Une promenade biographique avec Bernard Charbonneau.

Ces entretiens inédits ont été réalisés les 9 et 10 septembre 1995,  quelques mois avant sa mort dans sa quatre-vingt-sixième année le 28 avril 1996,  dans sa maison du Boucau à Saint-Pé-de-Léren dans les Pyrénées-Atlantiques. Bernard Charbonneau – et sa femme Henriette qui intervient à plusieurs moments – y répondent aux questions de Michel Bergès et Daniel Cérézuelle. Ces cinq heures de discussions furent enregistrées sur un magnétophone de médiocre qualité, que la teneur des propos fait vite oublier. Un découpage des sept cassettes suit chaque enregistrement audio.

Première cassette

0 mn. Souvenirs d’enfance. Naissance. Parents notables (père pharmacien, grand-père banquier), famille. Mariage mixte de ses parents (père protestant, mère catholique, enfants baptisés catholiques). Père abonné au Temps (devenu Le Monde). D’Agen vers Bordeaux. Mère plus grosse dot du département (50 000 francs or).

6 mn. Quatre enfants. Jacques (1898), l’aîné. Jeté au front à 18 ans entre la première et la seconde partie du bac. Pierre (1899), passion de la mer. Capitaine au long cours. Messageries maritimes de Marseille (Tahiti, Hébrides etc.). Marthe. Devenue américaine (épousa professeur d’université quaker en Pennsylvanie). S’était embarquée clandestinement à 18 ans sur un paquebot qui allait aux USA. Accueillie comme une vedette.

11 mn. École primaire privée puis école du lycée Montesquieu (Longchamps). « Élève lamentable », agité et se désintéressant complètement des cours.

13 mn. Atmosphère familiale. Père très gentil, fantaisiste, dans la lune, qui fabriquait des produits nouveaux qui l’ont ruiné… Lisait Zola, Maupassant, écoutait Beethoven, Wagner.

14 mn. Loisirs. Enfermement dans la ville. Pas de vacances au bord de la mer (sauf à Royan une fois). À vélo, à dix ans, sort de Bordeaux, malgré les bagnoles et va pédaler dans les bois. Passion pour le Moyen Âge, le vieux Bordeaux et ses fossés. Père (né en 1862) membre de la Société archéologique de Bordeaux et secrétaire des Amis de Montaigne. Opéra. Grands-parents Martin à Agen pour les vacances.

18 mn. Son père  avait des côtés enfant. Mère fort intelligente et cultivée, rêvait de vivre à la campagne. Femme de caractère. Enfants tenus à part des adultes. Père bourgeois conservateur, athée. Bernard fait sa communion catholique.

22 mn. Éclaireurs unionistes protestants. Camps admirablement dirigés par Breitmeyer (homosexuel emprisonné). Y participe l’élite de la bonne société parisienne. Dans la solitude de la forêt landaise. Truc-Vert. Thèmes. Indiens, clans, tribus ou Gaulois. Lac de Cazaux autour de bateaux. Rêve. Camaraderie masculine, « la nature, c’était le paradis ». Camps d’une quinzaine de jours. Entre 10 et 16 ans. Frères Monod (Jérôme, Olivier). Formation sportive. Culte. Juifs, protestants et catholiques mélangés. Rites, feu de camp. Endroits perdus. Hourtin en pleine forêt dans le site de Bombannes « qu’ils ont massacré au nom de le protection de la nature ».

29 mn. Lectures. Passionné de lecture, « beaucoup plus que maintenant ». Dévore plein de livres. Tout Shakespeare. Mille et Une nuits. Le Tour du Monde (revue). Jules Verne, Wells (« m’ont mis en garde contre le passé »). Rêve de l’île. « L’homme qui est libre est forcément lui-même une sorte d’île. » « Son univers est celui que ses sens et sa pensée lui traduisent. » Frère marin qui ramène des objets merveilleux. « Le commandant, qui mène une vie de palace ».

33 mn. Enfance, importance du port de Bordeaux comme pour le jeune Ellul. Rêve de partir sur un bateau. Mais la campagne l’attire davantage. Pêche. Marais de Bruges. Se baigne dans la jalle.

34 mn. Changement de la ville. « Ma ville l’a été pour moi dans la mesure où elle est restée une ville ouverte à l’homme. » Je l’ai aimée. Amitiés avec de Grenier. « Nous nous baladions ensemble, devisant interminablement. » Train pour Agen. Passion des locomotives.

38 mn. Très mauvais élève. Souvenir d’avoir été gouverné par des femmes. Mme Bondon.

