Thierry Paquot, « Lewis Mumford, une philosophie de l’amour »

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Thierry Paquot

Lewis Mumford,
pour une philosophie de l’amour

Introduction à
Histoire naturelle de l’urbanisation
PUF, 2023

Elvina Conradina Baron (1865-1950) est amoureuse à dix-huit ans d’un Anglais de deux fois son âge, John Mumford, qui réside dans la pension que tient sa mère. Elle l’épouse et devient madame Mumford. Le mariage n’est pas consommé, le mari part au Canada et ne donne plus aucun signe de vie, au point que le mariage est annulé. Elvina devient gouvernante chez un célibataire aisé qui reçoit régulièrement son neveu, Jacob Mack, un homme d’affaires marié, qui vit à Somerville dans le New Jersey, non indifférent à Elvina. Ils s’aiment et elle donne naissance à Lewis le 19 octobre 1895, de « père inconnu », car Jacob ne peut le reconnaître. Il passe néanmoins de nombreux samedis après-midi avec le petit Lewis lors de ses déplacements à New York, jusqu’au début du siècle. Il envoie, chaque année, 600 dollars à Elvina et offre des cadeaux de Noël à son fils. Tout cela cesse avec sa mort prématurée, mais il léguera un petit héritage, d’abord géré par un oncle, puis par Lewis dès 1915. Lorsqu’Elvina décède à son tour, Lewis découvre dans son sac à main la notice nécrologique de Jacob qu’elle conservait près d’elle, prouvant qu’il fut bien l’amour de sa vie.

C’est en 1942 que sa mère lui apprend l’existence de son père juif, il a 47 ans, ce qui l’amuse, car lorsqu’il s’est marié avec Sophia, sa future belle-mère regrettait qu’il soit goy. Il a été baptisé, sa mère et sa grand-mère étaient des protestantes d’origine allemande, mais n’a pas reçu ce qu’on appelle une « éducation religieuse ». Son environnement est féminin et aimant. Le compagnon de sa grand-mère, Charles Graessel, également venu d’Allemagne dans les années 1860, l’emmène explorer la ville, il lui doit sa passion pour New York et la découverte de deux musées qu’il ne cessera de visiter, l’America Museum of Natural History et le Metropolitan Museum of Arts. Sa mort en 1906 s’avère une grande perte pour le jeune garçon. L’été, Lewis part en vacances dans le Vermont chez Mrs French et s’initie à la vie champêtre, ce qui, indéniablement, en fait un amoureux de la nature, comme Emerson et Thoreau, qu’il lira passionnément toute sa vie. Son enfance et son adolescence bénéficient du dévouement et de l’amour de sa nurse irlandaise, Nellie Ahearn, dite « Nana », qu’il présente dans ses Mémoires comme une seconde mère.

Il bricole et s’intéresse aux nouvelles techniques de communication (le télégraphe, le téléphone, la radiophonie, le Morse…), au point où il veut devenir ingénieur et que ses premiers articles paraissent dans Modern Electrics, dès janvier 1911. Il entre au lycée technique Stuyvesant High School, en 1909, puis change d’avis, et s’imagine écrivain, aussi suit-il les cours du soir au City College de New York, à partir de 1912, où enseigne, entre autres professeurs renommés, Thorstein Veblen (1857-1929) qui le marquera profondément. Il envisage de rédiger une thèse en philosophie, sous l’influence de son professeur, John Pickett Turner, disciple de James et de Dewey… Le jour, il travaille dans des journaux, comme l’Evening Telegram, où il dactylographie des articles et acquiert ainsi, sur le tas, des connaissances en typographie, en mise en page et en journalisme. Lors d’une visite médicale, en 1914, le docteur repère un foyer tuberculeux au poumon droit. Il n’est pas envoyé au sanatorium mais doit cesser ses activités et se reposer. Il profite de son temps libre pour lire abondamment en fréquentant la Bibliothèque municipale de New York, richement dotée.

