Enrique Escobar : Castoriadis et Ellul

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Enrique Escobar
Castoriadis et Ellul

(Extraits de la préface à 
Cornelius Castoriadis. Écologie et politique,
suivis de quelques lettres)

[…] Nous aurions aimé consacrer un chapitre substantiel dans ce volume aux rapports entre Cornelius Castoriadis et Jacques Ellul, par le biais surtout de leur correspondance. Nous avons dû nous contenter finalement d’en publier un bref échantillon, trop de documents manquant pour l’instant. Le traitement du thème de la technique chez les deux auteurs – les proximités et les divergences – fournit néanmoins une bonne introduction à ceux de notre première partie, « Écologie et politique » (1). Les rapports entre Castoriadis et Ellul, rapports parfois directs mais surtout indirects, par lectures interposées, se sont étendus sur des décennies (2). Ils ont abouti à une proximité considérable – qui était là dès le départ, à certains égards – sur des points importants, qu’il s’agisse de la question de la technique ou de celle du totalitarisme. Mais s’il y a bien proximité, les différences d’approche, voire les divergences, sont suffisamment intéressantes pour que quelques commentaires ne soient pas superflus.

La question des influences laisse un peu perplexe le lecteur qui se plonge non seulement dans les échanges épistolaires mais aussi dans les textes. Ellul parle bien dans ses lettres du rôle qu’aurait joué pour lui la lecture de S. ou B. (« moi aussi j’ai été frappé par notre rencontre (qui date pour moi de Socialisme ou Barbarie) » (3). Mais que cette lecture ait laissé des traces très fortes à cette époque, il est permis d’en douter, si l’on lit attentivement ce qu’écrit Ellul dans les années cinquante et que parfois Castoriadis n’aurait sans doute pas signé.

À quel point La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) est un livre remarquable (4), le lecteur d’aujourd’hui est plus à même que celui d’alors de s’en apercevoir (encore que le silence obstiné pendant si longtemps sur l’ouvrage en dise long sur la période). Quel que soit le travail fourni pour tirer tout ce qui pouvait l’être de la documentation de l’époque – et pour qui connaît un peu l’« état de la question » au début des années 50, qu’il s’agisse d’organisation ou de technique au sens étroit, il est évident que ce travail a été considérable (5) –, ce n’est certainement pas d’un point de vue systématique ou « sociologique » qu’on peut parler de réussite. il y a sans doute trop de raccourcis ou d’extrapolations abusives dans l’ouvrage. Mais il y a là, oui, l’œuvre d’un visionnaire : les (véritables) « preuves » de ce qu’il avançait, celles que le « scientifique » aurait cherchées, n’existaient pas alors ; mais ce qu’il avançait est bien souvent là, maintenant, sous nos yeux. Ajoutons qu’on y trouve une intuition essentielle – même si, bien entendu, l’on peut mettre des bémols, tenir compte des retards ou des inversions de tendance en ce qui concerne la réalisation concrète de la chose, du point de vue sociologique et historique : de plus en plus, les organes de gouvernement sont transformés par les moyens (les « techniques ») qu’ils utilisent – question dont l’importance politique est capitale.

