constatées chez les êtres humains (33).

Beaucoup de chercheurs ont tendance à considérer que les animaux non humains ne peuvent avoir que des comportements biologiquement déterminés, ou en tout cas de façon prioritaire, et que les Hommes sont les seuls véritables animaux sociaux. L’opposition animal non humain/animal humain recouvre alors parfaitement l’opposition biologique/sociologique. D’autres (du côté de la sociobiologie) ont tendance à nier l’importance de la part culturelle chez l’Homme et considèrent que les animaux non humains comme les humains se comportent comme ils le font pour des raisons biologiques. Mais personne ne veille à faire la différence entre le social et le culturel. Or les animaux non humains sont autant sociaux que les humains, ce qui a pour conséquence que l’étude de leurs comportements devrait a priori relever autant de la sociologie que de la biologie, mais ils sont en revanche clairement moins culturels qu’eux. La vraie solution au problème consiste donc à distinguer le social du culturel, et à ne chercher les raisons de l’existence de rapports sociaux et de comportements sociaux ni dans les gènes ni dans les seules variations culturelles (qui s’enroulent autour d’axes qu’elles n’expliquent pas) mais dans les impératifs sociaux transhistoriques et transculturels propres à l’espèce humaine. 

Pour résumer, on peut dire que 1) tout ce qui est social n’est pas culturel (alors que tout ce qui est culturel est nécessairement social) ; 2) tout ce qui est social n’est pas exclusivement humain ; 3) les comportements des animaux non humains ne devraient donc pas être redevables d’une analyse strictement biologique ; 4) toute culture n’est pas forcément cumulative ; 5) seule l’espèce humaine combine le fait d’être sociale, culturelle et cumulative ; et que, par conséquent, 6) seule les sociétés humaines sont pleinement historiques.

2) La culture prend sens dans une longue histoire évolutive et a donc une origine biologique

L’espèce humaine a compensé sa fragilité physique congénitale par l’invention et l’usage d’artefacts et de savoirs transmis culturellement de génération en génération. Considérée d’un point de vue évolutionniste, la culture (savoirs, savoir-faire, artefacts et institutions) est donc une solution adaptative particulièrement efficace, une façon inédite de s’adapter plus souplement et plus rapidement à l’environnement et à ses changements que les adaptations génétiques par sélection naturelle, qui procèdent par sélection progressive, sur le temps long, des membres de l’espèce possédant les caractéristiques les plus favorables à la survie (34). Comme l’écrivait le biologiste Edward O. Wilson « la sélection naturelle a ajouté à l’évolution génétique la voie parallèle de l’évolution culturelle, et ces deux formes d’évolution sont liées d’une certaine manière (35) ». Comparée à la transmission génétique de caractères avantageux sélectionnés, la culture permet en quelques générations seulement, et parfois même au cours d’une même génération, de trouver les moyens de modifier avantageusement l’environnement ou le rapport à l’environnement. C’est ce que notait le paléontologue Stephen Jay Gould :

Tout ce que nous avons réalisé depuis [les hommes de Cro-Magnon] – et qui constitue le plus profond bouleversement que notre planète ait connu en un laps de temps si court, depuis que sa croûte s’est solidifiée il y a près de quatre milliards d’années – est le produit de l’évolution culturelle. L’évolution biologique (darwinienne) se poursuit au sein de notre espèce, mais son rythme, comparé à celui de l’évolution culturelle, est d’une telle lenteur que le rôle qu’elle joue sur l’histoire de l’Homo sapiens est bien mince […] Ce qui permet à l’évolution culturelle de progresser à une telle vitesse, c’est que, contrairement à l’évolution biologique, elle le fait sur un mode « lamarckien », c’est-à-dire par la transmission des caractères acquis. Une génération peut communiquer à la suivante tout ce qu’elle a appris par l’écriture, l’instruction, l’inculcation, les coutumes, la tradition et par une quantité de méthodes que les hommes ont conçues pour assurer la continuité de la culture (36).

L’exemple récent des vaccins contre le SARS-CoV-2 permet aisément de comprendre cet avantage sélectif de la solution culturelle au problème de l’adaptation. On sait que tous les individus d’une population sont inégalement préparés à résister aux différents virus qu’ils rencontrent : certains en sont porteurs mais sont asymptomatiques, tandis que d’autres tombent malades ; et, parmi les malades, ceux qui ne souffrent de la maladie que durant quelques semaines se distinguent de ceux qui sont hospitalisés et de la minorité de personnes qui entrent en réanimation ou meurent. Sans vaccin, la sélection naturelle jouerait pleinement son jeu, et les plus fragiles mourraient, laisseraient moins de descendants, augmentant la proportion de ceux qui sont plus résistants. Produit de l’évolution biologique, l’action culturelle de l’Homme permet donc de compenser ses faiblesses et change la nature de l’évolution, en modifiant les pressions sélectives qui pèsent sur l’espèce.

Dans toutes les espèces, il existe un équilibre entre instincts et éléments appris. Même les insectes, chez qui la part du génétiquement fixé est particulièrement grande, n’ont pas que des réponses préprogrammées à des situations-problèmes, mais la part de plasticité cérébrale et comportementale est la plus grande chez Homo sapiens qui transmet de la culture, apprend, mémorise et invente en permanence de nouveaux traits permettant une adaptation aux situations changeantes. La transmission culturelle est donc une solution adaptative beaucoup plus efficace que la transmission génétique, qui demande infiniment plus de temps pour que puisse s’opérer l’adaptation par les moyens de la sélection naturelle. Cependant, malgré l’hyper-plasticité humaine, l’apprentissage (habituation, expérience individuelle ou apprentissage social par imitation) a précédé de loin la naissance du genre Homo, car la culture et sa transmission ne constituent pas une solution évolutive au problème de l’adaptation sortie du néant.