Il s’intéresse à tous les domaines et entreprend une formation d’autodidacte « généraliste », c’est le terme qu’il utilisera plus tard pour se présenter…

Dans la préface de 1972 à la réédition des Transformations de l’homme publié en 1956, il écrit :

N’étant pas spécialiste, j’ai profité d’une liberté que se refusent trop souvent les chercheurs spécialisés : celle de mettre en relation des données provenant de domaines très variés afin de faire apparaître une configuration générale qui échapperait sinon à l’observation. De région en région et d’âge en âge, cette configuration change constamment ; pourtant, la trame sous-jacente de la culture, telle qu’elle est déposée dans les objets façonnés, les formes institutionnelles, les structures matérielles, et par-dessus tout, dans le langage, se perpétue, toujours plus complexe et ramifiée, à travers les strates historiques successives.

Si sa spécialité est la généralité, il faut bien comprendre qu’il la cultive en lisant beaucoup de manière encyclopédique et ce depuis son adolescence. Parmi ses premières lectures, l’on relève : Platon, Aristote, William James, George-Bernard Shaw, Henri Bergson, Piotr Kropotkine, Samuel Butler, Werner Sombart, Max Weber, Gabriel Tarde, et toujours Emerson, Thoreau et Whitman. C’est dans cette bibliothèque, sur la Cinquième Avenue, qu’il emprunte à l’automne 1914 The Evolution of Sex (1889) de Patrick Geddes et Arthur Thomson, puis City Development. A Study of Parks and Culture-Institutes : A Report to the Carnegie Dunfermline (1904) et plus tard, Cities in Evolution : An Introduction to the Town Planning Movement and to the Study of Cities (1915), trois ouvrages du même auteur Patrick Geddes (1854-1932).

Cet Écossais enseigne la botanique et la zoologie tout en étant pédagogue et initiateur des études urbaines. Il est d’abord professeur à l’Université d’Édimbourg de 1880 à 1888, puis à celle de Dundee, de 1888 à 1919. Il crée la première « université d’été » en 1883. Profitant des congés de collègues étrangers, il les invite à venir enseigner de manière décontractée à un public d’« auditeurs libres ». Ces summer meetings se tiendront chaque été jusqu’en 1903. Il a aussi l’idée d’appartements pour étudiants qui préfigurent les colocations dorénavant fréquentes. C’est à Édimbourg qu’il ouvre un centre d’études urbaines et régionales, l’Outlook Tower Observatory. Dans la foulée, il réalise les premières expositions sur les villes, avec des plans, des cartes, des photographies, la plus célèbre est celle de Gand en 1913, qu’il confectionne avec son fils Alasdair, qui mourra en 1917 en France en combattant les Allemands.

Patrick Geddes est chargé de monter le département de sociologie à l’Université de Bombay, en 1915. Il y séjourne régulièrement jusqu’en 1924 ; durant cette période, il établira les plans de plusieurs villes indiennes. Il dessine également celui de Tel Aviv. Lewis Mumford lui emprunte sa distinction entre phases « paléotechnique » et « néotechnique », auxquelles il ajoute la phase « éotechnique ». Chacune correspond à un système technique et conditionne aussi bien l’environnement que les paysages et les mœurs des habitants, « la phase éotechnique est un complexe de l’eau et du bois, la phase paléotechnique est un complexe de charbon et du fer et la phase néotechnique, un complexe de l’électricité et des alliages » (Technique et civilisation, p. 106). C’est aussi Geddes qui lui fait découvrir Frédéric Le Play et sa trinité « Lieu-Travail-Famille » et lui conseille la lecture de Man and Nature, or Physical Geography as Modified By Human Action (1864) de George P. Marsh, sur lequel il écrit un magnifique chapitre dans The Brown Decades (1931), et bien sûr qui l’encourage à étudier l’urbanisation. Leur correspondance atteste de la qualité de leurs échanges et même si Mumford est déçu par l’homme quand il le rencontrera en 1923, il prénommera son fils Geddes.