40 mn. Retour de guerre de Jacques. « Habits en loques, crasseux, misérable. » Armistice. Joie des parents. Jacques muet sur la guerre. Bernard Charbonneau ne trouve « pas naturel de sacrifier sa vie pour la France ».

42 mn. Une seule matière l’intéresse : histoire-géographie. Mauvais en français, pourtant à l’aise à l’oral. Toutes les périodes l’intéressent, surtout les plus anciennes. De Grenier : « On devient amis presque comme on s’épouse. » « Les filles, ça a été mon drame car j’étais un enfant de vieux. » Il n’y avait plus de filles dans son entourage.

*

Deuxième cassette

0 mn. Bachot. Repique sa seconde. Son père voulait le placer comme apprenti ébéniste. Décroche le bac au troisième coup.  Connaît Ellul au lycée, qui était un crack. Nul en sciences, assez bon en philo. S’inscrit en histoire géo. Étudiant brillant. Professeurs minables (les nomme) ou brillants. Agrégation. Prof d’histoire à Bayonne en 1935.

5 mn. 1934 à Bordeaux. De Grenier de gauche, anarchisant, virulent. Bernard Charbonneau est de sensibilité de gauche quand découvre la grande mue. « Personne ne posait cette question. C’était donc mon affaire personnelle ». Problème de prise de conscience personnelle. Monte en train à Paris avec De Grenier pour la grande manifestation unitaire de la gauche du 12 février pour « se casser la figure », en réponse à la manifestation antiparlementaire sanglante du 6 février. Mitrailleuses braquées sur eux. À Bordeaux quelques bagarres autour de la place Gambetta. Piochait dans la caisse de ses parents. Son beau-père le professeur Daudin était communiste, « le seul de tout Bordeaux », chahuté par les étudiants de droit.

11 mn. Le maire Marquet. Intérêt superficiel pour la politique. Plaisir du jeu, recherche de la femme…

12 mn. Rencontre avec Henriette. Auparavant, il ne connaissait que des garçons. En 1936, « nom d’un chien, il faut que je fréquente des femmes ! » Sort d’une passion forte et malheureuse. Va à une rencontre pacifiste près de Salzbourg « en toute préméditation pour rencontrer des femmes ». Y rencontre en juillet Henriette, Bordelaise, la fille du professeur Daudin !

15 mn. Lectures. Abonné aux Annales. Lit la NRF. Des hebdomadaires. Match. Se sent très peu protestant. Relation avec des protestants à la « fédé », au foyer pour tous de la rue Voltaire où il rencontrait Ellul. Met sur pied les camps de rencontres dans la nature. Le premier au chalet de Peyranère en 1938.

20 mn. Sympathies pour le Front populaire mais se heurte à discipline, esprit militaire du PC. Totalitarisme de gauche idem totalitarisme de droite. Bataille avec Henriette « charmante petite communisante » pour la convertir. « Il m’a scandalisée » dit Henriette. Henriette avait des contacts avec des milieux protestants. Charbonneau apprend par la presse la naissance de la revue Esprit.

23 mn. Groupes Esprit. Congrès Esprit. Correspond avec Mounier. Groupe Esprit avec Alfred Kastler (futur prix Nobel). Mounier vient à Bordeaux en 1937 pour faire une conférence. Relations avec l’Ordre nouveau. Le Parisien Pierre Prévot son ami. Camps de Peyranère (Pyrénées). Mort de son ami de Grenier. Moment tragique, « tournant de ma vie » en juillet 1935. « Ma vie est une étendue calme avec quelques coups de foudre. » Réunions sur les événements politiques, en toute liberté, une fois par mois.

28 mn. Premier écrit public : « La Publicité » en 1937 publié par Esprit. Contact avec des Palois. Jacques Théron. Abbé Lacaze. « Je n’avais pas de vie mondaine bordelaise, mais des contacts avec un voisin de ses parents : l’abbé Lacaze,  curé pétulant, un peu marginal, excellent musicien, organiste, en même temps coureur de femmes »… prof de philo à Grand-Lebrun. Balade en bagnole dans le val d’Aran, en compagnie d’un ménage anglais. « A posteriori je me suis rendu compte que j’aurais pu me taper une Anglaise ! J’ai dû faire le joseph, dans ma naïveté. »

32 mn. Les clubs de presse. Charbonneau patronne à Bordeaux un club de presse « pour apprendre aux gens à ne pas subir l’influence de ce média mais à prendre leurs distances pour en discuter entre eux. » Réunit des gens très différents. Une dizaine de personnes. Veille de la guerre.