Parce qu’ils séparent radicalement l’Homme de l’animal, et parce qu’ils tracent une ligne de fracture entre l’animal qui serait du côté de la nature (et donc des sciences naturelles) et l’Homme qui relèverait de la culture (et par conséquent des sciences de la culture), les chercheurs en sciences sociales pensent en termes de couples d’opposés : nature/culture, inné/acquis, instinct/apprentissage, hérédité/environnement, gène/culture, etc., alors que les deux niveaux de réalité se mêlent en permanence et qu’il est impossible de tracer une frontière aussi nette entre l’Homme et les autres animaux. Ces oppositions statiques n’ont aucune espèce de pertinence d’un point de vue scientifique dès lors que l’on adopte une perspective évolutive. Au lieu de séparer l’Homme du reste du vivant, il faut au contraire le réinscrire dans une évolution historique de très longue durée. Quand on adopte un tel point de vue, chacune de ces oppositions tombe, car le caractère social de l’espèce humaine comme son caractère culturel apparaissent comme une conséquence ou un produit de l’évolution des espèces. Ces propriétés sont dans la nature de l’homme en tant qu’espèce, et la socialité comme l’ensemble des caractéristiques culturelles d’Homo sapiens sont des produits de la sélection naturelle. Autrement dit, on peut dire que l’espèce humaine est culturelle par nature, et que, comme le disait le grand historien britannique Eric Hobsbawm, « l’histoire est la continuation de l’évolution biologique de l’Homo sapiens par d’autres moyens (37) ».

Nous verrons tout au long de cet ouvrage que la coopération, la morale, l’attention et l’action conjointes, le langage verbal, l’expression symbolique, la pensée magico-religieuse, la pensée par analogie, la fabrication d’artefacts, mais aussi les soins parentaux, le pouvoir et la domination, la hiérarchie et la lutte pour le statut que l’on prend trop souvent pour acquis, sont issus d’une longue histoire des espèces. On pourrait dire que les preuves de l’existence de cette nature sociale très structurée de l’Homme sont sous nos yeux mais que personne ne peut ni ne veut les voir.

3) Le culturel contribue à transformer le biologique

Des travaux de biologie évolutive mettent en évidence une coévolution gène-culture (38). Darwin pense fondamentalement les transformations du vivant comme une adaptation des organismes à leurs milieux de vie et des chercheurs ont fait apparaître l’aspect dialectique de cette relation organisme-environnement ou organisme-milieu, soulignant l’effet en retour des organismes sur le milieu, qui est en partie construit par l’action des organismes. La théorie dite de la « construction de niche (39) », centrale pour comprendre l’évolution « récente » de l’humanité (le dérèglement climatique notamment), montre qu’en créant en grande partie l’environnement dans lequel ils vivent, les humains exercent, par leur activité propre, des pressions sélectives en retour sur leurs modes de vie et leur biologie.

Les exemples classiques de cette coévolution gène-culture ou organisme-milieu, que nous aurons l’occasion de développer, sont la mutation génétique permettant de supporter la fumée du bois depuis la maîtrise et l’usage régulier du feu ; la capacité à digérer le lait après la période de l’enfance, grâce à une enzyme appelée « lactase », depuis la pratique de l’élevage d’ovins et de bovins et la sélection de populations humaines porteuses de versions d’un gène qui codent la synthèse permanente de l’enzyme nécessaire à la digestion du lactose ; le raccourcissement de la taille de l’intestin humain depuis que l’on cuit les aliments ; etc. L’espèce humaine n’est pas la seule à fabriquer en partie son environnement (on peut penser classiquement à l’édification de barrages chez les castors ou à la construction de nids ou de terriers chez nombre d’insectes, d’oiseaux et de mammifères), mais la seule à modifier aussi fortement son milieu de vie (physiquement, chimiquement et même biologiquement).

4) Le biologique contribue à structurer le social

Ce dernier point est au cœur du propos de cet ouvrage. Quand on les considère précisément, dans toutes leurs conséquences, les grandes propriétés biologiques de l’espèce (bipédie, symétrie bilatérale, altricialité secondaire, plasticité cérébrale, longévité, poursuite de la vie après la ménopause, partition des sexes, reproduction sexuée, absence de période de rut, viviparité, uniparité, gestation féminine et longue, allaitement féminin, etc.) permettent – c’est en tout cas la thèse que je soutiendrai et que je m’efforcerai de prouver par la mobilisation de nombreuses preuves empiriques – de comprendre des caractéristiques centrales de la structuration des sociétés humaines. Et comme une partie d’entre elles sont communes à d’autres espèces, elles produisent des effets analogues dans d’autres taxons du vivant plus ou moins éloignés.

Dans la démarche que je propose, il s’agit de passer de la classique version appauvrie de l’explication biologique des faits sociaux par les gènes (déterminisme génétique développé par la génétique du comportement) ou par des traits psychologiques universels dont on imagine qu’ils ont été sélectionnés au cours de l’évolution du genre Homo (e.g. psychologie évolutionniste), à une version enrichie qui cherche à mettre en évidence les conséquences ou les implications d’emblée sociales de propriétés biologiques de l’espèce.