Très tôt, il tente de mesurer l’impact des humains sur la nature et rompt avec le récit angélique concernant les « pionniers ». Il considère la « région » comme la bonne taille territoriale « pour éviter le gaspillage » et « fournir les fondements économiques à une vie continue et prospère ». Il s’inquiète de la production exponentielle des déchets et mise sur le recyclage, la récupération, la réparation pour stopper une croissance déraisonnable. Il constate que la machine se subordonne à l’homme, détériore la nature, épuise les matières premières et surconsomme les sources d’énergie. Avant le nucléaire, il croyait en une civilisation hydroélectrique et solaire et pensait que les décideurs réorienteraient la production afin de favoriser une amitié entre le vivant et l’humain, tous les deux oubliés par le déploiement technologique inconsidéré. C’est grâce à Geddes qu’il prend conscience de l’importance de la biologie et qu’il l’intègre dans ses réflexions, ce qui n’est guère fréquent alors.

L’entrée en guerre des États-Unis le contraint à rejoindre l’armée où il passe dix mois, d’avril 1918 à février 1919, à l’US Navy Radio School à Newport (Rhode Island), en échappant au front à cause de la rougeole qu’il contracte à ce moment-là. Libéré de ses obligations militaires, il est invité par la rédaction de la revue The Dial (« Le Cadran ») à y collaborer. Celle-ci a été fondée à Chicago par Paul Carus (1858-1919) qui la vend en juillet 1918 à Martyn Johnson, qui fait faillite peu après. La revue est alors relancée par Scofield Thayer et James Sibley Watson qui en assure la direction en se séparant de l’ancienne rédaction. Elle s’arrêtera en 1929. Lewis y publie quelques recensions en 1919 et remarque la secrétaire de rédaction, Sophia Wittenberg (1899-1997), qu’il trouve très belle. Il rencontre Charles Harris Whitaker, éditeur du Journal of the American Institute of Architects, qui l’introduit dans le milieu des architectes, et publie son premier article sur les villes, « The Heritage of the Cities Movement in America » et en 1921, dans The New Republic, son premier texte consacré à l’architecture, « Machinery and the Modern Style ». D’autres suivront.

Vite sans emploi, il vivote en plaçant des articles dans divers journaux, dont Freeman, lorsque Geddes l’invite à le rejoindre à Jérusalem, où il conçoit le plan de l’université tandis que son bras droit, Victor Branford (1863-1930), lui propose de réactiver la Sociological Review. Il choisit Londres et ne le regrettera pas, car Victor s’avère un hôte parfait (« il a été ma nurse », écrira-t-il à Geddes en 1922), lui fait rencontrer des personnalités de qualité comme Raymond Unwin, architecte-urbaniste avec Barry Parker, de la première cité-jardin, Lechtworth, imaginée par Ebenezer Howard, dont il introduira la réédition de Garden Cities of Tomorrow en 1946. Mais la société britannique est trop hiérarchisée pour lui, aussi rentre-t-il au pays et se marie, en 1921, avec… Sophia Wittenberg !

En 1922, il publie son premier livre, The Story of Utopias, dans lequel il avoue que la plupart des « utopies » sont fastidieuses à lire. Il distingue les « utopies d’évasion », plus littéraires, des « utopies de reconstruction », qui énoncent leurs buts et expliquent comment y arriver. Bien sûr, il présente les utopies de Platon, Thomas More, Francis Bacon, Charles Fourier, Robert Owen, Étienne Cabet, Edward Bellamy et s’inquiète de la Mégalopole qui risque de conquérir la planète et d’uniformiser les territoires et d’imposer à chacun un emploi du temps « fonctionnel ». Il évoque aussi William Morris, William Henry Hudson et Herbert George Wells et s’intéresse à l’Eutopia, sans pour autant visiter les colonies phalanstériennes qui fleuriront au milieu du xixe siècle aux États-Unis (1).

L’année suivante, il cofonde la Regional Planning Association of America, avec Clarence Stein, Henry Wright, Benton MacKaye et aussi Catherine Bauer et Edith Elmer Wood. Il précise ses vues sur le régionalisme dans de nombreux textes, dont « Regionalism and Irregionalism » (The Sociological Review, 19 avril 1927) et « The Theory and Practice of Regionalim » (The Sociological Review, 20 janvier 1928) où il explique que « dans chaque aire géographique un certain équilibre est possible entre les ressources naturelles et les institutions humaines pour un meilleur développement de la terre et des hommes ».