33 mn. Congrès Esprit de Jouy-en-Josas en 1937. Avec Henriette, Debaker qui appartenait à la tendance « ni droite ni gauche », Gallet, moins marqué, l’administrateur de la Comédie-Française Touchard et le cinéphile André Bazin. « Paris ne m’intéressait pas. » Retour d’une balade sac au dos dans l’Allemagne nazie. Hébergés par des Quakers à Francfort. Alphonse Paquet. « Je suis allé cueillir cette jeune pucelle, j’ai provoqué un véritable séisme. J’étais mal rasé, mal habillé, un peu crasseux, faisant des grands discours (Henriette) » Ils sont mis à la porte. Sac au dos de Francfort jusqu’en Bavière, à travers un pays submergé par la Hitlerjungen, les camps de jeunesse. « Il aurait fallu lever le bras. » Archevêque de Munich.

36 mn. Jouy. Château de la fédé. Ellul n’y était pas. De Rougemont. Dandieu était mort. Alexandre Marc. Longue amitié avec le couple Lucioni. Discussions. Discours pontifiant de Perroux : « La France aussi est une personne » ! Désaccord complet. Mounier présent. Ordre nouveau par Pierre Prévot. Mathématicien Chevalley, groupe Bourbaki,  Collège de sociologie. Trois jours de congrès des groupes des amis d’Esprit. Prédominance du problème catholique de faire évoluer cette Église ancrée à droite.

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Troisième cassette

0 mn. Fin congrès Jouy-en-Josas. Divergences avec Mounier. Trois raisons : Problème de la foi catholique « ce n’était pas le mien » ; les groupes étaient conçus comme des moyens de diffusion de sa revue ; l’importance de la nouveauté incroyable du changement de la société moderne. Le précurseur c’est Huxley. Wells à sa façon. Même Vigny à sa façon, Stevenson, Gauguin… courant souterrain, parallèle. Mounier se trompe par opportunisme. Instinct tenace à ne pas rompre avec son époque. Présent à son époque, présent à Pétain et complaisant envers le stalinisme. Pensée tournicolante.

La Petite Peur du XXe siècle. « Contresens parfait. » Peur de la mort est une sagesse des profondeurs. La peur de la peur est la pire. Mounier sur le plan religieux se pose le problème d’une Église profondément engagée à droite, autoritaire. Un curé bordelais, futur archevêque de Rouen, enjoint à Charbonneau de se convertir devant les grandeurs des œuvres de l’Église. « C’est précisément ses œuvres qui m’empêchent de me convertir. » « Ce n’était pas mon affaire. Le problème s’est résolu de lui-même : l’autorité de l’Église est nulle, les curés sont de pauvres clochards, j’ai envie de leur donner deux sous en leur procurant une petite foi athée quelconque, politique ou autre… »

8 mn. La modernité massive de la culture, de la propagande. La religion est le vieil adversaire de toute spiritualité personnelle. « Tandis que la religion se désacralise, la politique se sacralise. » « Le plus beau témoignage de la solitude du chrétien en face du sacré est celui de Rougemont présent au meeting d’Hitler à Francfort. Il est admirable de sincérité et de profondeur d’analyse. Il montre la solitude de l’individu en face d’une communion de ce genre. C’est pascalien ; un autre infini, l’infini social. Je partage cette position non au titre de chrétien mais au titre d’une foi qui est la mienne. »

13 mn. Rapport avec l’œuvre de Robert Aron et Arnaud Dandieu. La technique. « Je partage une grande partie de cette analyse. Ma réaction n’est pas provoquée par les livres mais par les films. Je connais l’Amérique par les films. L’Amérique c’est tout bêtement mon avenir. « J’ai été l’inspirateur d’Ellul sur la question de la technique (il le dit lui-même). Ce que j’ai compris très vite, c’est que la machine n’est que le produit d’une machinerie abstraite, d’un esprit d’organisation, de méthode qu’on ne peut pas séparer de la méthode scientifique. Ellul a théorisé ça très bien en parlant de la technique et de l’esprit technicien plutôt que de la machine. »

16 mn. Guerre de 14-18. Témoignages.