Y a-t-il eu influence de la lecture de La Technique… sur Castoriadis quand il rédige CS II (1957), l’un de ses grands textes de cette décennie ? Cela a été avancé (6). Découvrir chez un auteur des traces d’autres auteurs, c’est une grande tentation pour tout chercheur. Mais il n’y a pas de terrain plus glissant. Que Castoriadis ait lu avec attention à l’époque La Technique… d’Ellul, c’est certain. Que l’on doive à cette lecture non pas la présence (ce qui serait ridicule : en 1957, travail et technique sont des thèmes sur lesquels Castoriadis a constamment réfléchi pendant plus de dix ans) mais le poids que prennent ces thèmes dans le texte de 1957, ce n’est pas a priori impossible ; mais à la réflexion, discutable. Que dit exactement Castoriadis d’Ellul en 1957 ? Après un développement sur l’État devenu une « énorme entreprise », Castoriadis ajoute : « La notion de “pouvoir” et de “droit administratif” qui reste collée à ce qui est en réalité une série de services publics” est un héritage juridique sans contenu réel dont la seule fonction est de protéger l’arbitraire et l’irresponsabilité des sommets bureaucratiques. » Et Castoriadis de renvoyer, en note de bas de page, au chapitre IV (« La technique et l’État ») de l’ouvrage de 1954, en ajoutant : « Malgré son optique fondamentalement fausse [je souligne, E.E.], Ellul a le mérite d’analyser certains des aspects essentiels de la réalité de l’État moderne, joyeusement ignorés par la plupart des sociologues et écrivains politiques, “marxistes” ou non (7). » Éloge, avouons-le, nuancé. Et plus loin : « Qu’il s’agisse du mode d’expression et du contenu de l’activité politique ou de la distance qui la sépare de la vie réelle et des intérêts des gens, on prétend aujourd’hui de tous côtés que ces phénomènes sont dominés par une évolution technique irréversible, qui supprime toute possibilité réelle de démocratie (8). » Et, à nouveau en bas de page : « C’est le point de vue de J. Ellul dans son livre déjà cité, dont la conclusion est qu’“il est parfaitement vain de prétendre soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l’orienter”. La technique, pour lui, n’est qu’asservissement se développant de lui-même, indépendamment de son contexte social. » Et là, Castoriadis est franchement critique. Il faut donc y regarder de plus près.

Mais revenons d’abord en arrière, à ce qui a nourri la réflexion de Castoriadis sur ces questions avant 1954-1957. Au tout début, bien entendu, elle est tributaire à bien des égards de la position marxienne sur le sujet. Mais dès le début également – et ici ses contacts avec Grace Lee Boggs et ses amis américains ont sans doute joué un rôle – apparaît l’idée que le bouleversement continuel des techniques ne saurait être séparé des luttes ouvrières – de l’action des hommes – dans la production. Production, technique, nature : il est difficile de réfléchir sur l’un de ces aspects sans aborder les autres. À partir de quel moment peut-on parler d’une réflexion sur l’écologie (ou : sur les problèmes de ce qu’on appellera à partir d’un certain moment l’« écologie politique ») chez Castoriadis ? Assez tôt dans les années soixante, pourrait-on dire, en tout cas avant que la question ne surgisse avec force dans le débat public au début des années soixante-dix – à condition de ne pas confondre cette question avec celle de l’apparition des termes « écologie » ou « environnement » dans ses écrits. Car on ne les trouvera pas, par exemple, dans MTR (1964-1965), alors qu’il est indiscutable que le thème de l’environnement et du rapport à l’environnement est à l’arrière-plan de la critique de l’idéologie de la « croissance des forces productives » avancée dans ce texte – cela apparaît on ne peut plus clairement dans l’extrait sur les catégories technico-économiques et l’histoire que nous avons choisi de reprendre ici (9).

Castoriadis, et ne fût-ce que parce qu’il était un jeune révolutionnaire marxiste, a donc réfléchi depuis le début de son travail intellectuel sur ces thèmes du travail et de la technique, et plus généralement du rapport des hommes à la nature. Mais cette référence marxiste n’est pas seule en cause. Weber a joué aussi un rôle dès son plus jeune âge, il l’a dit à maintes reprises, et la réflexion wébérienne sur la technique et sur la rationalité instrumentale dans Wirtschaft und Gesellschaft a certainement nourri dès le début sa propre réflexion. Mais d’autres lectures ont également joué un rôle très tôt (Mumford, Giedion qu’il cite en passant). Mumford surtout. Le « grand Lewis Mumford », glisse-t-il, comme s’il s’agissait d’une évidence, dans une conférence donnée un an avant sa mort (10). Une parenthèse ici : espérons que quelqu’un se penchera un jour sur les thèmes que les deux hommes ont en commun mais essaiera également de comparer, ce qui serait tout aussi intéressant, les deux personnages. Qu’il ait manqué à Mumford, si remarquable fût-il à tant d’égards, l’acuité politique et la profondeur philosophique de Castoriadis, c’est indiscutable. (J’écris cela et me dis immédiatement que nous ne devons pas être très nombreux à le penser.) Mais on trouvera certainement chez les deux auteurs une même volonté de faire le point sur ce qu’il en est de l’homme et de ses « transformations » dans les temps modernes – une même boulimie intellectuelle.