Les villes doivent se fondre dans la nature environnante, les forêts et les champs cultivés, de manière organique, en les respectant tout en réduisant la consommation des ressources fossiles. Il conservera ces objectifs toute sa vie et en 1962, par exemple, regrette que le « pionnier », qu’on présente comme un héros, « oublie la grande leçon qu’enseignent l’écologie et la médecine, que la grande mission des individus n’est pas de conquérir la nature par la force mais de coopérer intelligemment et amoureusement avec elle » (« California and the Human Prospect », Sierra Club Bulletin, 47,9). Il organise, en 1923, pour son mentor Patrick Geddes, une tournée de conférences aux États-Unis et découvre un homme irritable, jamais content mais heureusement aux idées abondantes, originales, inventives. En 1924, paraît Sticks and Stones. A Study of American Architecture and Civilization. En 1925, il donne des conférences à Genève, rend visite à Patrick Geddes à Édimbourg, quitte le Village, où règne une ambiance « bohème », pour s’installer avec Sophia et leur fils Geddes, qui vient de naître, à Sunny-Side Gardens (Queens, New York) conçue selon les principes régionalistes, où leur fille Alison viendra au monde en 1935.

Très prolifique au cours des années 1920-1930, Lewis rédige de nombreux articles (The American Mercury, Commenwealth, Harper’s, The Survey Graphic, la revue danoise Wendingen, l’allemande Die Form…), enseigne (à la New School of Social Research), coanime la revue The American Caravan, et participe à l’élaboration de la « ville-paysage » de Radburn dans le New Jersey. Il continue à publier : The Golden Day. A Study in American Literature and Culture (1926), Herman Melville (1929), The Brown Decades : A Study of the Arts in America, 1865-1895 (1931), Technics and Civilization (1934), The Culture of Cities (1938), écrit le scénario du documentaire The City pour l’Exposition internationale de 1939, à New York, contrariée par la guerre en Europe… En 1936, la famille emménage à Amenia, dans l’État de New York, dans une ferme style néo-grec des années 1830, achetée 2 500 dollars. Depuis 1931, à la demande de Harold Ross, il tient la rubrique « Sky Line » dans le New Yorker, ce qu’il fera jusqu’en 1963, et devient un des plus redoutés critiques d’architecture.

Il n’adhère à aucun « isme », brocarde le Modernisme qu’il juge déshumanisant tout autant que les pastiches « néo-quelque chose » qui pullulent alors. « Les gens d’abord » : voilà sa ligne de conduite pour apprécier une architecture ou une opération urbaine. La guerre l’oblige à prendre position contre le fascisme et à rompre avec des amis, comme Frank Lloyd Wright, qui prônent la neutralité. Il sort, en 1939, Men Must Act (« Les hommes doivent agir ») et l’année suivante Faith for Living (« La foi pour vivre »), deux courtes exhortations à lutter contre le nazisme. Son fils Geddes meurt sur le front italien le 13 septembre 1944. Moins d’un an plus tard, les bombes atomiques américaines anéantissent Hiroshima et Nagasaki, Lewis milite contre l’armement atomique et défend le pacifisme. En 1965, lors des bombardements américains sur le Vietnam, il écrira une « Lettre ouverte au Président Johnson » qui restera sans réponse… « Gentlemen : You Are Made ! » est le titre de son article du 2 mars 1946 dans The Saturday Review of Literature, qui commence ainsi :

Nous, Américains, nous vivons parmi les fous ! Les fous gouvernent nos affaires au nom de l’ordre et de la sécurité. Les fous « en chef » se réclament du titre de Général, Amiral, Sénateur, Savant, Administrateur, Secrétaire d’État, Président même. Et le symptôme fatal de leur folie est celui-ci : ils ont mené à bien une série d’actes qui, éventuellement, entraîneront la destruction de l’humanité, avec la solennelle conviction qu’ils sont des êtres normaux et responsables, vivant sainement et poursuivant des buts raisonnables et justifiés.