Si l’on constate que nous partageons des propriétés sociales avec d’autres espèces qui ne sont pas ou qui ne sont que très peu culturelles (la cumulativité culturelle étant quasiment inexistante), alors cela signifie que ce n’est pas à proprement parler la culture qui explique ces propriétés communes. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’explication réside dans la biologie des espèces, au sens où les comportements sociaux seraient innés et programmés dans le cerveau des différents membres d’une espèce. Les propriétés biologiques fournissent un cadre aux rapports sociaux qui peuvent se mettre en place, mais elles n’expliquent directement ni ces rapports sociaux ni leurs variations culturelles.

Ainsi, la propriété commune à tous les mammifères concernant la gestation et l’allaitement détermine fortement la nature des premières interactions vécues par l’ensemble de la progéniture, marquées par l’attachement des petits à leur mère (John Bowly). De même, l’allongement de la période de dépendance du petit à l’égard de sa mère ou des autres membres plus âgés du groupe caractéristique de certaines espèces dites « altricielles » contribue à renforcer le lien d’attachement et la relation dépendant-autonome, protégé. protecteur, inexpérimenté-expérimenté, petit-grand, faible-fort, etc. Mais la phylogénie permet seulement de faire apparaître les points communs ancrés dans la biologie, sans expliquer les rapports sociaux par une sorte d’héritage comportemental phylogénétique. Ce qui est hérité, ce sont, par exemple, des propriétés liées au mode de reproduction de l’espèce et à son ontogénie (le développement de chaque individu, depuis la fécondation de l’œuf jusqu’à l’état adulte). Les propriétés biologiques de l’espèce n’ont d’effets sociaux que converties dans un ordre dont l’étude relève de l’explication sociologique. Le social s’emboîte dans du biologique, mais conserve sa logique propre.

La thèse centrale de l’ouvrage

La thèse centrale de cet ouvrage est qu’une grande partie de la structure et du développement des sociétés humaines ne peut se comprendre qu’à partir du mode de reproduction (au double sens de reproduction biologique et culturel) et de développement ontogénétique de l’espèce, et notamment de la situation d’altricialité secondaire propre à l’homme (lente croissance extra-utérine du bébé humain entraînant une très longue période de dépendance), prolongée par une altricialité tertiaire (voire d’altricialité permanente, renvoyant à des capacités d’apprentissage tout au long de la vie et à la dépendance permanente à l’égard des autres membres du groupe social et de sa culture accumulée), conjuguée avec une série d’autres propriétés partagées par de nombreux autres mammifères ou, au contraire, très spécifiques (vie terrestre, mobilité, bipédie et libération des mains, pouces opposables, plasticité cérébrale, partition des sexes et reproduction sexuée mais sans période de rut, viviparité, grossesse longue, uniparité, longévité, symétrie bilatérale, capacités langagières-symboliques et artefactuelles, cumulativité culturelle).

Nous verrons que c’est dans la situation d’altricialité secondaire que s’originent ces rapports sociaux fondamentaux que sont les rapports de dépendance-domination. Couplée avec la capacité, inédite dans le règne animal, à une certaine cumulativité culturelle qu’en grande partie elle rend possible, l’altricialité secondaire a renforcé l’opposition entre les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, les majeurs et les mineurs, les grands et les petits, les aînés et les cadets, de même qu’entre les ancêtres disparus et les vivants, entre l’antériorité (des personnes et des choses) et la postériorité, etc. Et cette matrice fondamentale, on le verra, a eu des conséquences majeures d’un point de vue magico-religieux, politique et économique tout au long de l’histoire des sociétés humaines. L’écart entre parents et enfants, vieux et jeunes, etc. va au cours de l’histoire d’autant plus s’affirmer et se creuser que la culture accumulée est grande, et que la dépossession et la dépendance des nouvelles générations vis-à-vis des anciennes générations s’accroissent.

Le constat que pas une société humaine connue n’ait été dépourvue de rapports de domination (quelle qu’en soit la forme culturelle) devrait constituer un fait plus que troublant pour une vision hyper-constructiviste qui soutient l’idée d’une transformation historique permanente et imprévisible des sociétés. Et nous verrons que même les rapports hommes-femmes, marqués dans toutes les sociétés connues par une balance déséquilibrée des pouvoirs (une « valence différentielle des sexes », selon l’expression de Françoise Héritier) qu’il faut bien désigner par le terme de « domination masculine » ne sont pas sans lien avec les conséquences de l’altricialité secondaire dont la gestion a longtemps pesé principalement sur les femmes (avec la gestation, l’allaitement, les soins aux nourrissons, et le fait qu’elles soient durablement associées au pôle dépendant, dominé, vulnérable, faible, etc.).

Comme je l’ai déjà souligné, l’objectif ultime de cet ouvrage est de proposer un cadre intégrateur des travaux de sciences sociales, un « paradigme », en vue d’étudier de façon plus pertinente ce que l’on peut appeler le « système social humain », ou ce que le primatologue Bernard Chapais nomme, de façon très suggestive, la « structure sociale profonde (40) » propre à l’espèce humaine.

L’anthropologue Alain Testart – qui cherchait à appréhender l’ensemble des sociétés humaines connues par la préhistoire et l’archéologie, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie dans son projet de sociologie générale – parlait quant à lui de la « science générale de la société » que visaient initialement les anthropologues évolutionnistes du xixe siècle, suivis de Durkheim, de Radcliffe-Brown ou de Lévi-Strauss (41). Mais, à la différence de Testart, je fais le pari que ce paradigme nécessite de prendre fermement appui à la fois sur des comparaisons inter-sociétés, comme il l’a fait, mais aussi sur des comparaisons inter-espèces, avec la prise en compte d’un certain nombre de propriétés indistinctement biologiques et sociales propres à l’espèce humaine.