19 mn. Rue du Palais-Galien, où il observe « la montée insidieuse de la ville, gagnant du terrain ». Lit Huxley avant-guerre. « Il saisit l’individu dans la réalité de son environnement social. »

21 mn. L’Ordre nouveau. Ce qui en sépare Charbonneau, « à la différence du sectaire Mounier, c’est une sensibilité de droite, le goût de l’autorité, l’influence de Sorel ». « Ça n’a jamais été poussé vers un totalitarisme de droite. » Rougemont lui plaisait par la fermeté de son attitude : « Il avait tout pour lui, beau garçon, tête d’aristocrate parpaillot, maigre, distingué, et sec. » « L’antithèse du caractère ondoyant de Mounier », dit Henriette.

22 mn. Influence d’Henriette pour sa culture allemande. « Elle m’a beaucoup appris : Nietzsche, Goethe, Kafka… » Intervention d’Henriette. Pas d’influence d’Heidegger mais de Jaspers. Pensée de Spengler. Max Weber.

24 mn. Sorel, Proudhon. Côté idéologue chez Proudhon. Lefèbvre a voulu lui faire lire Fourier qui l’a « fait rigoler ». Sorel, spécialiste. « Me sont étrangers. »

27 mn. Bergery. Emmanuel Berl. Aucune sympathie pour Le Corbusier. « Sortes de termitières locatives ». Montaigne. Montesquieu. Inspirateur de la Constitution américaine. Montaigne : c’est dans un homme qu’on découvre l’humanité.

32 mn. Descartes. Pascal. « Je ne pouvais pas lire Corneille ou Racine sans bâiller. » Influencé jeune par Rabelais. Puis par le professeur Augustin Renaudet, « mon maître, le seul pour qui j’avais de l’estime » qui faisait cours sur Humanisme et Réforme. « J’ai de la sympathie pour cette période parce qu’ensuite, la société s’est gelée avec la Contre-Réforme et l’âge classique. »

35 mn. Les Grecs. « Postchrétien, je suis conscient du rôle qu’a joué la révélation chrétienne dans ma pensée, mais je suis en même temps un héritier des Grecs, des Romains, héritier des premières angoisses de l’Homo sapiens dans sa caverne. » Mettre l’accent sur cette fusion opérée entre le christianisme et la pensée gréco-romaine. « L’angoisse de Lucrèce devant le vide de l’univers, c’est celle de Pascal. »

37 mn. Russie. Berdiaev, Tolstoï. « Un des grands reproches que je fais au communisme c’est d’avoir enfermé la Russie dans un frigo, alors qu’elle était en train de donner l’exemple d’une pensée beaucoup plus vivante que celle des intellectuels français. » Les grands Russes ne sont pas des littérateurs. Ils disent ce qu’ils pensent. Shakespeare très important, lu les 12 volumes. Par haine de Racine et Corneille au lycée ! « C’est la vie par rapport au squelette. »

40 mn. Tocqueville. Découvert avant la guerre. De la démocratie dans la bibliothèque du grand-père banquier. Complètement ignoré à l’époque.

42 mn. Grandeur de la Révolution française en même temps que le conscience de son délire, de son mensonge. Pas la moindre sympathie pour Napoléon. D’une inhumanité totale. « Ce qui est scandaleux, ce sont les masses humaines qui ont porté ce tueur aux nues. » Et les élites.

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Quatrième cassette

0 mn. Charbonneau radicalement étranger aux tentations politiques, au mythe du chef, du surhomme etc. « Au moins devenir des hommes ! » Kafka. Sympathie pour Musil, Joseph Roth avec qui il partageait les idées.

2 mn. La Boétie. Lu avec Montaigne pour Quatre témoins de la liberté. Montaigne plus proche de nous que Rousseau. Rousseau prophète de la modernité ; nature, éducation, parle de lui-même, origine de l’idée de la société fondée sur la liberté. Charbonneau se sent étranger au Contrat social, qui repose sur une religion civile. Côté cabot chez Rousseau, parler de « ses petites cochonneries », exhibitionnisme. Montaigne plus calme et pudique. Sur la religion, lui comme Charbonneau : « avec le pater ça me suffit, les théologies je m’en fous ».

5 mn. Berdiaev et Dostoïevski. « Le christianisme de Berdiaev est très proche de mon constat : nul ne peut définir la liberté, mais son seul lieu est l’individu : elle est individuelle. » « Mais de l’individu existant : chaque un. » Stirner. Distinguer dans Dostoïevski l’être social et la personne libre (Grand Inquisiteur, texte inspiré, critique impitoyable). Autre Dostoïevski, qui fait demi-tour, devient nationaliste, orthodoxe etc. « Parfait faux jeton » dans sa vie privée.

