Henri Lefebvre, « Anthropes ou cybernanthropes ? »

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Henri Lefebvre

Anthropes ou cybernanthropes ?
Contribution à la problématique de l’humanisme
(extrait de  Positions : contre les technocrates, Gonthier, 1967
Réédité avec de légères modifications sous le titre Vers le cybernanthrope, Denoël, 1971
)

L’espèce nouvelle

Nous entrons dans un nouvel âge, qui l’ignore ? Une espèce nouvelle naît autour de nous, en nous peut-être (ici « nous », c’est vous, toi, moi, elles et ils). Elle naît à l’intérieur du genre humain qui la précède, dont elle procède comme la branche de l’arbre. Peut-être l’espèce va-t-elle supplanter le genre. Sa naissance accompagne une inquiétude. Le genre humain ne serait-il pas voué à l’échec ? N’aurait-il pas déjà échoué ? Cette suspicion remplace le sentiment de culpabilité qui a empoisonné les générations précédentes. Certes, ce n’est pas ma faute, ni la tienne, si « nous » sommes des avortons, contemporains de grands avortements, sachant depuis peu, par Bolk et son école, que l’homme n’est pas un descendant du singe mais un singe prématuré et que le fameux progrès consiste biologiquement en une « fœtalisation ». Non, ce n’est pas ma faute, ma chérie, ni la tienne. Nous sommes innocents comme le Devenir. Tu es, douce amie, plus fœtalisée que moi, et mieux, plus nue, plus faible, donc supérieure. Mais alors quid de l’homme ? Celui qui exprima le mieux cette inquiétude, Zarathoustra parlant par la bouche d’un homme du xixe siècle, annonçait le surhumain. Nous ne demandions qu’à le croire. Quand le géant blond monta sur l’estrade en levant son drapeau et qu’il se mit à hurler : « C’est moi le Surhomme », nous eûmes envie de rire et nous avons répondu : « Tu te vantes ! Pourquoi pas moi ? » Et voilà que nous ne croyons plus au genre humain mais au fœtus de singe et que surgit la nouvelle espèce et qu’elle monte à l’assaut du genre humain, en lignes et colonnes aussi serrées que celles des plus puissantes matrices. Serait-ce le Surhomme espéré ou le sous-homme tant craint ?

Cette espèce ne naît pas. Elle surgit, transparente. Elle se révèle. Sans doute existe-t-elle depuis longtemps, ignorée, méconnue. Elle se formait dans les pénombres du genre humain. Aujourd’hui, elle se fait connaître et se connaît, c’est-à-dire qu’elle se reconnaît et se fait reconnaître. Entendons par là qu’elle impose les modes du connaître par lesquels son règne arrive.

A-t-il un nom, celui qui vient ? Oui. Nous le nommons, voici son acte de baptême : C’est le cybernanthrope.

Cybernanthrope et robot

Le cybernanthrope serait-il un robot ? Pas du tout. Cette interprétation minimise la découverte et la description de l’espèce nouvelle. Elle classe le cybernanthrope hors du genre humain alors qu’il en fait partie. La relation entre le robot et le cybernanthrope, incontestable, paraît d’un autre degré de complexité qu’une identification partielle ou complète.

Le robot est l’ouvrage du cybernanthrope, non le contraire. Le cybernanthrope se dénonce, par son admiration pour le robot, sa créature et son image. Ainsi le Jéhovah biblique ne peut se reposer avant d’avoir mis au monde l’homme qui lui ressemble et qui tient de son seigneur son destin, la révolte. Le cybernanthrope admire et craint le robot. Il admire la supériorité des machines, cerveaux électroniques, ordinateurs, « computeurs ». Les machines accomplissent des opérations dont le cerveau humain qui les propose est incapable. Dans ses limites qui se déplacent sans fin, le robot est impeccable. On sait que les machines perfectionnées peuvent changer leur programme et l’adapter au milieu (aux changements dans le milieu). On sait aussi qu’un dispositif complexe d’information et d’auto-régulation peut programmer un dispositif plus complexe. Serait-ce le cas de notre cortex ? La différence viendrait plutôt d’une infériorité. Pas de trous dans le robot. Mémoire infaillible, pas d’oublis. Dispositifs impeccables. Systèmes parfaits de « feed-back », d’homéostases, d’équilibres. Pas d’échecs dans les limites du prévisible. Les pauvres humains se distinguent par leurs misères : échecs, oublis, lacunes, flottements, émotivité, souffrance, angoisses, illusion de créativité, délices, folies, ambiguïtés. Y compris l’attitude ambiguë envers le robot : on a peur de lui, il fascine.

Le cybernanthrope déplore la faiblesse humaine et ses faiblesses. Il connaît ses imperfections. L’humain, la qualité humaine, il les désavoue. Il disqualifie l’humanisme, en pensée et en action. Les illusions de la subjectivité, il les pourchasse : la création, le bonheur, la passion, aussi vides que l’oubli. Il aspire à fonctionner, c’est-à-dire à n’être que fonction. Derrière les illusions de la subjectivité, qu’y a-t-il ? La névrose. Le robot, lui, ne possède pas d’inconscient ; il n’a pas besoin du psychanalyste.