En réalisant ce travail, je ne vais rien dire d’autre au fond que les auteurs, vivants ou morts, des nombreux travaux cités ou les lecteurs de ces travaux ne savent ou ne savaient déjà en partie. Comment pourrait-il en aller autre ment puisque c’est grâce à leurs travaux que le mien a été rendu possible ? Cependant, pour détourner une formule de Bourdieu, je pourrais dire qu’ils le savent, mais d’une manière telle qu’ils ne le savent pas vraiment. Ils le savent mais de façon trop isolée, particularisée ; ils le savent mais le pensent dans le langage du particularisme d’époque ou de la spécificité des types d’objets qu’ils étudient. Dégager le général, formuler des lois, c’est purifier les mécanismes ou les logiques à la manière d’éléments pris dans les minerais et leur gangue. Cela permet d’assurer les appuis et de créer les conditions pour ne pas repartir en permanence de zéro, de ne pas redécouvrir ce qui a déjà été mille fois mis en évidence. Pour le dire en un mot, cette opération est la seule manière de rompre avec la logique wébérienne infernale de l’éternelle jeunesse des sciences sociales.

Dans toutes les sociétés humaines connues, il y a des processus de socialisation (apprentissage-mémorisation), des rapports parents-enfants, une différenciation sexuelle et des rapports sexuels, des interactions sociales, du langage, de la fabrication, de l’usage et de l’accumulation d’artefacts, de savoirs et de techniques, et donc de l’histoire, des êtres humains qui dorment et qui rêvent, de la division du travail ou de la différenciation des fonctions (plus ou moins hiérarchisées), des institutions et des groupes eux-mêmes en partie liés à la différenciation sociale des fonctions ou des activités, des relations d’interdépendance plus ou moins équilibrées entre individus ou entre groupes, des tensions entre des « nous » et des « eux », des rapports de domination plus ou moins institutionnalisés, des formes de magico-religieux, etc. Tout cela sera au cœur de ma réflexion.

Grands faits anthropologiques, lignes de force et lois générales

Avant d’entrer dans le vif des différentes discussions, je ferai simplement quelques remarques liminaires à propos des trois grands éléments qui seront mobilisés dans mon raisonnement. Je distingue tout d’abord les grands faits anthropologiques universels, qui ne sont soumis qu’aux lois de l’évolution naturelle ; puis les lignes de force, universellement présentes dans l’ensemble des sociétés humaines, et parfois aussi dans certaines sociétés animales non humaines (42), mais autour desquelles se déploient des variations culturelles-historiques ; et enfin, une série de lois sociologiques majeures, universellement agissantes dans toutes les sociétés humaines (position qualifiée d’uniformitariste (43)), et parfois même dans les sociétés animales non humaines.

Pour dire très brièvement ce qui sera longuement discuté par la suite, je pense qu’il est préférable de mettre au jour des grands faits biologiques et sociaux, des lignes de force et des lois universelles, présents depuis le début de l’humanité, et qui s’observent toujours dans le présent de l’observateur, que de formuler des lois « historiques », au sens de lois qui ne valent que pour un type de société donné.

Comme disait l’anthropologue et archéologue Augustus Pitt-Rivers, nous avons tendance à voir les déterminismes agir dans la vie des différentes espèces, excepté la nôtre, qui échapperait aux déterminismes par le fait que nous soyons capables de volonté ou d’intentionnalité. Nous serions les seuls à être entièrement maîtres de notre destin et à n’être conduits par aucune loi :

Nous sommes enclins à parler de la création de l’univers comme d’une chose du passé et à supposer que le monde, avec toute la vie variée qu’il contient, avant l’apparition de l’homme, a été créé pour son bonheur et sa suprématie particuliers et qu’il a ensuite été laissé à son contrôle et à son gouvernement. Mais cette conception du sujet appartient à une époque où les lois de la nature, dans leur suffisance et leur intégralité, n’étaient que peu étudiées et appréciées. La science moderne ne trouve aucune preuve d’un tel abandon de l’univers à la juridiction de l’homme. Plus on considère le sujet dans son ensemble, plus les limites sur lesquelles le libre arbitre de l’homme est autorisé à s’étendre semblent restreintes, et plus il devient évident que dans son progrès social, ses lois, ses arts et ses guerres, il évolue sous l’influence et le développement de ces mêmes lois qui ont été en vigueur depuis la toute première aube de la création (44).

On pourrait penser que l’universalité des faits, des lignes de force et des lois en question vient heurter le cœur même de ce qui fait l’objet des sciences sociales, à savoir le caractère historique, et donc changeant, des faits sociaux. Mais il n’en est rien. De même que les lois universelles de la physique ou de la biologie évolutive n’ont rien de contradictoire ni avec l’existence d’une grande variété de phénomènes physiques et biologiques ni avec le caractère changeant de l’état du monde (expansion de l’univers, naissance et mort des galaxies, des étoiles ou des planètes toutes aussi différentes les unes que les autres, transformation permanente des espèces, etc.), les faits, lignes de force et lois dont je parlerai ne s’opposent pas à l’historicité ou au caractère changeant des faits culturels. Pour ne prendre que le cas des lois, on verra qu’en agissant telles qu’elles agissent, elles contribuent à transformer l’état du monde et ne sont en rien des principes de maintien ou de gel de l’état du monde. Si tel était le cas, l’évidence de la diversité physique, biologique ou culturelle et des transformations de la matière, du vivant et des sociétés aurait rapidement balayé l’idée de loi universelle (45). Nous verrons que les positions du primatologue Bernard Chapais sur la « structure sociale profonde » des chimpanzés ou d’Homo sapiens, ou de l’anthropologue Françoise Héritier sur les « butoirs de la pensée » en tant que propriétés – biologiques et sociales – incontournables de l’espèce, constituent des pas significatifs vers la solution scientifique qui me semble la plus adéquate.