9 mn. Christianisme. « Je ne l’accompagne pas jusqu’au bout, parce que cette Église a fait preuve mainte fois de son caractère minable… » « Je me sens chrétien quand je lis les Béatitudes, quand j’entends le cri du Christ « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ». Mais je n’arrive pas à y croire. Je suis postchrétien. »

12 mn. « Comment définir votre génération ? » « La coupure c’est 1914. » La génération du père d’Henriette héritait d’une sagesse ancestrale. Elle a refusé la contradiction, la confrontation aux prodigieux changements techniques. « Je suis un homme gauche par mes valeurs, mais je ne me reconnais pas dans la gauche, à plus forte raison dans sa dégénérescence totalitaire. De même que la droite a trahi sa mission qui est de rappeler à la gauche qu’il y a une nature. »

15 mn. Caillois, Bataille, Petitjean. Charbonneau ami de Pierre Prévost, de la revue Critique. Aucun atome crochu avec Bataille. « Malsain, détraqué sexuel, sadomasochiste, extrémiste de droite. » Préférait Caillois, plus tempéré, mais qui a fui dans la littérature, Malraux, Thierry Maulnier. L’Ordre nouveau. Besoin chez certains de constituer une « secte intellectuelle ».

20 mn. Juin 1940. Revirement des intellectuels. « Révélation de la faiblesse personnelle en face des convulsions sociales. » « Me suis retrouvé absolument seul. » « J’aurais dû rentrer dans la Résistance mais ma vocation ne m’y portait pas, mon devoir était de porter cette mue radicale de l’espèce humaine puisque personne ne voulait le faire. » Serment solennel lors du camp de Nistos de s’y consacrer. Ordre nouveau dispersé chez Pétain. Faiblesse humaine. Abbé Lacaze devenu pétainiste.

26 mn. Evolution de Mounier pendant la guerre. Antinazi pendant la drôle de guerre, puis louvoyant autour de Pétain, puis résistant. Dictionnaire des girouettes. Armand Petitjean. L’Oréal. Gens de gauche séduits par le nazisme. Victoire allemande écrasante. « Ce ne sont pas les corps qui ont été vaincus, ce sont les esprits. Il n’y avait personne. »

32 mn. Guerre d’Espagne, 36-38. « Toutes mes sympathies allaient du côté des républicains. » Tenté de s’engager. Mort de De Grenier.

34 mn. Politique. (Henriette) « Il a toujours suivi de très près la politique. » « C’était dans l’idée de m’en dégager.  Je n’ai jamais admiré aucun homme politique. » De Gaulle : mythologie pure, sauf le démarrage. Ambitieux. Sauf Henri IV, qui a passé toute sa vie à se battre pour mettre fin à la violence. « Un peu baisouilleur ! » « Pas beaucoup d’hommes politiques respectables. » Churchill.

37 mn. Révolution communiste ? Jamais tenté. « Le communisme c’est la croyance au progrès etc. et le totalitarisme », « culte de l’anéantissement de l’individu dans la discipline collective » etc. Fascisme de Mussolini etc. : « C’était de l’écume à la crête de la vague ; ma préoccupation c’est la vague. » « Instinctivement j’étais de gauche, rattaché à des valeurs de gauche. »

40 mn. Weber. Sombart. Simmel.

43 mn. Cinéma. Metropolis. Temps modernes. Média de ma génération. Tout vu, tout oublié. « La publicité » premier article dans Esprit.  Sentiment d’impuissance. Se met à écrire par dépit. Professeur au lycée Montaigne à Bordeaux.

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Cinquième cassette

0 mn. Salle des profs du lycée Montaigne, foyer de résistance. Gabriel Delaunay (dédicataire de L’Etat « à celui que ne souhaita jamais être préfet ni soldat »… (« je me fourrai probablement le doigt dans l’œil »). Delaunay fait de la Résistance avec Ellul. Plus discret que Joubert, « manipulé par cette crapule de Dohse ». Charbonneau quitte Bordeaux en 43, où il étouffait. Il lui est interdit  de se rendre aux étangs landais, son domaine de prédilection. Demandent leur mutation à Pau (Henriette professeur). Rentrée en octobre 43. Fait passer des résistants dans les Pyrénées. Laroze, professeur au lycée Montaigne.

5 mn. Aucun contact avec Ellul ni avec qui que ce soit pendant la guerre. Extrême isolement.