Précisons. Le cybernanthrope, ce n’est pas l’automate. C’est l’homme qui reçoit une promotion : il se comprend grâce à l’automate. Il vit en symbiose avec la machine. En elle il a trouvé son double réel. Pour s’y retrouver, il a désavoué les doubles illusions de la subjectivité et de l’objectivité, de la conscience et des œuvres.

La dominante subjective se définissait pour elle-même et devant elle-même par la spontanéité, ou par l’imaginaire, ou par la fantaisie et la poésie et la tentative (ou la tentation) de l’impossible. Devant le sujet, la « chose » perdait ses apparences ; ou bien œuvre de la Nature dotée d’une qualité ou bien œuvre de l’Homme dotée d’un projet et d’un pouvoir, elle révélait une activité cachée.

L’automate a délivré le cybernanthrope de ces multiples illusions. Le spontané ? C’est justement le fond et le fondement de l’automate. L’« auto-mate », c’est celui qui règle ses propres mouvements, qui se maintient sans avoir besoin pour cette maintenance d’une qualité propre ou d’une propriété éminente et particulière. Il possède un dispositif, réel et rationnel d’auto-régulation.

Le cybernanthrope a bien saisi comment les concepts de stabilité, d’équilibre, d’auto-régulation, qui se veulent à la fois pratiques et rationnels, unissent ainsi l’idéal et le réel. Il a bien compris comment ces concepts se relient à ceux de Norme, de Règle. Et d’efficience. À son avis, il éclaire d’une nouvelle lumière ce qui existe : le temps, l’espace, le cosmos. Tout ce qui dure et l’environnement de ce qui dure !

Il se passe des choses. Il arrive des événements. Il survient des phénomènes. Le temps apporte de l’imprévu, de la surprise : de l’information. Une répétition pure, une redondance complète, ne sauraient durer longtemps. Or ce temps n’apporte de la variété que pour un dispositif qui définit la redondance d’un côté (la répétition) et de l’autre la surprise relative à cette redondance. Cet « être » en qui se rencontrent le monotone et le varié se maintient ; il dure ; il dispose d’une auto-régulation qui absorbe les informations en les confrontant avec l’acquis, en rétablissant l’équilibre. Il maximise l’emploi de son énergie ou minimise ce qui le gêne. Il optimise à volonté. Le spontané ? Il passait à tort pour surgir d’une profondeur. Certains, les métaphysiciens, le relient à une origine obscure, à un surgissement mystérieux : à l’Être, à l’ontologie, à la Nature, à la Liberté. Or, il se réduit par réduction radicale à la réponse organisée donc organique d’un dispositif approprié aux phénomènes prévisibles dans un milieu : aux irruptions ou agressions de ce milieu. On sait d’ailleurs que l’auto-régulation a toujours des limites. La quantité d’imprévu supportable est bornée. Cette théorie reprend ainsi l’analytique de la finitude et lui donne une portée scientifique. À certaines agressions venues soit du milieu, soit d’en deçà où d’au-delà, impossible de répliquer. L’auto-régulation définit aussi l’échec et la mort.

Le cybernanthrope qui a bien compris les illusions de la spontanéité possède ses valeurs. Il se définit par la stabilité. Il n’a pas du tout l’allure d’un automate, au sens périmé d’un mécanisme. Il n’est pas rigide mais au contraire souple, d’une souplesse contrôlée. Il va décontracté. Il rit peu mais sourit presque toujours. S’il se surprend à parler plus fort que la moyenne, il se le reproche presque vivement et reprend aussitôt une voix bien posée, neutre et détimbrée. Par contre, ses yeux sont agiles. Il capte de l’information. Voyez-le au volant : quinze milliards de bits réceptionnés pour cent kilomètres, et quinze mille micro-décisions avec le sourire et la plus exquise désinvolture. Décontracté en communiquant, en discourant, mais non en pensant.

Le. cybernanthrope se définit pour lui et devant soi comme un organisme complexe obéissant à des lois simples (moindre action, économie, etc.) et disposant d’un système intégrant et intégré de systèmes partiels auto-régulateurs constituant un bel ensemble (le système nerveux, le système osseux, le système glandulaire, les systèmes digestif, respiratoire, etc.). Soucieux de son bel ensemble, le cybernanthrope n’oublie jamais qu’un déséquilibre trop fort ou mal combattu dérègle le système et compromet la stabilité. Il calcule les risques. Il en prend le minimum. Il a le culte de l’Équilibre en général et du sien propre en particulier. Il le protège intelligemment. Il vise à le maintenir, à le défendre. Les principes d’économie et de moindre action deviennent les principes d’une Éthique.

Le cybernanthrope ignore le désir. S’il le reconnaît, c’est pour l’éluder. Il n’a que des besoins. Le besoin est distinctement et nettement besoin de ceci ou de cela. Il se satisfait en consommant ceci ou cela, en faisant ça ou ça. Notons la distinction entre besoin et intérêt. Le besoin peut s’élever au besoin culturel ou même spirituel. Il devient alors désintéressé : besoin de lire, besoin d’écrire. Le cybernanthrope peut connaître des besoins distincts et distingués (d’intégration, d’activité, de communication), mais ces besoins sont toujours clairs. Il atteint donc la satisfaction. Bien plus : il connaît la satisfaction, il la définit. Rien de plus utile que le classement des besoins et la définition du satisfait.

