Renaud Garcia
La déconstruction de l’école
Journal de bord d’un enseignant français 2021-2022.
Editions La Lenteur
Conclusion
Chère lectrice, cher lecteur, cette année, en son quotidien banal, entre amusement et effarement, fut extraordinairement pénible dans ma «carrière» de professeur. Rien n’indique qu’elle fasse exception, si l’on envisage l’avenir avec quelque lucidité. Vous l’aurez compris, au-delà de tous les détails cocasses, des protocoles improvisés, institués puis oubliés, au-delà des logiciels honnis que l’on finit piteusement par faire fonctionner, ce qui m’intéresse, c’est la trajectoire dans laquelle nous sommes embarqués. Certes, on peut se rassurer et dire que l’«on n’en est pas là», qu’il ne faut pas gober à la lettre le discours des technocrates; qu’on ne pourrait imputer à l’État, sinon dans une veine conspirationniste, l’intention de sacrifier sur l’autel de la bêtise diplômée la plupart des enfants hébergés dans les établissements scolaires; qu’on enseigne encore des contenus dignes de ce nom à l’école (même des contenus «excellents»); que les enseignants restent des professionnels consciencieux ; voire, pour les plus optimistes, à la surface de l’actualité, que l’école protège les enfants contre la violence des rapports sociaux, avec ses campagnes de « sensibilisation » diverses contre le sexisme, le harcèlement, l’homophobie, etc.
On ne peut certes pas demander à l’école, et sûrement pas à la majorité des enseignants, de surmonter à eux seuls des difficultés qui excèdent le périmètre scolaire. Mais c’est précisément pour cette raison que proclamer, en observateur averti, qu’«on n’en est pas là » relève de l’erreur funeste. On ignore ainsi la logique du milieu dans lequel baigne l’école. Car pour le capitalisme technologique, puisque c’est bien de ce fait social total qu’il s’agit, tout ce qui est techniquement possible sera réalisé, si les financements sont à la hauteur. Bientôt, «on n’en sera plus là ». En s’en tenant aux faits, quelque abracadabrants ou excessifs fussent-ils, ce modeste journal n’avait d’autre but que de traiter le potentiel comme s’il était déjà factuel. Nous assistons moins à une catastrophe finale ou à un effondrement brutal qu’à une déconstruction progressive de l’école. Ce terme pour signifier, au-delà du clin d’œil malicieux à quelques adversaires «postmodernes», que ce qui se tenait encore bon an mal an se défait désormais pan après pan. Qu’il s’agisse du niveau de l’instruction, du souci de l’intégrité physique des enfants, de la transmission des règles du métier, de l’état de la pensée critique dans le corps enseignant, du sens de l’apprentissage chez les élèves et de la vertu de ce cours en particulier qu’est la classe de philosophie, tout s’effrite sous l’effet de « la gouvernance par les nombres».
Les impatients demanderont la solution que nous proposons. Comme à l’accoutumée, nous serons bien en peine d’honorer leur culte du raisonnement efficace.
Tout au plus, il ne paraît pas exorbitant de considérer qu’en dépit de tout ce que l’on pouvait lui reprocher par ailleurs l’école de nos parents et de nos grands-parents comportait encore quelques traits méritant d’être sauvegardés : l’orientation vers une culture générale plus large que profonde; la conception du métier comme vocation, impliquant de respecter chez l’enfant le «droit sacré de chercher la vérité», selon la formule de Louis Germain, le maître de Camus, dans une lettre du 30 avril 1959 ; la volonté première de lutter contre l’ignorance, en montrant que sans jamais nier ses racines, on peut travailler à s’appartenir au-delà de la famille, du clan, du quartier ou du village; le refus de l’avancement, des crocs-en-jambe pour briller par ses «projets» ; le soutien, enfin, des professeurs par leur hiérarchie, souvent issue du monde enseignant.
Si l’on pouvait déjà considérer que rien de tout cela n’est de nature à nourrir l’hydre réactionnaire, on aurait remis la main sur quelques fondements moraux d’un service public de qualité. En attendant, pris dans les cales du Titanic, nous sommes assiégés de tous côtés par la « disruption » et «l’innovation ». Il reste aux plus résolus d’entre nous à renouer avec la tradition des défenseurs de la commune humanité contre son écrasement par la Machine. Une autre façon de mettre en œuvre dès maintenant la recommandation du subtil Gébé dans L’An 01, en éduquant au « pas de côté» par rapport au monde administré.
Renaud Garcia
La déconstruction de l’école
Journal d’un enseignant français 2021-2022.
La Lenteur, Saint-Michel-de-Vax, 2022
140 pages, 10 euros.
Debra
/ 25 mars 2023En y réfléchissant, je me demande si la vertu de cette école d’autrefois ne résidait pas plutôt dans la foi, l’engagement de la société elle-même, ainsi que des enseignants mandatés par cette société que dans l’institution elle-même, ou des contenus, des protocoles ? qu’elle pouvait promouvoir. Foi dans l’Homme, dans sa capacité d’être… élevé, vertical, debout. Dans un premier temps, cette foi ne coïncidait pas avec l’idée de « former » à un métier, de préparer à une vie de et par le travail.
Sans la foi dans la mission du service public, sans la foi que ce SERVICE PUBLIC n’est pas un esclavage, une humiliation, l’institution ne peut plus tenir debout.
Sans la foi que le service peut être une activité noble, et généreuse, l’institution ne peut s’appuyer sur rien, et elle s’effondre.
Depuis le temps qu’on épingle ce qu’on appelle le « néo-libéralisme », identifie-t-on ce phénomène à la banqueroute de l’idéal d’un service public qui ne serait pas un esclavage ? Je n’en suis pas sûre.
En sachant que l’Empire romain est dans toutes les têtes maintenant, même les têtes qui ignorent que les fonctionnaires de Rome étaient (exclusivement ?) des esclaves, mais parfois des esclaves instruits, qualifiés, respectés, doit-on s’étonner qu’il y ait des attitudes, des idées anciennes qui font retour sur nous, nous infléchissant… à notre insu ?
Pour ma part, c’est ce que je vois autour de moi, dans notre très grande tourmente.
Pour l’Empire et son extension, j’invite à contempler la généralisation du mot « Machine » que je trouve employé en anglais, et en français, d’une manière qui totalise, et donne forme à notre pressentiment de forces au-dessus, et au-delà de nous qui façonnent nos vies, et nous déterminent.
« La Machine », serait-ce notre nouvelle appellation pour une divinité que nous adorons… en négatif ?
J’aime bien rappeler que le « mekhane » grec excite notre ambivalence depuis Homère, et que le théâtre grec employait… des machines pour créer l’illusion théâtrale des divinités sur scène. Je trouve cela hautement significatif encore pour notre époque.
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