Les grands faits, les lignes de force et les lois dont il sera question sont tous présents depuis le début de l’histoire de l’humanité. Mais on peut faire l’hypothèse que les premières formes de vie sociale humaine, qualifiées dans la littérature anthropologique ou sociologique de « formes élémentaires » ou « primitives », livrent plus clairement l’essentiel de ce que sont les sociétés humaines. Bernard Chapais a merveilleusement illustré ce phénomène par l’exemple de la même lettre prenant des formes différentes, et disparaissant presque entièrement parfois derrière des enluminures luxuriantes. Mais il néglige le fait que ces enluminures ont une histoire, et que l’histoire s’enroule autour des axes de développement formant une structure invariante pour engendrer des formes culturelles très différentes. Plus la culture s’accumule et doit son état présent à un très long passé, et plus il est difficile de déceler les invariants qui sous-tendent l’ensemble. Comme le dit Frans de Waal, il faut savoir regarder notre espèce « sans nous laisser aveugler par les progrès techniques des derniers millénaires » pour pouvoir faire le constat d’une parenté sociale avec les autres primates : « Tout comme nous, les singes petits et grands luttent pour le pouvoir, jouissent du sexe, veulent la sécurité et l’affection, tuent pour le territoire et valorisent la confiance et la coopération (46). »

Mais, d’un autre côté, plus les sociétés se différencient, plus elles passent de l’homogène à l’hétérogène, selon la formule de Herbert Spencer, ou « de l’hétérogène à l’état de confusion », à l’hétérogène distingué, séparé, selon la formule rectificatrice de Durkheim, plus elles font apparaître nettement les lignes de force jusque-là entremêlées. Ainsi, toute société, comme disait Testart, possède une dimension juridique, de même qu’elle possède des dimensions morale, politique, magico-religieuse, économique, esthétique, etc. Mais ce qui n’est qu’une dimension de toute pratique sociale dans les sociétés faiblement différenciées devient une sphère d’activité relativement autonome par rapport aux autres sphères d’activité dans des sociétés hautement différenciées. Par exemple se distinguent progressivement des fonctions politiques, juridiques ou religieuses qui n’apparaissent comme telles que lorsqu’elles ont atteint un certain degré d’autonomie. De ce point de vue, on peut dire à l’inverse de notre hypothèse précédente, avec Marx, que « l’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe. Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les signes annonciateurs d’une forme supérieure que lorsque la forme supérieure est elle-même déjà connue (47) ». Quand un trait est développé dans les sociétés différenciées, il devient reconnaissable « en germe » dans les sociétés peu différenciées.

La réflexion sur l’évolution sociale des sociétés, à la manière de Lewis H. Morgan ou d’Alain Testart (48), la mise en évidence de lois historiques caractéristiques de types de sociétés déterminés, comme le fait aussi souvent Marx, commencent là où mon propre projet s’arrête. Cela ne signifie pas, il faut insister encore une fois sur ce point, que l’histoire ne fait que se répéter, mais seulement qu’elle ne va pas dans n’importe quelle direction, qu’elle ne se développe pas et ne se transforme pas de manière aléatoire et imprévisible, et que, malgré leur diversité, les sociétés ne peuvent pas prendre n’importe quelle forme culturelle. 

Nous verrons aussi que chaque situation sociale spécifique, chaque société historique particulière, ne peut apparaître que comme une réalité complexe dans la mesure où elle est toujours le produit d’une combinaison de lois, dans des états historiquement déterminés des différentes lignes de force. Chaque grand fait, ligne de force et loi sera formulé et donnera lieu à un développement spécifique avec, à chaque fois que cela est possible, l’évocation des prémices ou des primordia dans le vivant, ainsi que des points de différenciation-spécification.

[…]

Notes

1. Au sens de William Whewell, qui désigne par là un type de démonstration qui apparaît lorsque de nombreuses sources indépendantes concourent à établir un même phénomène scientifique (Whewell 1840).

2. Il y a là une homologie qu’on pourrait qualifier de « malheureuse », et contre laquelle il faut lutter tant elle nuit à la compréhension du monde social, entre les oppositions qui structurent le champ politique (parti de l’ordre vs parti du mouvement, conservateurs vs progressistes, droite vs gauche) et celles qui structurent le champ des sciences sociales (réalisme vs constructivisme, invariants vs variations, structure vs action, stabilité vs changement, etc.). Concernant la structure bipolaire du champ politique, cf. Bourdieu, 2022 : 162.

3. Darwin 2009 [1859] : 874.

4. Recherches de lois générales en moins, ce projet de comparaison de sociétés très contrastées était aussi celui de l’helléniste et anthropologue comparatiste Marcel Detienne. Il fallait, selon lui, « connaître la totalité des sociétés humaines » : « Oublions les conseils prodigués par ceux qui répètent depuis un demi-siècle qu’il est préférable d’instituer la comparaison entre des sociétés voisines, limitrophes et qui ont progressé dans la même direction, la main dans la main, ou bien entre des groupes humains ayant atteint le même niveau de civilisation et offrant au premier coup d’œil suffisamment d’homologies pour naviguer en toute sécurité. Dans les années 1930, des linguistes ont ouvert à Prague un laboratoire où l’on comparait des langues délibérément non apparentées et dissemblables dans leur structure. Ils n’avaient pas attendu que des épistémologues leur délivrent un permis d’expérimenter. Un des produits de ce laboratoire allait être la phonologie » (Detienne 2000 : 42).