Le besoin consiste en un déséquilibre passager et sans dégâts : une tension limitée. On met fin à cette tension par un acte rationnellement prévisible : la consommation d’une chose. On rétablit ainsi l’équilibre harmonieusement déplacé, en absorbant l’indispensable. Rien de plus, rien de moins, et tout ou rien. L’objectif, la finalité, la rationalité, c’est l’équilibre. Le déterminant de la stratégie, le principe rationnel qui permet d’établir la matrice du jeu, les maximisations et optimisations, c’est l’équilibre. Le cybernanthrope, à la différence du robot son fils bien aimé, connaît et accepte la soif, la faim. Il a un sexe. C’est une fonction, un système partiel. Il s’ensuit une succession de vides agréables à remplir et de pleins agréables à vider. Un verre d’eau combat la soif, ou bien un verre de whisky. Un coït décharge l’énergie accumulée dans les organes sexuels. Ce cybernanthrope ne refuse pas l’alcool. Il méprise l’ivresse. Le dionysiaque lui est étranger. Comme l’apollinien.

Le cybernanthrope se nourrit, se vêt. Bien. Il ne rejette aucun agrément. Il mesure ; il définit avec précision ces agréments. L’agréable est apporté fonctionnellement par ce qu’on appelle la présentation (ce qui rend présent un objet, un être vivant ou humain). Chacun se présente, apprend à se présenter, poursuit sa présentation et représentation. Il y a un code ou sous-code des présentations. L’agréable et le convenable se définissent donc par un code constitué de qualités opposées, le glacé et le brûlant pour les boissons, le croquant et l’onctueux pour les mets, le doux et le rugueux, le dense et le léger, etc. Ces qualités opposées et bien définies sont mesurables. Ce sont des qualités quantifiables. Ce qui convient au cybernanthrope se définit fonctionnellement et structuralement. Le cybernanthrope se défie des saveurs inconnues, trop riches, trop surprenantes. Les odeurs, elles ont quelque chose d’incongru, d’incontrôlable, d’archaïque ; les pays sous-développés sont pleins d’odeurs difficiles à classer par oppositions pertinentes, sinon comme exquises et affreuses. Ce qui convient au cybernanthrope, ce serait plutôt le pasteurisé, l’hygiénique, le désodorisé. La déontologie du cybernanthrope lui interdit ce que les survivances, les résurgences, les nostalgies (ces faiblesses) lui recommandent. Il ne peut toujours éviter ce qui compromet l’équilibre. Sa tactique ? Il limite les dégâts. Il a pour l’érotisme des lieux et des instants, des images, des publications qu’il feuillette. Ne pouvant éluder la tentation qu’il ne reconnaît pas comme telle, il la localise. Le Désir se change pour le cybernanthrope en érotisme localisé et spécialisé : strip-tease, happening, etc. Là abondent et se consomment les signes de l’érotisme, les significations érotiques. Peu compromettantes, peu dérangeantes, les significations satisfont le cybernanthrope (encore qu’il lui reste parfois un obscur regret d’on ne sait quoi : la grande faiblesse, le vague à l’âme !).

Le cybernanthrope n’investit qu’à coup sûr. Selon ses supputations. Les énergies limitées dont il dispose, il en calcule l’application. Le principe d’économie lui apprend à traiter « économiquement » sa vie affective, cette résurgence, cette faiblesse. Pas de gaspillage. Il se gère avec une rationalité technicienne qui découle d’une double origine : la science physique, la science de l’entreprise. C’est une parodie d’auto-gestion.

Il traite sévèrement le dramatique, l’historique, le dialectique, l’imaginaire, le possible-impossible. Tout ce qui ne relève pas de sa rationalité et de son discours programmant, il le rejette dans le folklore. Il apprend avec application les techniques du bonheur. En effet, il y a pour lui un postulat : le bonheur coïncide avec une suite bien enchaînée de satisfactions, il dépend de techniques pour et par lesquelles les besoins se définissent et trouvent leurs satisfactions. Ces techniques se classent en rubriques : propreté et hygiène, décontraction et détente, équilibre et adaptation à l’environnement, sport et santé, consommation de spectacles et d’art, etc. Ces rubriques, ce sont celles des publications hebdomadaires, ces écoles du bonheur.