Plus loin, il observe que « Ces fous tiennent une comète par la queue, et ils croient faire preuve d’équilibre mental en la traitant comme si c’était un pétard d’enfant. » Il appelle les « Éveillés » à se mobiliser, à réagir, à expliquer que la croyance des fous dans « le progrès continuel dans la guerre atomique, signifie l’extermination universelle ». Une seule action : « détruire la bombe atomique ». Et il y a urgence. La traduction paraît dans la revue Esprit de janvier 1947, et plus de soixante-quinze ans après, la menace atomique est encore à l’ordre du jour.

Son œuvre se fait plus philosophique avec The Condition of Man (1944), Values for Survival (1946), The Conduct of Life (1951). Il devient professeur invité à l’Université de Pennsylvanie, puis au MIT et à Berkeley. Il s’oppose aux projets urbanistiques de Robert Moses à New York, en particulier l’autoroute traversant Washington Square… Il publie, en 1961, The City of History et en 1967, The Myth of the Machine I, Technics and Human Development, suivi en 1970 de The Myth of the Machine II, The Pentagon of Power.

Déjà en 1934, dans Technique et civilisation, il considérait que la « révolution industrielle » ne débutait pas avec la machine à vapeur mais avec l’horloge mécanique, diffusée par les Cisterciens, dont les abbayes se dispersent alors du Portugal à la Hongrie. Ce changement chronologique remet en cause toute l’histoire occidentale et montre qu’un « outil » comme l’horloge détermine un nouveau rapport au temps, à son économie, à la manière dont chacun vit le monde dans lequel il se trouve. Il adhère à la démarche du sanscritiste néerlandais Johan Huizinga qui dans L’Automne du Moyen Âge (1919) s’intéresse aux rêves, aux émotions, aux mythes que les populations magnifient. Il s’agit avant l’heure d’une « histoire des sensibilités », d’une « histoire des mentalités » que Huizinga illustrera avec Homo ludens. Essai sur l’histoire sociale du jeu (1938), que Lewis appréciera également. Ainsi, constate-t-il dans Technique et civilisation, qu’« avant que les nouveaux procédés industriels puissent se répandre à grande échelle, une réorientation des aspirations, des habitudes, des idées et des fins était nécessaire ».

S’il considère l’arc et les flèches comme la première machine, au sens donné par Franz Reuleaux à ce terme : « comme une combinaison d’éléments résistants, spécialisés chacun dans une fonction, opérant sous contrôle humain pour utiliser de l’énergie et effectuer du travail », il analyse une autre machine, immatérielle cette fois, qu’il nomme « méga-machine ». De quoi s’agit-il ? D’une organisation sociale facilitant la réalisation d’un but, comme l’édification d’une pyramide, alors même que le levier et la roue n’existaient pas, les souverains égyptiens purent mobiliser efficacement des dizaines de milliers d’ouvriers… Ces « méga-machines » reposent sur des institutions capables d’organiser rationnellement le travail collectif dans la complexité même de son déploiement. Parmi ces institutions, Lewis Mumford pointe la royauté, celle-ci fonctionnant comme une machine, et note que « partout où la royauté se répandit, la “machine invisible”, sous sa forme destructive, sinon constructive, l’accompagna. Cela reste aussi vrai pour la Mésopotamie, l’Inde, la Chine, le Yucatan, le Pérou que pour l’Égypte ».

Une autre invention renforce le pouvoir de la méga-machine : l’écriture. Ainsi, les machines de l’ère industrielle ne sont envisageables qu’avec une société où chaque individu est un élément d’une vaste « machine » qui le subordonne. À partir de là, le terrain est prêt pour l’extension du domaine machinique. Le mot « machine » date du xive siècle et désigne une « invention », une « machination », il se trouve dans des syntagmes comme « machine de guerre », « machine hydraulique », et aussi dans le vocabulaire du théâtre, et puis plus tard, « machine à vapeur », il est équivalent d’« engin ». Ainsi, la « méga-machine » relève avant tout d’un mode organisationnel, symbolique et social d’agencement d’éléments constitutifs d’une opérationnalité faisant système. Dans « L’héritage de l’homme » (1972), il affirme qu’« ayant identifié la méga-machine, j’étais, pour la première fois, sur la piste des agents irrationnels, dans la religion comme dans la science, qui ont miné toutes les civilisations et menacent maintenant, à une échelle inconcevable jusqu’ici, de ruiner l’équilibre écologique sur toute la planète ». Et plus loin, il écrit : « Dans tous les processus organiques, la qualité est aussi importante que la quantité, et trop est aussi néfaste pour la vie que trop peu (2). »