5. Testart 2009 : 111.

6. Ibid. : 110.

7. Ibid.

8. Le grand archéologue australien Vere Gordon Childe rappelait qu’avec la préhistoire « le champ de l’histoire humaine s’est agrandi au centuple », couvrant « une période de cinq cent mille ans et plus au lieu des cinq mille qu’on lui octroyait chichement naguère encore ». Et il ajoutait de façon suggestive que, de cette manière, « l’histoire humaine opère sa jonction avec l’histoire naturelle. Par la préhistoire, la science historique s’enracine dans les sciences de la nature (biologie, paléontologie et géologie) » (Childe 1964 [1936 ; 1951] : 10). Il faudrait aujourd’hui apporter une correction en disant que la science historique s’enracine dans ce qui a été tenu longtemps comme étant réservé aux sciences de la nature, du fait d’un partage net, et erroné, opéré entre l’« homme » et l’« animal » correspondant à l’opposition culture/nature (social/biologique, etc.).

9. L’anthropologue Alain Testart était l’un des rares à défendre ce programme comparatiste qui oblige à relier l’archéologie, la préhistoire, et l’ethnologie des sociétés sans État à l’histoire et à la sociologie (Testart 2009).

10. « Plusieurs espèces humaines ont […] coexisté sur la planète jusqu’à une époque extraordinairement récente. Tandis que le primitif Homo erectus et peut-être Homo floresiensis se maintenaient en Asie, l’homme de Neandertal et l’ancêtre de l’homme moderne […] prospéraient déjà, en Europe pour le premier, en Afrique pour le second. Cette coexistence sur la planète bouleverse une conception linéaire de l’évolution de l’homme et pose la question de sa place dans la nature. L’existence d’une seule espèce humaine dominatrice est l’exception actuelle, après trois millions d’années au cours desquelles la répartition des territoires entre plusieurs hominines avait été la règle » (Hublin 2011 : 83).

11. Chapais 2017a [2015).

12. Clutton-Brock 2016.

13. Cf. notamment Turner & Machalek 2018.

14. Cf. infra « Chapitre 12. Le social dans tous ses états : des bactéries à Homo sapiens ».

15. « L’exception humaine demeure bien vivante dans les sciences sociales et les lettres. Ces disciplines persistent à résister aux comparaisons entre les humains et les autres animaux – même le mot “autres” les offusque. Les sciences naturelles, en revanche, moins contaminées par la religion, progressent inexorablement vers le constat toujours plus net d’un continuum entre l’humain et l’animal. Carl von Linné a fermement placé Homo sapiens au sein de l’ordre des primates. La biologie moléculaire a révélé que l’ADN humain et celui des grands singes étaient pratiquement identiques, et les neurosciences n’ont toujours pas trouvé une seule région du cerveau humain qui n’ait pas d’équivalent dans celui du singe. C’est cette continuité qui crée la controverse. Si nous, biologistes, pouvions discuter de l’évolution sans jamais faire mention des humains, cela n’empêcherait personne de dormir. Ce serait comme nos débats sur le fonctionnement de la chlorophylle ou le classement de l’ornithorynque parmi les mammifères. Qui s’en soucie ? » (De Waal 2013 : 143-144).

16. Comme l’a rappelé Kevin N. Laland 2022.

17. Cronk 1991. Cronk note que l’écologie comportementale a reçu de nombreux autres noms, tels que ceux d’écologie évolutionniste, de biosociologie, de sciences bioculturelles, de sciences biosociales, d’éthologie humaine, de socioécologie, d’anthropologie biologique évolutionniste et d’études sur l’évolution et le comportement humain. De nombreux chercheurs évitent désormais le terme controversé de « sociobiologie », trop associé à des explications réductionnistes et, dans certains cas, à des positions idéologiques conservatrices.

18. En 2017, « 78 % des cent douze départements d’anthropologie répertoriés dans les universités américaines proposent un enseignement conjoint d’anthropologie biologique et d’anthropologie culturelle ; 39 % y ajoutant une formation en archéologie » (Bocquet-Appel, Formoso & Stépanoff 2017 : 228).

19. Van Den Berghe 1990 : 174. Beaucoup de sociologues sont à peu près totalement ignorants de la biologie, considérant qu’elle est trop éloignée de leur intérêt. Mais Pierre Van Den Berghe rappelle que cela n’a pas toujours été le cas, des auteurs aussi différents que Spencer, Morgan, Marx, Engels ou Westermarck s’étant intéressés à Darwin. Il constate qu’une sorte d’« orthodoxie de l’environnementalisme socioculturel » s’est mise en place en anthropologie comme en sociologie, en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

20. Schaeffer 2007.

21. Un préfacier français de Morgan, Raoul Makarius, parle d’une « intimidation intellectuels » exercée à l’égard de ceux qui ont continué à soutenir l’idée d’un évolutionnisme social injustement caricaturé et ridiculisé (cf. Makarius, in Morgan 1971 [1877] : XXI).

22. Passeron 2001 (1991] : 553. Bernard Chapais évoque de son côté le « slash and burn » (couper et brûler) pratiqué par les sciences sociales tournées vers l’étude des particularismes culturels, mais pour déplorer cette situation interdisant toute cumulativité scientifique, au lieu d’en faire un horizon naturel, normal et indépassable (Chapais 2017c).