Les philosophes projetèrent devant eux l’image de l’Être humain accompli, total, libre, jouissant dans une réalisation concrète de désirs illimités. Le cybernanthrope, dans cette ligne, a découvert quelque chose de très important pour lui : les contraintes libératrices. On a longtemps cru que la liberté déjouait et détournait les déterminismes, qu’elle contournait les contraintes. Inexact. C’est la contrainte qui crée et qui libère. Jean-Sébastien Bach ? La naïveté subjectiviste lui attachait un singulier pouvoir, celui de créer ; d’après cette représentation grossière le musicien s’empara d’un matériau sonore et de formes d’expression léguées par ses prédécesseurs pour dire quelque chose (sa foi, son idéologie, sa piété, sa joie, etc.). Quelle erreur ! Devant les combinaisons que permettaient les gammes (tons et modes) fournies par les instruments dont il disposait, Jean-Sébastien Bach se donna des contraintes pour écarter un nombre considérable de ces combinaisons. Résultat : des fugues, des cantates, des suites, que peut reproduire une machine programmée selon ces contraintes. La prétendue création se résume en une élimination et se réduit à l’exercice de règles. L’amour ? La passion ? Mettons fin, avec les autres, à ces figures illusoires de la subjectivité et du sujet. Ce sont des dérivés maladroits de la sexualité insatisfaite. Des pulsions sexuelles, c’est bien connu, on ne peut tirer que de l’informe et du capricieux, dans les meilleurs cas des combinaisons fouriéristes, la papillonne, la composite, la caballiste. Encore Fourier prétendait-il régenter les pulsions, leur fournir une sorte de partition musicale. Donc, ce qu’on nomme « liberté » n’est que désordre. Par bonheur, les contraintes viennent imposer un ordre à ces pulsions désordonnées. Ces contraintes viennent de la société, de la culture, des systèmes de nomenclature et de parenté, du discours, du langage, des Normes. Avec elles, on passe de la nature à la culture ; on limite les dégâts des pulsions en bornant sévèrement les possibilités sexuelles. La société se fonde ainsi. Bienheureuses contraintes ! Grâce à elles, on jouit en pleine liberté de la famille et du mariage, des académies et de l’État, ces institutions qu’une époque obscurantiste, idéaliste et idéologisante critiquait au nom de la liberté. Le singe dactylographe mettra mille millions de siècles pour écrire À la recherche du temps perdu. Il y parviendra. L’auteur, Proust, réussit plus rapidement cet ouvrage. Pourquoi ? Parce qu’il se donnait beaucoup de règles et contraintes. Celles qu’il connaissait et d’autres auxquelles il s’astreignait « inconsciemment ». Une bonne critique d’art les appellera à la conscience et à la connaissance, pour qu’elles règnent. Normes et lois, que votre règne arrive, que vos noms soient sanctifiés, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

Ayant ainsi reconnu le caractère fécond des contraintes et même des répressions, le cybernanthrope entre dans son élément. Il surmonte en les unissant ces doctrines éthiques par le conflit desquelles Hegel expliquait la conscience déchirée et malheureuse : stoïcisme, épicurisme. Le cybernanthrope trouve une foi dans la règle, une satisfaction dans le destin. Il ne se soumet pas. Il accepte. Il entérine, en bonne et due forme, la règle et la loi. Pas de malentendu : il n’est ni masochiste, ni sadique. S’il portait des traces et cicatrices de la subjectivité passée, l’analyste l’en a délivré. Il respire donc un grand air de liberté sous le règne des lois. Et s’il discerne dans les bas-côtés de cette liberté essentielle et principale des petites libertés marginales ou interstitielles, il s’en méfie. Ce sont des échappatoires. Attention aux résurgences fâcheuses de la subjectivité… Toute critique oppose folkloriquement la création à la contrainte alors que c’est la contrainte qui crée. Le cybernanthrope se meut dans des ensembles ou systèmes contraignants qu’il découvre pleinement signifiants. C’est ainsi qu’il diffère de l’automate en lui ressemblant étrangement. L’automate aussi se meut selon des contraintes dont l’ensemble constitue un programme, qu’il adopte pleinement (et pour cause !) de telle sorte qu’elles deviennent sa spontanéité. Le mythe du spontané disparaît avec ceux de la liberté et de la subjectivité. L’automate est bien le modèle analogique du cybernanthrope, construit par lui pour se connaître et se manifester.

Le cybernanthrope cherche un style. Il le trouve, il l’a trouvé parce qu’il l’a fait. C’est le style Prisunic, le style Inno, le style Supermarché. Notre ami y voit le Spectacle total, le Superspectacle, couronnement d’une époque spectaculaire et qui se donne en spectacle et vend du spectacle. Dans le supermarché, la marchandise déploie ses attractions et séductions. Tous les objets sont là, et derrière ceux qui sont là, tous les objets possibles, toutes les choses imaginables, s’exposent, s’étalent, en un horizon de choses. L’ensemble des choses se fait spectacle. Son et lumière. La musique se met au service de la chose et la rhétorique de l’objet dépense ses ressources dans une présentation toujours renouvelée. Ce spectacle intéresse tous les sens : le goût, l’odorat, le toucher. Il n’est pas jusqu’au sexe, marchandise suprême, que des vendeuses bien choisies et bien présentées, dans les interstices et les marges des choses, ne viennent stimuler. L’imaginaire se joint au rationnel et au réel dans ces temples de la valeur marchande où les objets parlent enfin leur langage.