En 1956 surviennent le choc de l’insurrection hongroise, l’octobre polonais et les questions pressantes que pose une éventuelle « gestion ouvrière ». Le problème de l’organisation du travail, de sa nature, passe au tout premier plan. C’est essentiellement l’événement historique qui permet de rendre compte du passage de CS I (1955 – un an après la publication de l’ouvrage d’Ellul) à CS II (1957). La lecture d’Ellul a-t-elle pu apporter des éléments de réflexion, un ou deux ans plus tôt ? Certes. Des inflexions même ?

Peut-être. Car les dettes qu’un auteur reconnaît (ou ne reconnaît pas), c’est une chose ; le cheminement et les effets souterrains, c’en est une autre. Qu’en est-il vraiment ici ? C’est à vrai dire une histoire trop longue et complexe pour que nous puissions la retracer maintenant en détail, d’autant que pour l’essentiel nous ne présentons ici, et de façon sommaire, que la position de l’une des parties. Quelques citations cependant en guise de jalons.

En 1964 encore, Castoriadis écrit, une fois de plus : « En fait, il n’y a ni autonomie de la technique, ni tendance immanente de la technique vers un développement autonome (11). » Et en 1973, dans « Technique » : la technique « n’est ni instrument ni cause, mais dimension [je souligne, E.E.] » ; le monde moderne « est sans doute “déterminé” à une foule de niveaux, et comme aucun autre auparavant, par sa technologie ; mais cette technologie n’est rien d’autre qu’une des expressions essentielles de ce monde, son “langage” à l’égard de la nature extérieure et intérieure (12) ». Et dans la section sur « Les critiques de la technique », où Ellul est cité, il est précisé qu’« on tend à faire de la technique un facteur absolument autonome, au lieu d’y voir une expression de l’orientation d’ensemble de la société contemporaine (13) ».

En 1987 apparaît pourtant ce qui semble bien être une inflexion : pour Castoriadis il est maintenant évident que l’on peut parler d’une « fantastique autonomisation [je souligne, E.E.] de la technoscience – que Jacques Ellul a eu l’imprescriptible mérite de formuler dès 1947 (14) – et que scientifiques aussi bien que laïcs se masquent moyennant l’illusion de la séparabilité des “moyens” et des “fins” : un autre “maître” pourrait donner une autre orientation à l’orientation technoscientifique (15) ». Sur le sens de cette « autonomisation », je ne suis pas sûr que Castoriadis et Ellul seraient tombés facilement d’accord. Mais Castoriadis ajoute : « Il faut en finir avec l’idée que la science et la technique conféreraient à l’humanité un pouvoir qui serait actuellement “mal utilisé”. D’une part, la technoscience produit constamment du “pouvoir”, au sens limité de la capacité effective de faire ; d’autre part, avec l’évolution de la société contemporaine [je souligne, E.E.][…], ce pouvoir ne pouvait pas être utilisé autrement qu’il ne l’est, et par personne d’autre que celui qui l’utilise”, c’est-à-dire Personne. Il n’y a ni technocratie, ni scientocratie. Loin de former un nouveau groupe dominant, scientifiques et techniciens servent des Appareils de pouvoir existants (à la rigueur ils en font partie), et ces Appareils exploitent, certes, et oppriment presque tout le monde, mais ne dirigent vraiment rien (16). »