23. Dobzhanski 1963 : 138

24. Turner & Machalek 2018 : 397.

25. Labriola 1897.

26. Durkheim 1970 : 248-249.

27. Ibid.

28. Espinas 1877.

29. Machalek & Martin 2010 : 40.

30. Ibid.

31. Chapais 2017a (2015] : 18.

32. Testart 2012 : 89.

33. Radcliffe-Brown 1972 : 273-274. Souligné par moi.

34. Bonner 1989.

35. Wilson 2000 [1998] : 171.

36. Gould 1992 [1983] : 412.

37. Hobsbawm 2004 : 20-21.

38. Cf. notamment Laland, Odling-Smee & Myles 2010 : 137-148.

39. Odling Smee, Laland & Feldman 2003.

40. Chapais 2011 : 1276-1277.

41. Testart1986 : 140.

42. L’espèce humaine se distingue par une combinaison spécifique de propriétés souvent présentes, ici ou là, à un degré ou à un autre, dans l’ensemble du vivant, et non par un saut radical hors de l’animalité.

43. Dans ses Principes de géologie (1830-1833), Charles Lyell soutiendra que la Terre a été façonnée lentement, sur une très longue période de temps par des forces toujours à l’œuvre dans le présent. Cet uniformitarisme, qui s’oppose au catastrophisme, affirme que c’est en mettant au jour des forces géologiques qui demeurent identiques à travers le temps que l’on peut le mieux comprendre l’état présent de la Terre. Cette position est une autre façon de soutenir l’universalité des lois de la physique.

44. Pitt-Rivers 1906 : 47. Traduit par moi.

45. Jonathan Turner a critiqué la position du sociologue britannique Anthony Giddens qui soutient, comme bien d’autres, « que la nature fondamentale du monde social est en constante évolution, et que, par conséquent, il est impossible d’avoir des lois intemporelles sur un univers dont les fondamentaux sont toujours en évolution » (Turner 2010, vol. 1 : 10. Traduit par moi). Turner explique que Giddens confond régularités empiriques et principes généraux. Par exemple, des mécanismes généraux de fonctionnement du pouvoir ou de la domination peuvent être à l’œuvre dans une multitude de « manifestations empiriques du pouvoir ».

46. De Waal 2013 : 29.

47. Marx 2014 [1857] : 52.

48. Nous verrons toutefois que même chez un auteur comme Testart, qui a largement privilégié l’étude de lois attachées à des types de sociétés donnés, il existe quelques tentatives de formulations de lois universelles, trans-sociétés.

Bernard Lahire.
Les structures fondamentales des sociétés humaines.
La Découverte, août 2023.

BL

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7 Commentaires

  1. Merci pour cet article. Je signale l’entretien radiophonique de Bernard Lahire de fin août, dans l’émission La Suite dans les Idées. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/bernard-lahire-ce-drole-d-animal-de-la-sociologie-2309245
    Ça m’a fait plaisir de constater qu’au beau milieu de son bouquin, Lahire rend hommage à Pierre Kropotkine, qui écrivait à la même époque que Durkheim, au tournant du XIXe et du XXe siècle. Je cite : L’intérêt des observations de Kropotkine a été de suggérer la phylogenèse des comportements de solidarité ou de coopération qui n’ont pas été « inventés » par l’espèce humaine, et encore moins par la « civilisation ».

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  2. Debra

     /  23 septembre 2023

    J’ai lu l’article sur « l’altricialité » dans Anthropen, et je ne suis pas impressionnée. Je ne parviens pas à faire disparaître l’impression que je suis en face d’une forme de matérialisme ? scientifique qui me hérisse le poil. Surtout, cette tendance à partir du cerveau comme organe qui me rappelle qu’à l’époque de Freud, les toubibs étaient en train de chercher des lésions cérébrales pour rendre compte de l’hystérie. Cela me semble pleinement discutable…cela l’était à l’époque, mais sur ce plan, la donne n’a pas changé.
    La manière dont l’approche cognitiviste rend compte de l’hystérie est à mourir de.. rire, d’ailleurs, sauf si on s’arrache les cheveux de frustration. Là aussi, parfois l’impression qu’on enfonce des portes qui sont déjà grandes ouvertes, pour… COLONISER à partir d’un nouveau vocabulaire que je n’approuve pas. Nous avons déjà bien ASSEZ DE MOTS SAVANTS EN LATIN sans en ajouter d’autres pour épater la galerie. Qui dit « science » dit toujours Latin et Grec, je vois…c’est une forme de… pathologie à mes yeux.

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  3. Debra

     /  21 septembre 2023

    Je récidive. C’est la première fois que je vois le mot « altricielle » ou « altricialité ». Ce n’est pas la peine de les chercher dans mon dictionnaire, car je ne les trouverai pas. Dois-je penser que le « altri » est en rapport avec « altro », et « l’autre » ?
    Serait-ce le même « autre » qu’on voit dans « altruiste » qui est un mot provenant du Latin, si mes souvenirs dont bons ?
    Dans quel cas, je reste avec mes interrogations sur ce qu’on pourrait développer autour de l’opposition « hetero » et « altri », et les implications pour notre histoire.
    Ceux qui lisent ce site de manière continue voient beaucoup la racine « hetero »… qui nous vient du grec, bien entendu. Pour ma part, je trouve cette piste très intéressante.