6 mn. Voyages. « Besoin vital de la nature, qu’on ne peut connaître qu’en avançant pas à pas, sac au dos. » Sierras espagnoles intactes. Dès l’autre versant des Pyrénées, une société rurale vivante qui avait disparu en France depuis le XVIIIe. Canaries. Balades avec Ellul en Galice, en plein hiver avec un vieux cargo depuis Pasajes jusqu’à La Corogne. Camps en montagne. Beauté et effort physique. Corps à corps avec la nature. Faim, froid… Me donnant la vie avec la dureté de sa conquête. Le feu. Homme de l’eau. Aime la mer. Rivières. « Pêcheur passionné de mon enfance à ma mort. » Une nature indissociable de la liberté. « La ville que j’ai connue m’a fait don de la campagne. » Paysages japonais des lacs landais. Cazaux. Hourtin. Séjours paradisiaques.

18 mn. (Le lendemain) Fin de la guerre. Rétablissement des contacts. Camp dans les Corbières. Refus d’inviter des communistes. Camp du Crohot des Cavales. « Je me suis rendu compte que je n’arriverai pas à convertir les participants à mon point de vue, celui de la mise en cause du changement radical de nature de la société. » Reconstruction. Idéologie du père Teilhard. Discussions autour de Tocqueville.

23 mn. Prédominance du problème politique. Rédaction du livre LEtat. Question du Parti communiste. « Ma pensée est toujours tournée vers la réalité. Elle est à la fois à distance et engagée dans l’instant. »

24 mn. Intention des camps : « on ne peut lutter contre une société que par la société. » Idée de communauté intellectuelle qui partagerait la vie quotidienne. Les intellectuels : « je les ai trouvés nuls. » Lettre d’Henriette à Herbert dans Combat. Rapprochement avec Ellul.

28 mn. L’État. Lescar. Grand isolement. Conférence à Pau sur la bombe atomique. Pagaille. « N’importe qui pouvait dire n’importe quoi. » 1946. Vie à la campagne. Mépris des littérateurs. Faute de ne pouvoir s’engager dans une action. Réduit à l’arme individuelle : l’écrit. « Ne pas mentir. Ne pas se mentir. » L’État terminé en 47. Ellul aurait pu faire une carrière brillante à Paris, il est resté à Bordeaux en partie à cause de mon autorité.  Long article d’Ellul au Monde sur L’Etat qui apporte des commandes directes. 400 exemplaires ronéotypés écoulés. « Ma pensée ne rentre pas dans le cadre des relations polémiques entre les diverses vérités du jour. Elle est étrange, elle échappe. » Pas dans le ghetto littéraire parisien.

37 mn. Teilhard, premier livre publié chez Denoël. Teilhard à la mode. « Je vais me glisser sous la soutane du père Teilhard pour arriver à me faire publier. » « Montrer que ce panthéisme évolutionniste menait à un mépris total de la vie, des souffrances, des individus. » Censuré à bloc. Teilhard extasié compare les projecteurs, les explosions du Chemin des dames au départ d’une grande gare vers un avenir radieux. Cri de joie après Hiroshima : « La bombe a éclaté, l’énergie s’est déployée ! » A rattacher au mouniérisme.

40 mn. Je fus. Isolement, refus. Son ami Germain. Parution à compte d’auteur. « J’avais le démon de la liberté. Il n’y a d’accès à une vérité quelconque que par la porte étroite de la solitude, qui est individuelle. » Liberté de l’individu existant et non atome statistique. Ellul est intervenu pour Je fus. Plusieurs versions  ont circulé (revu trois fois).

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Sixième cassette

0 mn. Je fus. Imprimé à compte d’auteur chez Marrimpouey. Les typos le lisaient. Henriette lisait et corrigeait, surtout par la suite.

2 mn. Jean-Louis Seurin. Réunions d’étudiants. En tandem avec Seurin. Week-ends au château Raba à Talence. Chez Kressmann à Martillac.

5 mn. Camps d’été dans les Landes en 47. Charbonneau rêve de créer une « école de Bordeaux » qui aurait posé le problème écologique avant tous les autres. Manque de « l’homme d’action qui aurait eu des talents d’organisateur ». Ni Ellul ni Charbonneau n’en était capable. Décade 50-60.

8 mn. Je fus. « Toute pensée est prise de conscience d’une contradiction, où il faut opérer des choix. » « Une pensée spirituellement inspirée est forcément impalpable par rapport à la réalité qui nous entoure de toutes parts. Elle ne peut prendre naissance que dans la pensée d’un homme. » « La conscience collective me paraît être une contradiction de fond. Il n’y a pas de conscience collective, il n’y a qu’une conscience vécue dans l’instant, lumineuse, brûlante que dans une tête individuelle. »

10 mn. Groupes d’étudiants. Échec. « On n’en sortait pas. Vous m’emmerdez. » « Ellul avait encore ses illusions concernant l’Église réformée. »

13 mn. Engagement politique d’Ellul à la Libération. « Il s’est vite rendu compte qu’il ne pouvait rien faire. J’étais obstinément engagé sur ma voie personnelle. » Procès d’Oradour à Bordeaux. Les SS étaient des Alsaciens.