Reste ce qu’il faut bien appeler une divergence, et elle est de taille. On sait que pour Castoriadis, si la signification imaginaire qu’est l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle triomphe de nos jours, la signification de l’autonomie, notamment politique, subit, elle, une éclipse : « La crise actuelle de l’humanité est crise de la politique au grand sens du terme (17), crise à la fois de la créativité et de l’imagination politiques, et de la participation politique des individus. La privatisation et l“individualisme” régnants laissent libre cours à l’arbitraire des Appareils en premier lieu, à la marche autonomisée de la technoscience à un niveau plus profond (18). » Cette « marche autonomisée » est donc conditionnée par un phénomène social global : le retrait des citoyens par rapport à la vie publique – la « privatisation ». Or que Castoriadis, sans être le moins du monde un « optimiste », ait cru jusqu’au bout qu’une telle situation n’était pas irréversible, on pourrait citer de très nombreuses pages de ces Écrits pour étayer l’affirmation – même s’il estimait que les transformations requises seraient infiniment vastes et profondes. (« La création par l’espèce humaine de la sédentarité ou de la domestication des espèces vivantes en offre de pâles analogies (19). ») Ellul, en 1981 : « [I]l est sûr que l’échec de presque toutes les tentatives que j’ai pu faire dans une direction que je considérais révolutionnaire m’a donné un très fort sentiment que ce monde est puissant, rigide et souple, récupérateur, et qu’un changement politique radical y est impossible (20). » Et plus loin : « [J’ai fait l’expérience] de l’impossibilité, au niveau politique comme au niveau économique, d’opérer une transformation effective des structures de ce monde (21). » À d’autres moments, certes, Ellul affirmera qu’il n’a pas renoncé à « transformer le monde ». Car comme chez tout homme qui entreprend, échoue ou réussit, espère ou doute, ses opinions sur tel ou tel point ont pu changer plus d’une fois. Mais il y a les opinions, et il y a aussi les croyances qui structurent la vie d’un homme. Et là, il ne faut pas s’y tromper : ce qui compte avant tout pour lui, ce qui fait passer le reste au second plan, c’est la certitude, « à la fin des temps », de la « Jérusalem céleste ». Castoriadis est ici très loin (22).

Résumons : en un sens, bien entendu, Castoriadis n’avait pas besoin de s’appuyer sur Ellul pour approfondir sa réflexion sur l’illimité et l’autolimitation (qui a chez lui d’autres racines). Mais il semble bien, et il serait absurde de le nier, que de façon subtile, au fil des ans, le thème ellulien de l’auto-accroissement de la technique a accompagné et renforcé par diverses voies sa réflexion propre sur ces questions (23). « Expansion illimitée de la maîtrise rationnelle », c’est ainsi que Castoriadis définit dès le milieu des années cinquante (bien que la formulation elle-même soit plus tardive) la société dans laquelle nous vivons. Auto-accroissement, automatisme, absence de finalité, autonomisation croissante, dira Ellul dès 1954, de la « technique » (réalité qui dépasse sans doute chez lui, et de beaucoup, le monde « mécanique »). Et il y a certainement dans le livre de 1954, nous l’avons dit dès le début, malgré le caractère un peu chaotique parfois de l’exposé, un aspect proprement prophétique en ce qui concerne l’envahissement apparemment irrésistible de la technique au sens ellulien dans les secteurs les plus inattendus que de nombreux commentateurs récents n’ont pas manqué de signaler (24).

Reste qu’il paraît impossible que des lecteurs aussi attentifs que Castoriadis et Ellul aient pu passer à côté de certaines divergences. Mais on a l’impression que, tout à leur bonheur d’avoir un voisin dans ce qui leur semblait par ailleurs un désert (25), ils ont préféré en quelque sorte esquiver le débat.

On a pu voir en quel sens la confrontation entre les deux auteurs – même si elle n’est que très rarement explicite – parcourt l’ensemble des textes que nous reprenons ici. Nous aurions pu, bien entendu, choisir d’autres fils conducteurs, et ajouter aussi quelques remarques sur la position d’autres auteurs – moins en raison d’une véritable proximité que parce que leurs noms reviennent presque inévitablement dans les discussions sur ces sujets –, comme André Gorz et Hans Jonas (26) ; et faire aussi une place à Ivan Illich (27), François Partant, Serge Latouche ou Murray Bookchin (28). Mais nous avons renoncé à alourdir excessivement ce qui n’est qu’une présentation des textes repris dans ce volume et nullement une introduction à la question de l’écologie elle-même – question aux ramifications innombrables. […]