Le cybernanthrope chérit les objets exposés à la consommation de masse. Pour frayer le chemin à ce genre d’objets, tient à écarter les illusions qui s’y opposent, par exemple l’illusion de la qualité (corrélative des vieux mirages de la conscience, de la création et du sens). Il se préoccupe de perfectionner ces objets, de faire toujours plus fonctionnel et mieux structuré au moindre coût. Fonction et structure se complètent et si nous leur ajoutons le concept de « système » vous avez tout ce qu’il faut pour penser le monde en l’organisant, et par conséquent pour légitimer la cybernanthropie. Vous remplacerez délibérément la joie par le confort, la poésie par le bien-être, le désir par les besoins et le bonheur par la satisfaction. Vous aurez ainsi une existence bien structurée et des activités fonctionnelles. On admit autrefois des qualités substantielles, variantes de qualités occultes qui semblèrent évidentes : le beau et le laid, le bon et le mauvais. Or le fonctionnel n’est ni bon ni mauvais, ni laid ni beau. Il a place dans un système. La structure est commandée par la fonction et réciproquement. Un point c’est tout.

Les cybernanthropes réservent des surprises. Telle femme vous parut exquise, charmante, pleine d’imprévu. En un mot : spontanée. Vous l’aimâtes pour sa fraîcheur. Un matin (après quelles expériences ? laissons à un romancier la tâche de raconter) vous découvrez qu’elle vous agace, qu’elle vous porte sur les nerfs. Vous avez tort, vous le savez, mais qu’y faire ? Elle ne suit que des modèles éprouvés : de robes, de mines et de mimiques, de conduites, de situations. Elle n’a que des comportements (parfaits, parfaitement adaptés). Elle sait admirablement « personnaliser » son décor, ses objets, son environnement, ses gestes, selon des recettes massivement fournies et publiquement éprouvées. Vous vous en apercevez trop tard, bel et bien marié, et, avouez-le, en raison des contraintes du mariage qui amenèrent votre femme à ne plus se contraindre, à ne plus cacher son culte des contraintes. Hélas ! Malheur à vous ! Vous n’êtes qu’un nostalgique, un déséquilibré, un névrosé pour tout dire.

Le (ou la) cybernanthrope méprise une quotidienneté remplie de préjugés quant à la cuisine, aux objets, etc., cette quotidienneté qui passe à côté du fonctionnel et du structuré des signifiants et des signifiés, sous prétexte d’on ne sait quels plaisirs et désirs et voluptés. Il (elle) accepte allègrement les contraintes d’une quotidienneté bourrée de gadgets, bien découpée, bien agencée, en discerne l’aspect intégrateur et intégré pour s’en réjouir.

Le cybernanthrope affirme haut et clair qu’il n’est plus bourgeois, mais le type de l’homme moderne et que tous (nous, vous, ego) lui ressemblons déjà, sauf par nos résidus : erreurs, stupidités et délires. Il a bien raison. Nous sommes ça, nous les Anthropes. Et nous tenons à nos résidus, ces boues pleines de diamants.

Où gîtent les cybernanthropes ? Du portrait nous passons à l’écologie. À l’état de veille, ils préfèrent séjourner dans les bureaux. Pour la nuit, ils n’ont pas de préférence. On peut penser qu’il y a davantage de cybernanthropes à Chicago qu’à Lyon, à Francfort qu’à Marseille, à Moscou qu’à Paris, à Middletown qu’à Romorantin, dans les bureaux et dortoirs des grands secteurs industriels que dans les régions et pays mal développés. Hélas ! Cette écologie est trop sommaire. Le type se répand par mimétisme, n’oublions pas, très loin de ses régions originelles. Il serait aussi naïf de croire que l’on rencontre moins de cybernanthropes dans la grande bourgeoisie que dans la petite (ou inversement), chez les femmes que chez les hommes, chez les gens peu qualifiés que chez les techniciens et technocrates, chez les artistes et les écrivains que parmi les incultes et arriérés mentaux. Attention au chauvinisme ! Nous ne disposons pas encore, nous ne disposerons jamais de statistiques, faute de crédits. Nous savons seulement qu’il y a cybernanthropes partout où il y a modèles, « patterns », stéréotypes, prototypes, génotypes, statuts, rôles, mimèsis, fonctions, structures, c’est-à-dire partout.

Nous pourrions essayer de dénombrer les anthropes. Rien ne nous oblige à admettre qu’ils sont en petit nombre, fils de Rois, espèce noble et rare, ou bien au contraire nombreux, descendants des hommes d’autrefois. Par malheur, les critères différentiels sont difficiles à formuler, encore plus difficiles à appliquer. Beaucoup d’anthropes font semblant d’adopter la cybernanthropie. Jeu dangereux. En imitant le cybernanthrope, on devient mimétique et cybernanthrope soi-même. Mais comment savoir ? Comment chercher les signes sur le visage de ceux qui jouent le rôle mais ne se laissent pas prendre à ce rôle, qui pratiquent l’ambiguïté, la dualité et la duplicité ?