Lewis Mumford n’est aucunement passéiste, sa critique de la technique rejoint celle de Günther Anders et d’Ivan Illich, et son approche géo-historique et écologique des civilisations ne valorise aucunement la société urbaine contemporaine au détriment des sociétés rurales. Il attend que « les cultures les plus primitives du point de vue mécanique influencent et civilisent leurs conquérants européens, leur redonnent une partie du sens organique profond de l’unité avec le milieu, une partie de cette richesse sensuelle et de cette joie de vivre que les Occidentaux ont souvent perdues au cours de leur conquête agressive du milieu » (My Works and Days, p. 115). Il ne se replie pas sur un régionalisme autarcique, refuse le nationalisme et est persuadé que « les avancées culturelles » résultent d’une « fertilisation croisée » (« Let Man Take Command », The Saturday Review of Literature, octobre 1948). Il ne mise que sur l’individu capable de se désaliéner de la société de consommation et de la croissance pour la croissance afin de s’émanciper par la coopération avec les autres individus et le monde vivant.

Il est alors au faîte de sa gloire, reçoit de nombreux prix internationaux et rédige des documents préparatoires à ses mémoires comme Finding and Keepings (1975), My Works and Days (1979) et Sketches from life (1982). À partir de 1979, il ressent une paralysie des doigts de sa main gauche, puis des pertes de mémoire, un zona handicapant et divers troubles débilitants. En 1981, pensant que sa fille Alison sera son exécutrice testamentaire, il lui parle de ses lettres d’amour à Catherine Bauer, Alice Decker et Josephine Strongin. Sophia connaît ses infidélités, dont elle a souffert, mais s’occupe tendrement de lui jusqu’à sa mort en 1990, à l’âge de 95 ans. Alison décède d’un cancer en 1993, aussi est-ce sa mère, Sophia, qui range les papiers de Lewis. Elle les lègue, ainsi que les siens, à l’Université de Pennsylvanie – elle a tenu un journal intime et conservé une grande partie de sa correspondance et aussi de celle de Lewis – avant de quitter le monde en 1997, à 98 ans.

C’est dans Les transformations de l’homme que Mumford précise sa « philosophie de la personne » :

[Elle] inclut tous les aperçus de l’expérience : la réalité de l’amour non moins que celle de la puissance, la réalité de l’unique et de l’individualisme non moins que celle du régulier et du normalisé. Dans la personne, l’immanence comme la transcendance, la nécessité comme la liberté sont des faits d’expérience. Quand nous commençons par la personne, nous pénétrons la vie à tous les niveaux, non seulement le passé et le connu, mais aussi le potentiel et le concevable : ce qui demeure au-delà de notre connaissance. C’est l’idée polarisante qui doit à présent rayonner dans tous les secteurs de la pensée, stimulant la perception des interrelations et des assimilations, et donnant une nouvelle valeur à des vérités qui, sinon, resteraient lettre morte (p. 234).

C’est aussi dans ce texte qu’il revient sur l’amour. Mais quel amour ? Il répond :

L’amour en tant que désir érotique et procréation, l’amour en tant que passion et délectation esthétique ; s’attardant sur des images de la beauté et leur donnant des formes neuves, l’amour en tant que sentiment d’amitié et de solidarité à l’égard de l’entourage, qui dispense ses dons à ceux qui en ont besoin, l’amour en tant que sollicitude et sacrifices parentaux, enfin l’amour avec ses merveilleux pouvoirs de surestimer son objet, donc de le glorifier et de le transfigurer, libérant pour la vie ce que seul l’amoureux peut tout d’abord discerner. Si nous n’accordons pas la première place à l’amour dans toutes ses modalités, nous ne pouvons guère espérer sauver la terre et toutes les créatures qui l’habitent des forces insensées de haine, de violence et de destruction qui la menacent aujourd’hui. Et sans une philosophie de la personne, qui oserait parler d’amour (p. 236) ?