Notes

1. Patrick Marcolini a eu le mérite d’essayer de retracer l’évolution des rapports entre les deux hommes en mettant l’accent sur cette question, et en renvoyant à différents textes plus longuement que nous ne pouvons le faire ici (« Castoriadis et Ellul, quelle technique pour le projet d’autonomie ? » dans les Cahiers Castoriadis, n° 7, Bruxelles, 2012, p. 123-144). On ne peut malheureusement pas le suivre sur bien des points. V., par exemple, l’idée étrange (p. 135) selon laquelle Castoriadis n’aurait pas compris, dans les critiques adressées à Ellul dès 1957, que celui-ci n’entendait pas par technique « l’ensemble des machines ou des outils ». C’eût été un remarquable aveuglement, en effet, puisque Ellul annonce d’emblée que son ouvrage porte sur les domaines de « l’économie, l’État, tous les domaines enfin de la vie humaine » et que la première critique de Castoriadis (mélange de critique et d’éloge, plutôt) porte sur ce qu’E. dit de l’État (comme P.M. le signale lui-même à un moment). Castoriadis rappellera ultérieurement que la technè grecque est déjà « savoir-faire efficace », non nécessairement lié à la fabrication d’un produit matériel : l’idée est formulée avec force par Ellul, elle n’est pas spécifiquement ellulienne.

2. Dès 1972, Ellul envoie De la révolution aux révoltes à Castoriadis avec une carte de visite : « À Monsieur Cornelius Castoriadis, [Jacques Ellul], s’excusant de n’avoir pu venir à Paris pour dédicacer ce livre, l’adresse en témoignage d’admiration et de gratitude pour son combat pour la vérité. » Rappelons que Castoriadis n’est pas encore pour le public l’auteur des textes réédités en « 10/18 », dont la publication ne commencera qu’en 1973. Il n’est donc nullement exclu — il est même probable — que des contacts, épistolaires ou autres, aient pu être établis avant. Le 2 novembre 1979, Étienne Dravasa, chargé de la coordination du volume de Mélanges Jacques Ellul (qui ne paraîtra qu’en 1982), écrit à Castoriadis : « Je sais que vous entretenez avec lui des relations d’estime et de sincérité réciproques. » Dans les lettres d’Ellul que l’on peut consulter à l’IMEC, l’admiration pour C. s’exprime sans réserves à plusieurs reprises : « Je suis toujours saisi, lorsque je vous lis, non seulement par la profondeur et la richesse de la pensée mais aussi par la beauté de la forme. » Enfin, dans une lettre du 31 décembre 1987, tout uniment : «… il est non moins évident, pour moi, que vous êtes le seul philosophe existant actuellement en France – philosophe et sociologue. »

3. Cf. aussi Ellul dans une lettre du 8 mars 1983 : « Vous savez à quel point tout ce que vous avez écrit depuis plus de trente ans a été pour moi un recours, un soutien (il est difficile de faire son chemin tout seul), une incitation à progresser. » On est par ailleurs en droit de se poser des questions sur les dates de début ou de fin de ces premières lectures : v. la lettre d’Ellul du 12 septembre 1979, après l’envoi par C. des derniers « 10/18 » publiés : il se dit en « total accord avec vos analyses » ; regrette de ne pas avoir connu MRCM, « cela aurait modifié certaines de mes analyses » mais « vers 1960 [je soul., E.E.] je ne lisais plus S. ou B. que sporadiquement ».

4. Dans sa préface à l’édition américaine (1964), le sociologue R.K. Merton n’hésite pas à comparer l’ouvrage à ceux d’auteurs comme Veblen, Spengler, Mumford et Giedion. Malheureusement, nous ne pouvons que nous cantonner ici à La Technique…, et faire l’impasse sur les deux autres volumes de la trilogie ellulienne : Le Système technicien (1977) et Le Bluff technologique (1988).

5. Absence pourtant, qui parfois étonne, de certains noms : Schumpeter, Drucker, Weber surtout… Sur Weber, voir cependant les commentaires d’Ellul dans J. E., Ellul par lui-même (entretiens avec W.H. Vanderburg, Paris La Table Ronde, [1979] 2008, p. 60-61).

6. V. Marcolini, loc. cit. p. 131, qui parle « d’influence déterminante ».

7. QMO, t. 2, p. 121.

8. QMO, t. 2, p. 126-127.

9. Aux p. 43-61.

10. T. 2, p. 577.

11. Voir dans ce volume, p. 47.

12. Dans ce volume, p. 79 et 83.

13. Ibid., p. 73. Le commentaire de b. de p. : « [Ellul, dont] le livre La Technique […] anticipait avec profondeur sur beaucoup d’idées devenues courantes » est un ajout de 1978, il ne se trouve pas dans le texte publié en 1973.