Les critères extérieurs risquent de tromper. Cet individu au front ridé et tourmenté, aux gestes bizarres, vous allez le classer parmi les anthropes ? Et même parmi les pires, les gens de l’errance et du jeu ? Point. C’est un fort beau spécimen du cybernanthrope en proie à ses faiblesses ; il traverse une petite crise, il court chez l’analyste. Ce grand et gras garçon rigolard, un peu chauve, un peu velu, bon vivant, sans hésitation, vous alliez le nommer Anthropoïde ou même Anthrope. Hélas ! Écoutez-le. Il compte ses satisfactions ; il en est à la dix-neuvième du jour ; ses besoins sont étiquetés. Quant à ce monsieur grand, un peu guindé, maigre, qui affecte un vocabulaire savant, eh bien ! le voilà qui se fend d’un sourire tendre, qui tend une main affectueuse. Que faire de lui ? Tel cybernanthrope achète des meubles rustiques. Tel autre habite un charmant pavillon dans une cité du soleil ou un clair séjour dans une banlieue résidentielle. Tel cybernanthrope pousse l’habileté jusqu’à faire en sens inverse le chemin de l’ambiguïté, et à se prétendre encore individualiste attardé, marginal, immoraliste, vicieux. Sans doute n’a-t-il pas atteint l’équilibre parfait, son archétype. Les critères sont internes.

L’anthrope accepte les conflits. Il les porte. Comme disent quelques philosophes, il les assume. Il supporte la souffrance qui naît de ces conflits. Il n’hésite pas à aiguiser les contradictions, à les dire, à les crier sans les dissimuler sous les fleurs de la rhétorique.

Le cybernanthrope se décèle à sa manière de réduire ce qu’il touche et d’abord de réduire les contradictions. Il y met la plus grande ténacité. C’est sa méthode de pensée et d’action. Il ne croit absolument pas en la fécondité des conflits. Il refuse obstinément les « troisièmes termes » (l’œuvre, la joie, le drame, la création révolutionnaire) qui pourraient naître des contradictions. Il a peu de confiance, pour ne pas dire aucune, dans le dépassement. Il refuse toute autre possibilité que sa propre confirmation et sa consolidation : son équilibre. C’est un homme installé (dans la quotidienneté et dans le discours quotidien) ; c’est un homme institué, institutionnalisé, fonctionnalisé, structuré. Ce n’est plus un homme et les idéologues ont bien raison de désavouer en théorie l’humanisme, déjà méconnu dans la pratique !

Quasi-conclusions

Ceci n’est pas un conte, encore moins un roman de science-fiction. Toutefois, nous ne nous interdisons pas les formules qui font appel à l’imaginaire et au paradoxe. Notre manière d’être sérieux, hic et nunc, c’est de ne pas l’être, et surtout de ne pas le paraître.

Aux luttes ancestrales, luttes des sexes, luttes des ethnies, peuples et nations, luttes des classes, s’ajoute un nouveau conflit. Celui des anthropes et des cybernanthropes. Il compliquera (ou plutôt complexifiera) les conflits déjà enchevêtrés et superposés qui ne disparaîtront pas pour autant. Il les modifiera, car il ne coïncide avec aucun d’entre eux. L’écologie du Cybernanthrope ne le localise ni dans un sexe, ni dans un pays, ni dans un régime politique. Il naît partout. Ses adversaires aussi. Le combat sera dur et long, avec des fortunes variées. Les cybernanthropes ont tout pour eux, toutes les chances. La théorie des jeux (le « Kriegspiel » de Van Neumann) permet de prévoir leur victoire. Ils détiennent le potentiel agressif et défensif maximal. Pourtant ils auront contre eux l’imprévisible, le résiduel qu’ils ne parviendront pas à supprimer. Ainsi les dirigeants des U.S.A., prototypes et stéréotypes du cybernanthrope, trouvent devant eux l’irréductible. Malgré la puissance, le prestige et la solidité de leurs positions, bien qu’ils possèdent jusqu’aux « valeurs », sans compter les normes, les lois, les rôles et les personnages, les cybernanthropes ne vaincront pas, parce qu’ils ne peuvent achever leur victoire en allant jusqu’au terme de toute stratégie : la destruction de l’adversaire. En effet, leur adversaire se nomme l’indestructible.

Les cybernanthropes ont une mission historique. Ils achèvent d’extirper les légitimations de l’existant, bourgeois et non bourgeois : la spiritualité et le matérialisme, l’art, la philosophie, la morale. Ils les livreront, ils les livrent déjà à la consommation dévorante. Quand tout sera consommé, quand l’univers s’immergera dans la redondance (ce qui ne saurait tarder), alors se lèvera l’irréductible.

Les cybernanthropes se veulent, se disent, se font planétaires et mondiaux. Comment les empêcher ? Il conviendrait plutôt de les aider dans leur tâche. Soyons contre le passé et le passéisme, jusqu’au bout, au-delà du cybernanthrope et non en deçà. L’alternative posée par le cybernanthrope : « ou le folklore ou la technique » n’est pas dépourvue de sens. Mais c’est en investissant dans la réalité quotidienne toute la technique, avec l’art et la connaissance, qu’on franchira le pas et que nous sortirons du dilemme.

Au cours de son triomphe apparent, le cybernanthrope risque de dépérir. Sans le voir, sans s’en apercevoir. Résoudra-t-il son problème : se rendre insensible à l’ennui ? Il sécrète son propre poison, sa toxine, l’ennui provenant de l’équilibre, du confort et du conformisme, de la forme et de l’uniformité, en résumé des qualités qui précisément font la force du cybernanthrope.