À nous de poursuivre le travail engagé par Lewis Mumford, à désoccidentaliser notre esprit et à l’écologiser, en élaborant une écologie existentielle organiquement combinée au monde vivant.

Notes

1. Voir Thierry Paquot, Utopies et utopistes, Paris, La Découverte, « Repères », 2018, où je présente d’autres histoires des utopies.

2. Voir « L’héritage de l’homme » (1972), traduction par Annie Gouilleux, mars 2012, Notes & Morceaux choisis. Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, n° 11, 2014.

Lewis Mumford
Histoire naturelle de l’urbanisation

Introduction et commentaire de Thierry Paquot
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Martin Paquot
Édité aux PUF, en juillet 2023

lm

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1 commentaire

  1. Debra

     /  7 novembre 2023

    Merci de cette très belle présentation de Lewis Mumford, dont j’entends beaucoup parler, mais que je ne connaissais pas sous cet angle.
    Je partage le point de vue de Mumford sur les débuts de l’industrialisation, avec l’outil « horloge » (qui existait aussi, pourtant, chez les Romains à l’époque impériale, vraisemblablement), mais en écrivant ceci, il me vient à l’esprit le petit livre de Régine Pernoud « Pour en finir avec le Moyen Age » où elle parle de la dissémination du moulin en Occident (aussi l’oeuvre des moines…) comme évidence de l’esprit et l’organisation industriels de l’Occident, qui le sépare d’autres civilisations.
    Les personnes qui me lisent ici savent que j’attribue la possibilité de cette industrialisation à la conjugaison entre le latin, pour son époustouflante régularité langagière qui ne se prête que trop bien à la systématisation, et le grec ancien, pour sa faculté de pouvoir créer des substantifs, et donner lieu à une pensée abstraite. Ainsi, la première « machine » était peut-être l’arc et la flêche, mais le mot « mekhane » nous vient du grec ancien, comme je le répète souvent. Il faut en tenir compte.
    Pour poursuivre dans cette veine spéculative, je me demande si la poussée pour rationaliser l’organisation du travail n’émane pas fondamentalement de la mise en place de l’écriture elle-même, dans quel cas nous avons beaucoup de pain sur la planche…
    Mais au-delà même de cette spéculation, on pourrait se dire que la méga « machine » serait le corps lui-même, d’une certaine manière, avec son organisation très spécialisée. Notre organisation du travail ne tend-elle pas à se calquer sur notre être physique dans le monde, en sachant que les influences sont réciproques, dans le style poule et l’oeuf ?
    Pour l’amour et la personne, je trouve que Mumford reprend des idées chères à Jésus, si chères à celui-ci qu’elles lui ont coûté la vie. Cette dialectique ? entre la personne et la société est si complexe, si.. paradoxale, dans le fond. Où commence l’un, où finit l’autre ?
    Nous n’aurons jamais la réponse à cette question.
    Pour le roi… effectivement, c’est une pièce maîtresse du puzzle, le rôle, la place et la fonction du roi, en tenant compte du fait que le Roi pose problème en Occident depuis longtemps maintenant, bien au-delà des révolutions modernes. Poser le problème du Roi, c’est poser le problème de la Tête elle-même, et on ne peut pas faire abstraction de cette dimension, je le crains, même si Mumford essaie de lui faire porter… le chapeau.
    Cela fait belle lurette en Occident qu’une opposition structurale est posée entre la tête et le coeur, et même le vocabulaire très sophistiqué que je lis aujourd’hui (ou plutôt essaie de ne pas lire…) ne peut pas faire l’impasse sur cette opposition structurale. Quoi en faire ??

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