14. Même si, comme l’on sait, il a fallu du temps à Ellul pour pouvoir faire publier en 1954 son livre, ce « 1947 » semble bien être un lapsus. L’ouvrage, dit Ellul, a été rédigé entre 1948 et 1950. J. Ellul et P. Chastenet, À contre-courant. Entretiens (1994, rééd. Paris, La Table Ronde, 2014, p. 177).

15. Ici même, p. 181.

16. Ibid., p. 181-182. Castoriadis revient sur le sens de cette « autonomisation » de la technoscience dans « Quelle démocratie ? » (1990), repris maintenant dans QD, t. 2, p. 428-429.

17. Il faut remarquer ici que quand Ellul parle (et il le fait souvent) des limites de la « politique », ce n’est certainement pas du « grand sens du terme » qu’il s’agit.

18. Ibid., p. 184.

19. Ibid., p. 167-168.

20. J. Ellul, À temps et à contretemps. Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, Le Centurion, 1981, p. 54.

21. Ibid., p. 87.

22. Je crois que dans l’enthousiasme d’Ellul (voir ici, p. 149-150) concernant le texte de 1982 (« Institution de la société et religion ») de Castoriadis, il y a un véritable malentendu.

23. Encore une fois, la présentation que fait P. Marcolini (loc. cit., p. 135 et sq.) de cette évolution est un peu schématique, voire caricaturale. Plutôt que d’idées de l’un (Ellul) qui ont « infusé » dans la pensée de l’autre (Castoriadis), il faudrait parler d’approfondissement – en particulier en fonction de l’évolution de la société elle-même – d’une réflexion menée par Castoriadis depuis longtemps, où la lecture d’Ellul a pu bien entendu jouer un rôle.

24. Voir par exemple Jean-Luc Porquet, L’homme qui avait (presque) tout prévu, Paris, Le cherche midi, 2003, rééd. 2012. Mais aussi les actes de colloques consacrés à Ellul en 2004 et 2012 : Jacques Ellul, penseur sans frontières. Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2005 et Comment peut-on (encore) être ellulien au XXe siècle (Paris, La Table Ronde, 2014), publiés sous la dir. de Patrick Troude-Chastenet (ainsi que de nombreux ouvrages du même auteur, président de l’Association internationale Jacques Ellul).

25. Cf. la lettre d’E. du 5 juin (1988 ou 1987 ?) : « je me sens tout à fait marginal » dans ce monde [de l’intelligentsia parisienne] « qui d’ailleurs fait aussi tout ce qu’elle peut pour vous oublier ! »

26. Dans sa présentation à l’édition de 2014 de De l’écologie à l’autonomie, Philippe Caumières consacre quelques pages à une comparaison entre Jonas et Castoriadis.

27. On trouvera dans la partie consacrée aux correspondances une lettre à Illich du 31 juillet 1973. C. y répond à une lettre où I. se demandait ce qui pouvait être fait pour la « propagation de tes idées en Amérique latine ». Nous l’avons retenue parce qu’elle est un témoignage d’une relation personnelle au début des années 70 dont les rares études consacrées aux rapports entre les deux auteurs ne font, à notre connaissance, jamais état. Quant aux raisons pour lesquelles on ne retrouve plus trace dans les archives de cette relation (établie à l’initiative d’Illich), on en est pour l’instant réduit, en attendant que d’autres documents surgissent, à des hypothèses plus ou moins arbitraires. (Valentine Borremans, consultée sur ce point, est formelle : « Il n’y a jamais eu de conflit entre Castoriadis et Illich » ; courriel du 3 janvier 2019 – où elle précise qu’il avait demandé que toutes ses lettres soient détruites après sa disparition.)

28. Ainsi qu’à des auteurs comme Céline Lafontaine ou Dominique Trudel au Canada, qui font d’ailleurs explicitement référence à l’apport de Castoriadis dans leurs travaux, ou, en France, à la position de Matthieu Amiech et de ses amis de la revue L’Inventaire – ou aux différentes contributions sur ces sujets de notre ami Pierre Dumesnil… On trouvera bien d’autres noms dans la présentation des éditeurs de la réédition de 2015 (Paris, La Table ronde) de Changer la révolution (1982) d’Ellul, ou dans la deuxième partie de l’anthologie de Dominique Bourg et André Fragnière, La Pensée écologique, Paris, PUF, 2014. Rappelons enfin que Serge Latouche a consacré, dans sa collection « Les précurseurs de la décroissance » (éditions Le Passager clandestin, Neuvy-en-Champagne), des ouvrages à Ellul (2013) et à Castoriadis (2014) ; et que Serge Audier a récemment étudié les courants « écologistes » (minoritaires) des mouvements socialiste et libertaire dans La Société écologique et ses ennemis, Paris, La Découverte, 2017.