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  4. Debra

     /  21 septembre 2023

    Je vais commander et lire ce livre, quoique le style me laisse complètement froid. J’estime que c’est un ouvrage de recherche fondamentale, et je me réjouis que l’auteur ne s’interdise pas de comparer afin de penser, et de tirer des conclusions de son observation. Je vais essayer de lire très attentivement cet auteur, et me demande si d’autres sont aussi conscients que moi de son importance dans le brouhaha qui agite le monde… scientifique en ce moment.
    Quelques remarques : Dans l’appartement de ma fille le papier peint martèle la phrase idéologique ad nauseum : « Nature makes no mistakes. » La nature ne fait pas d’erreurs. Juxtaposons cette phrase avec l’observation de Konrad Lorenz que je garde précieusement en mémoire, où il trace l’évolution d’un oiseau tropical dont j’oublie le nom, dont le mâle, dans la très longue durée, a développé un plumage si encombrant pour plaire à sa femelle qu’il a fini par ne plus pouvoir voler correctement… (certes, une interprétation de Lorenz, mais dans ce bas monde nous sommes contraints à l’interprétation ; la « réalité » ne se donnera jamais à nous en smoothie pour être ingurgitée à la paille…) L’exemple de Lorenz m’a fait comprendre que ce qu’on appelle « nature » est une expérimentation constante du vivant, et on a les moyens de savoir maintenant que des fois… les expériences ratent, ou ne produisent pas du tout ce qu’on imaginait/espérait/désirait ardemment…) qu’elles produisent.

    Je suis ravie de voir à quel point cet auteur met en lumière ce que je vais appeler la coexistence des cosmogonies différentes en Occident qui continuent à façonner la pensée de l’homme de la rue, (le… profane ?) ET le scientifique/sociologue, parfois à l’insu de ce dernier, d’ailleurs.
    Un grand bémol pour l’idée d’attribuer l’idée de l’hégémonie de l’Homme sur le monde naturel PUREMENT et simplement à une cosmogonie religieuse judéo-chrétienne, ou à une pensée… magico-religieuse, car je crois que le monde greco-romain pré-chrétien (peut-être pas dans la nuit des temps avant l’écriture, et les premières traces que nous avons de notre histoire… COLLECTIVE en Occident) n’aurait pas parlé de l’Homme comme un « animal humain ». (Il faudrait que je retrace l’histoire/L’EVOLUTION ? du mot « animal » qui nous a donné… « anima » et « âme » aussi, à ma connaissance.. Tout un programme, et certainement en rapport avec notre sujet.) Je ne suis pas sûre que les philosophes grecs eux-mêmes fussent allés aussi loin que d’envisager l’Homme comme un « animal humain », mais je me trompe peut-être.
    Mais j’insiste que c’est une opération sémantique et philosophique lourde de conséquence de parler de l’Homme comme d’un animal humain. En mettant côte à côte ces deux expressions, nous ne sommes pas dans le même monde, et pas dans la même cosmogonie, ou manière d’organiser notre monde et nos rapports avec lui.

    Oui pour raviver la généralisation, en se rappelant que dans le mot « généralisation » on peut voir le… « GENS » latin, et ce n’est pas rien. Du mot Latin « gens » il nous vient « généralisation », « gens », « gène », « genre », « gentil ». Tous ces mots ont en commun de se référer à CE QUI NAIT, ce qui est « engendré ».

    Une observation… linguistique, car j’ai regretté de voir l’absence de considérations linguistiques dans le « culturel » (qui contient le mot « culte », ce qui n’est pas négligeable à mes yeux…) fait prendre conscience que la naissance est un de ces paramètres biologiques que nos sociétés modernes attaquent avec violence, ce qui m’interroge ; la naissance « in vivo » pour abuser du Latin. Alors que la nature du signifiant linguistique (et non pas signe) pourrait constituer une spécificité de l’espèce humaine. A débattre.
    Je ne crois pas que les dimensions politique, juridique, magico religieux, etc sont le résultat d’une évolution… animale, mais sont consubstantielles avec l’Homme lui-même et sa spécificité au sein de la règne animal : j’entends bien l’Homme comme animal parmi d’autres animaux, semblables à d’autres animaux, mais différents en même temps. Il y a une forme de logique dans le fait de postuler que tous les animaux de la création sont semblables sur un plan et DIFFERENTS, porteurs d’une spécificité, comme dit le mot « espèces » lui-même.

    Dans l’exposé ci-dessus, je crois déceler la manière dont toute ? pensée qui se veut scientifique dans notre monde moderne est positiviste, et va main dans la main avec l’idéologie de « progrès », entendu dans le sens d’AVANCER par degrés. L’idéologie du progrès n’admet pas le recul, la régression, au point de l’évacuer, ce qui est une atteinte à la possibilité de penser, à mon sens.
    Si l’auteur accorde une si grande importance aux conditions qui permettent la transmission de la culture au sein de l’espèce humaine, conditionnées par un état de grande vulnérabilité biologique de notre espèce, il semble ne pas envisager une certaine… dévolution de l’espèce qui porte atteinte à ce qui rend possible la transmission de la culture, (comme conséquence de la société elle-même, la capacité et le pouvoir de s’associer ?) allant jusqu’à menacer l’existence de l’Homme naguère si… dominant sur son environnement.

    Mon dernier mot est pour rappeler les dieux/Dieu, force(s) de l’au-delà qui pourraient bien être au-dessus de nous quoique nous ne parvenions pas à les voir, riant de notre hubris.. et notre folie de vouloir nous auto-déterminer…
    Un vieux débat sur ce site…

    Il serait bon que l’auteur s’interroge sur la fonction de la binarité dans nos sociétés, au lieu de vouloir la faire disparaître à force de bon vouloir.

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