Le cybernanthrope périra d’envie lorsqu’il s’apercevra qu’il apporte à son adversaire l’enchantement. Il est trop exact qu’une certaine rationalité a désenchanté le monde, tuant les merveilles au même titre que les miracles. Vainement les surréalistes voulurent ressusciter l’enchantement. Et voici que nous franchissons un seuil. Nous rentrons dans l’enchantement par la voie imprévue du cocasse. Le cybernanthrope n’est ni tragique ni comique. Il est cocasse. Il produit la cocasserie dans la situation et les événements, dans les objets et les actes. Il ne l’est pas, entendons-nous, pour lui-même. Au contraire. Pour lui, il est sérieux. Il prend au sérieux ceci et encore cela (la raison, la science, le plan, le programme, la cybernétique, l’ethnologie, la psychanalyse, la linguistique, voire le marxisme). Il aime la rigueur et parle le langage de la rigueur. Pour le non-cybernanthrope, le sérieux et l’affectation de sérieux, la rigueur et l’attitude de la rigueur et son langage engendrent la cocasserie. Un rire nouveau naît. Dans cet éclairage, l’œuvre littéraire capitale de notre époque, c’est celle de Flaubert, c’est Bouvard et Pécuchet, couple qui annonce le culturalisme, la consommation massive et accélérée de la culture, le sérieux et l’auto-destruction du sérieux. Doux mimétiques finissant par où ils commencèrent, en copistes, ils nous initient à la cocasserie. Ni Flaubert ni ses successeurs et continuateurs littéraires, ni les gens de théâtre, Ionesco ou Roland Dubillard, n’ont voyagé jusqu’au bout du cocasse. Que voyons-nous dans une Anthologie du cocasse ? Du San-Antonio, de l’Astérix. Les meilleures pages du docteur Lacan. Des textes publicitaires pris notamment dans la publicité de l’immobilier. Quelques fragments « situationnistes » et aussi quelques extraits de discours académiques, officiels, politiques.

Dans cette grande guerre, les armes sont spirituelles. Ce qui n’exclut pas les interventions brutales de cybernanthropes munis d’instruments contondants, idéologiques ou autres. Par les armes spirituelles des anthropes, entendons l’ironie, l’humour et le sens du cocasse, la satire directe ou indirecte, l’élaboration d’un code de connivences entre les anti-cybernanthropes. Et d’autres armes plus secrètes. Les résidus ne prennent pas toujours la forme dérisoire des cheveux longs, des chansons anarchisantes. L’art, la littérature, la culture modernistes n’ont-ils pas, un jour de guerre, éclaté, parce qu’un jeune homme avait déposé au bon endroit et au bon moment un petit explosif paradoxalement puissant : deux syllabes redondantes, « Da-Da » ? Ces considérations ont un sens que nous n’hésiterons pas à dire profond. La guerre des anthropes contre les cybernanthropes sera une guérilla. Les anthropes devront élaborer une stratégie fondée sur les perturbations de l’ordre et des équilibres cybernanthropiques. Surtout qu’ils ne se laissent pas intimider. Et qu’ils comprennent la situation au lieu de fraterniser ou de rêver d’une coexistence pacifique, ce qui laisse le champ libre aux entreprises cybernanthropiques. Et d’abord, qu’ils obligent à se décider les indécis, les gens de l’ambiguïté prolongée, les anthropes qui s’ignorent, les cybernanthropes qui se prennent pour les anthropes et mêmes les anthropes qui se prennent pour des surhommes.

L’anthrope ne doit plus se fier aux oppositions de l’irréfléchi et du réfléchi, de l’inconscient et du conscient, du spontané et du mécanique. Il se gardera de miser sur les premiers termes de ces vieux couples philosophiques contre les seconds ! Qu’il ne compte pas davantage sur l’opposition « esprit-matière » en s’imaginant représenter l’esprit parce qu’il se sert d’armes spirituelles. Au contraire : il se doit d’être matérialiste, mieux et plus que le cybernanthrope. Il évitera de combattre en revenant vers les disciplines traditionnelles, vers l’humanisme consacré. Il cherchera des moyens nouveaux. L’anthrope devra savoir qu’il ne représente rien et qu’il prescrit une manière de vivre plus qu’une théorie philosophico-scientifique. Il devra perpétuellement inventer, s’inventer, se réinventer, créer sans crier à la création, brouiller les pistes et les cartes du cybernanthrope, le décevoir et le surprendre. Pour vaincre et même pour engager la bataille, il ne peut d’abord que valoriser ses imperfections : déséquilibre, troubles, oublis, lacunes, excès et défauts de conscience, dérèglements, désirs, passion, ironie. Il le sait déjà. Il sera toujours battu sur le plan de la logique, de la perfection technique, de la rigueur formelle, des fonctions et des structures. Autour des rocs de l’équilibre, il sera le flot, l’air, l’élément qui ronge et qui recouvre.

Il mènera le combat du rétiaire contre le mirmillon, du filet contre l’armure.