Une rencontre : Castoriadis et Ellul

Nous aurions voulu publier ici toute la correspondance entre les deux auteurs mais de nombreuses pièces ne sont pas encore accessibles. Il n’est d’ailleurs pas dit que le contenu de l’ensemble de cette correspondance, le jour où elle sera disponible, apporte des éléments foncièrement nouveaux aux lecteurs attentifs. Quoi qu’il en soit, nous avons tenu à donner ici quelques lettres car ce qui est vraiment instructif, c’est de voir quelle était la qualité de leurs rapports – et cela ressort parfaitement de ce que nous reproduisons.

Ellul à Castoriadis, 23 août 1982 (1)

Cher Monsieur,
Je ne vous ai jamais remercié comme il convenait pour cet admirable article que vous avez eu la bonté d’écrire pour le « Mélanges ». Et je crois que les ordonnateurs <coordinateurs ?> de ce livre ont eu une magnifique idée de le placer en tête ! Car c’est vraiment le plus riche et le plus prégnant de tous, et c’est une ouverture incomparable. Je suis toujours saisi, lorsque je vous lis, non seulement par la profondeur et la richesse de la pensée, mais aussi par la beauté de la forme. Votre évocation du Chaos et de l’Abîme comme indispensable reconnaissance pour que la liberté puisse être, et qui est caché par la religion qui occulte ce que l’homme ne peut pas regarder en face, m’a rempli de ce « frémissement » que je ressens lorsque j’approche de la vérité ! Que vous dire de plus ? Merci. Très profondément vôtre,

Jacques Ellul

1. <Pessac. Manuscrite. 1981 dans la chemise des Archives ; plus probablement, d’après le contenu, 1982. Quelques précisions sur le contexte : dans une lettre à Étienne Dravasa du 12 décembre 1979, C. confirme sa participation à des Mélanges Ellul (E.D. lui écrivait, le 2 novembre 1979 : « Je sais que vous entretenez avec lui des relations d’estime et de sincérité réciproques. ») et il envoie le 26 mai 1980 le texte promis. Le 4 juillet 1981 C. signale à E.D. que Paul Thibaud lui a demandé si, compte tenu du retard pris par la publication en volume, il est possible de faire paraître d’abord le texte dans Esprit : C. n’y consentira que si Ellul est d’accord ; il pourrait envoyer éventuellement un autre texte pour les Mélanges. Réponse d’E.D. du 20-8-1981 : Ellul ne voit pas d’inconvénient à ce que la contribution paraisse d’abord en revue. Le 5 mars 1982, C. envoie les épreuves corrigées de sa contribution aux Mélanges. >

Ellul à Castoriadis, 17 mai 1989 (2)

Cher ami,
Je pense à notre rencontre du 29-30 juin (et je vous dis ma reconnaissance et ma joie que vous ayez accepté de vous déplacer pour participer à ce colloque !). Il est évident que je n’ai plus rien de nouveau à dire sur la Technique, que d’autre part je ne veux pas entrer dans le jeu classique : la démocratie étant ce qu’elle est, les techniques favorisent-elles ou non le jeu démocratique.

J’ai alors deux orientations, entre lesquelles j’hésite : ou bien un exposé un peu dogmatique sur ce que signifie pour la démocratie d’être située dans un milieu technique : ne faut-il pas changer complètement tous les processus pseudo-démocratiques pour revenir a l’idée <illis. originale ? > contenue dans l’étymologie même du mot. Et alors quelles conséquences cela aurait-il ? – ou bien un exposé très pessimiste, fondé sur les immenses dangers que court l’humanité du fait de la croissance technique et sur le constat qu’aucun système démocratique n’y fera rien, parce que l’opinion publique est aveugle et refuse d’être « éclairée ».