14 mn. Je fus édité à compte d’auteur en 1980. Tableau de genre. La liberté vis-à-vis du fait social.

17 mn. Influence de la pensée protestante. Le protestantisme comme fait social. Vouloir définir Dieu ou parler au nom de Dieu est une entreprise ridicule. Henriette : « Il y a quelque chose qui t’a marqué dans l’individualisme protestant. » Pas le monopole des protestants. Tocqueville. « Un abîme entre lui et moi. » « Ce qu’il y a de particulier dans ma pensée, c’est que ce qui est de l’ordre du spirituel, même de la morale est en contradiction avec ce que nous appelons la réalité, matérielle, sociale ou autre, et que la liberté consiste précisément à faire passer l’un dans l’autre. C’est ce côté contradictoire qui donne toute sa puissance, sa vie, à la liberté de chaque homme. La révolution est d’abord spirituelle. »

22 mn. « Je trouve ridicule la confusion entre éthique et morale qui est à la mode. On n’ose pas parler de morale. Mon ami Ellul était bien plus moral que moi.  De Rougemont, Ellul avaient pris le parti de Karl Barth et je trouvais ça ridicule. » Morale et éthique. « La morale a une origine spirituelle. On ne peut pas dire si les plus grands commandements de la morale sont éthiques. Tu ne tueras pas. Tu aimeras tes ennemis : c’est un commandement moral. Mon éthique me fera peut-être un jour violer la morale. »

24 mn. Refus du panthéisme, de la fusion. « La fusion est le contraire de l’amour. » « Aimer la nature ou aimer une femme, c’est pareil. Aimer, c’est aimer quelqu’un comme il est. » Différence. L’hindouisme, la fusion est mon adversaire (Teilhard) : elle mène à la négation de l’individu et de la liberté dont il est le dépositaire.

27 mn. Paradoxe de la culture. « J’ai pour adversaires deux fonctions sociales qui sont taboues dans la société actuelle : d’un côté la science, la source du pouvoir sur la réalité, et de l’autre la culture, qui a la fonction de remplir le vide que ce pouvoir dépourvu de sens crée autour de lui. C’est le domaine de l’illusion et du mensonge, et en même temps de la liberté illusoire : j’aurais pu me socialiser au titre d’écrivain. J’ai le devoir de ne pas mentir et suis donc en pleine contradiction avec mon époque, en particulier avec la culture, qui a pour fonction de divertir, de distraire, là où le progrès n’a pas encore réussi à répondre aux désirs des hommes. »

32 mn. Comment vous définissez-vous ? « La négation la plus poussée de l’existant c’est d’en faire un existentialisme. Sartre nous projette dans le ciel des grandes abstractions philosophiques. Quand Sartre est bien contraint de redescendre sur la terre de la pensée politique vous passez d’une pensée tellement profonde que vous n’y comprenez plus rien à une vulgarité d’engagements grossiers faite d’à-peu-près. Soit je ne comprends pas soit je comprends trop. Des slogans, ça ne vaut pas mieux. » « Pas de « isme », ce serait trahir ma pensée. Ma position : Un jugement porté sur l’homme que je suis et ceux qui m’entourent. L’homme est un être social qui est appelé à la liberté. »

35 mn. Liberté. Demi-tour devant la liberté. « La liberté est un devoir, pire, un défi. » La liberté moderne est mensongère. « Sitôt que la liberté est socialement, politiquement instituée elle devient autre chose, un objet qui relève de la critique ou de l’examen, que la liberté vivante. »

38 mn. « Mai 68 a parfaitement illustré ce que j’ai appelé la liberté mensongère : Prenez vos désirs pour des réalités. C’est la confusion de départ qui vous amènera à toutes les horreurs dans les domaines économique, politique ou autre. »  Prométhée réenchaîné : Critique de Mai 68, crise de nerfs collective. « Une sorte de purge par lequel un organisme social se débarrasse par le mime des pulsions qui pourraient le menacer. » La Gueule ouverte en 72. Le Système et le chaos. « Pas de développement infini dans un monde fini. Dans le mouvement écolo je voyais ma pensée apparaître comme fait social. » Nouvel échec. Pas de prise de conscience.