Il vaincra par le Style.

hl

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1 commentaire

  1. Je ne crois pas que ce soit le Cybernanthrope qui succède à l’espèce humaine, même si l’hypothèse de Lefebvre est intéressante, digne d’être discutée, et pas forcément contradictoire. C’est plutôt un homme dépourvu de liens avec le passé.
    Comme la plupart de mes contemporains (je suis né en 1953), j’ai la prétention de croire qu’il ne m’est pas impossible de partager les émotions ou le ressenti d’un homme ayant vécu à une autre époque que la mienne. Par quel miracle ? C’est difficile à dire. Par exemple, compte tenu d’affinités idéologiques, et malgré tout ce qui m’en sépare, je prétends pouvoir me mettre à la place d’un communard, ou d’un spartakiste, ou d’un anarchiste d’Aragon, j’ai frémi au récit des révolutions du XXe siècle, du XIXe et du XVIIIe, et je peux éprouver une émotion intense en écoutant le Chant du départ, la Marseillaise, Ay Carmela, Le Temps des cerises ou Le Triomphe de l’anarchie.
    Mais encore, et même si cela ne m’arrive pas tous les jours, il m’est également possible de lire un poème écrit au XVIe siècle, d’écouter Brassens, de lire Faulkner, Dostoïevski, Walter Scott. Et sans me vanter, je pourrai multiplier les exemples. J’ai même imaginé, dans un moment d’égarement sans doute, pouvoir partager le désespoir que Roland a pu ressentir à Roncevaux quand ça a commencé à mal tourner, et jusqu’à l’émotion de l’homme de Néandertal la première fois qu’il a été confronté à un spécimen de Sapiens aventuré sur ses terres . Mais laissons ce dernier exemple de côté, qui peut me desservir. Ajoutons qu’il ne s’agit pas de culture bourgeoise, ou de quelque privilège. Ma grand-mère était, elle, tout à fait capable de se mettre à la place de Jaquou le croquant, ce qui m’est personnellement difficile. L’appartenance de classe détermine en partie la mémoire (avec des recouvrements bien sûr, je ne récuse pas l’histoire de France). Ou plutôt déterminait la mémoire, car mon hypothèse est que cette mémoire a disparu, sans que personne y prête attention, sinon quelques intellectuels.
    L’ homme dépourvu de liens avec le passé est né, et il a été élevé dans un monde où rien n’évoque le passé. Aucun lieu, ni bâtiment, ni paysage par exemple. Mais ce n’est pas suffisant (il n’y a pas si longtemps il y avait encore des communistes qui étaient nés et avaient grandi dans des cités périphériques, où ils cultivaient le souvenir des luttes de leurs aînés). Il appartient, lui, à la deuxième ou la troisième génération qui est né dans un environnement où rien ne rappelle ni n’évoque le passé. Et là, ça commence à faire mal.
    S’il est ouvrier, il n’en tire aucune fierté, il en a honte. D’ailleurs, il n’a pas été éduqué par ses parents, dont on ne peut pas exclure totalement qu’ils aient éprouvé le besoin de lui transmettre quelque chose, mais par toutes les puissances de communication qui accompagnent la production, et surtout la diffusion des marchandises, et il a subi l’imposition d’une sous-culture sans référence de classe explicite. Or ces puissances-là n’ont qu’un lien avec le passé, purement négatif : leur succès, celui de la société dite « de consommation » doit tout à une histoire séculaire de privation. Un lien donc, qui porte à rejeter le passé.
    Bref, on pourrait beaucoup en dire sur ce sujet, on en a beaucoup dit d’ailleurs. Il faudrait parler de références communes, d’éducation, d’imprégnation, de réminiscence, d’héritage, et a contrario de l’accélération, du changement, des décrocheurs de l’éducation nationale, de l’innovation, de la rupture, de la croissance effrénée, de la télévision, évidemment des ordiphones ; et retracer les étapes de cet avènement, puisque tout ça ne s’est pas produit du jour au lendemain. Notons que, jeunes soixante-huitards, nous devons assumer une certaine responsabilité dans l’affaire, du fait des anathèmes que nous avons lancés, non sans raisons mais de manière irréfléchie , contre la culture bourgeoise, la morale et les traditions. Et que l’homme nouveau dépourvu de lien avec le passé peut être un révolutionnaire. Mais dans ce cas il s’agira d’une révolution n’ayant aucun lien avec l’histoire des révolutions. Par exemple, une révolution intersectionnelle, queer et critique de la race.
    Pour revenir à des choses plus subjectives, je ne peux exprimer mon effroi, et mon désarroi quand j’ai rencontré, dans la jeunesse, les premiers spécimens de cet homme nouveau, avec qui aucun échange n’était possible (donc même pas l’affrontement ou la contradiction), parce que les mots qui me venaient à la bouche n’avaient aucun sens pour eux. Par la suite, j’ai dû apprendre à limiter mon vocabulaire et à employer des phrases courtes pour satisfaire aux échanges nécessaires, surtout dans un cadre professionnel. Et pour un temps, je me suis enfermé dans le mutisme.

    Pour en savoir plus :
    https://lesamisdebartleby.wordpress.com/?s=lonchampt

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