Qu’est-ce qui vous semble plus intéressant, susceptible d’échange et surtout quel est le thème qui vous conviendrait le mieux ?

Je vous remercie encore, et vous prie de croire en mon amitié,

Jacques Ellul

2. <Sans doute Pessac. Manuscrite.>

Castoriadis à Ellul, 19 mai 1989 (3)

Cher ami,
Je vous remercie de votre mot du 17 courant.

Je ne pense pas que vous n’ayez rien de nouveau à dire désormais sur la technique mais en tout cas, les deux thèmes entre lesquels vous hésitez me semblent pouvoir être magnifiquement combinés. Je veux dire que votre première question : que signifie pour la démocratie d’être située dans un milieu dominé par la technique, conduit à l’interrogation sur le changement nécessaire de la pseudo-démocratie actuelle — laquelle rencontre immédiatement la question de savoir dans quelle mesure le technanthrope-consommanthrope-zapanthrope-réflexanthrope contemporain pourrait et voudrait changer cet état de choses. En somme, il y a l’évidente et terrible (mais, nous espérons, non irréversible) liaison entre le milieu techno-scientifique autonomisé, le vidage de l’intérieur des institutions qui se voulaient démocratiques et le type anthropologique (psycho-social) d’être que tout cela produit et qui le produit en retour. En tout cas, quant à moi, c’est de cela que j’aimerais discuter avec vous.

J’ai récemment publié un bref papier là-dessus, intitulé « Le Grand Sommeil », dans L’Express du 7 avril dernier.

Un dernier mot : vous me dites « notre rencontre du 29-30 juin » – et j’avais noté, quant à moi, que je venais à Bordeaux (ne pouvant malheureusement à cause de mon métier de psychanalyste assister à la totalité du colloque) le samedi 1er juillet. Est-ce toujours d’accord ? En tout cas, pouvez-vous prier les organisateurs de se mettre en contact avec moi, pour fixer ce point et quelques autres.

Me réjouissant de vous voir bientôt et de parler avec vous, je vous prie de croire, cher ami, à ma fidèle amitié

3. <Paris. Dactyl.>

Ellul à Castoriadis, 10 octobre 1989 (4) 

Cher ami.
Je vous écris avec beaucoup de tristesse : j’ai reçu l’invitation à participer au colloque que l’on organise en votre honneur (5), et c’eût été pour moi une grande joie de dire ma reconnaissance pour tout ce que vous m’avez apporté. Mais je suis doublement bloqué chez moi. D’abord, j’ai des “problèmes” de santé, tension et cœur, qui se sont aggravés cet été, et le cardiologue est formel : il m’interdit de voyager. Mais j’aurais peut-être passé outre pour vous… Il y a malheureusement plus astreignant. Ma femme est atteinte d’une dégradation du cerveau, et depuis un an perd complètement la mémoire. C’est une situation très épuisante (car lorsqu’elle prend conscience, elle sombre dans la dépression, et le neurologue qui la soigne m’a averti qu’avant tout, il fallait éviter la dépression…). Je dois contrôler tout ce qu’elle fait (elle prétend encore s’occuper de tout dans la maison…) et répondre à toutes ses… divagations. Enfin elle ne supporte que moi auprès d’elle (un après-midi, je suis parti à Bordeaux, il paraît que deux heures après mon départ, elle parcourait la maison, affolée, à ma recherche). Je ne peux donc absolument pas la laisser – je travaille un peu, quand elle fait la sieste… Voilà pourquoi je ne pourrai pas être présent à ce colloque. Je vous prie de me pardonner cette défection.

Quand nous nous sommes mariés, nous avons promis d’être l’un pour l’autre “dans les bons et les mauvais jours”, nous avons eu les bons. Il faut que je respecte ma parole pour les mauvais jours.

Très fidèlement et amicalement,

J. Ellul

4. <Aucune mention de lieu (sans doute Pessac), datée du « 10 octobre ». Manuscr. Note de C. : « R. le 11-10-89 ».>
5. <Il s’agit du colloque de Cerisy des 3-10 juillet 1990.>

Cornelius Castoriadis Écrits politiques 1945-1997, VII,
Écologie et politique, éditions du Sandre, 2020

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  1. Cornelius Castoriadis, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de PMO) | Les Amis de Bartleby

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