42 mn. « Le Jardin de Babylone paraît chez Gallimard dans l’indifférence générale. Ma fille Martine envoie le livre à Pierre Fournier, qui  m’appelle pour tenir la Chronique du terrain vague. Réunion fondatrice avec ceux de Charlie, Hara Kiri. Pochtrons. « Choron, qu’est-ce qu’il pintochait ! » Cavanna : arriviste, le patron, homme de pouvoir. Outrances telles qu’elles ne menacent personne. Mort de Fournier en 73.

Coupé.

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Septième cassette

0 mn. On revient à Fournier qui a dit : « Le Jardin de Babylone est un grand bouquin. » Excellent dessinateur, qui a imposé  ce problème du rapport de l’homme avec la nature à ce milieu anarchisant où régnait l’idée que le désir pouvait faire n’importe quoi, n’importe où n’importe comment. Malade du cœur. Pensée fondamentalement conservatrice (et pas réactionnaire). Chronique de 72 à 77. « J’avais pris le ton de la maison. »

2 mn. Ecoropa. Kressmann. Armand Petitjean. Chez les bénédictins d’Encalcat. Passage de Jacques Delors ! Toujours en tension dans ce milieu d’Ecoropa. Trop de notabilités. Teddy Goldsmith, frère du milliardaire. Panthéisme ultraréactionnaire. Tensions avec Petitjean, un de ses rares admirateurs. Monisme panthéiste (revue Transversale). Méfiance envers tous ces notables, compromis à cent pour cent. « J’ai réussi à empêcher Kressmann de nommer Mansholt à la tête d’Ecoropa. René Dumont, c’est le liquidateur de la paysannerie traditionnelle. » Accrochage avec Rougemont. « Pour moi, le péril numéro un, c’est la diffusion de l’armement nucléaire. »

15 mn. Récapitulation. Le Feu vert, 1982. Censure non politique mais sociale.

18 mn. Comité de défense de la côte aquitaine (CDCA). Forêt landaise comme un paradis. Entreprise de destruction au nom de la protection de la nature. Défense de la vérité. Canal sans écluse entre lacs du sud qui allaient se vider dans le bassin d’Arcachon ! Lac marin de Moliets de 3 km de long. « J’ai eu tort de ne pas les laisser faire ! » « On avait dû voler les plans de la Miaca. La réussite est finalement venue de la résistance de la nature. » Expérience d’une entreprise militante. Ironie sur les projets de la Miaca. « J’ai pu mesurer le monopole de Sud Ouest. » Henriette : « le journal fait presque capoter la carrière politique de Noël Mamère. » La déclenche en fait car, interdit à Bordeaux, il rentre à Antenne 2.

26 mn. Groupe du Chêne, 1982. Représentants des Verts, des Amis de la Terre. Pierre Samuel. Mouvement écolo superficiel, stérile. Question de la médiatisation : être reçu par les médias ou les critiquer.

31 mn. Conclusion. « Le bonheur est libérateur, non embourgeoisant. Je reste optimiste, parce que je crois que tout homme ne peut se supporter que si sa vie a un sens quelconque, le plus humble ou le plus grandiose. Arriver à vivre ce qui vous semble beau, réel et vrai. On me dira que ma vie est un échec total, je répondrai que ma vie personnelle n’a pas été une vie purement individuelle, que mon regard a été perpétuellement posé sur la réalité qui m’entourait depuis la réalité politique jusqu’aux interrogations qu’un homme peut se poser devant les interrogations que lui pose la science, et que par conséquent je peux me retirer en me disant que j’ai fait ce que j’ai pu. »

34 mn. Proximité avec Montaigne.  « Ce que j’ai à dire s’adresse à tout le monde. Montaigne jette un coup d’œil sur l’univers à partir de sa personne. L’humaine condition, ce ne sont pas les sociologues, ce ne sont pas les ethnologues qui vont nous la révéler, c’est un homme capable de penser d’abord sa propre vie. Hic et nunc.»

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2 Commentaires

  1. Grigori Nielioubov

     /  21 novembre 2023

    Quelle magnifique pépite! Merci beaucoup pour ces cinq heures et quelque d’entretien avec ce sacré bonhomme. Quelle vivacité intellectuelle et quelle mémoire à 85 ans….

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  2. Debra

     /  16 novembre 2023

    J’essaierai de piocher par ci et par là dans les cassettes, aiguillée et aidée par l’immense travail de présentation que je viens de lire. Merci de garder cela vivant. Un disciple ne le ferait pas mieux, et heureusement que vous n’êtes pas un disciple…

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