Une lettre d’Olivier Rey à Vincent Cheynet

[Nous avons reçu copie de cette lettre adressée par l’écrivain, philosophe et mathématicien Olivier Rey à Vincent Cheynet, directeur de publication de la revue La Décroissance, en réponse au texte « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel », dont nous avions publié le 7 janvier la réaction d’Annie Gouilleux.]

Version imprimable de la lettre d’Olivier Rey

Soulbrois, le 10 janvier 2024

Cher Vincent,

Sur ton conseil j’ai lu la plaidoirie en faveur de ceux que l’article « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel » mettaient en cause.
https://lille.indymedia.org/spip.php?article36165
Séduit par ce texte, j’ai ensuite eu la curiosité de lire l’acte d’accusation dont je n’avais pas connaissance.
https://paris-luttes.info/le-naufrage-reactionnaire-du-17598#nb35
Ce qui m’a appris beaucoup de choses, dont certaines sur moi-même.
Par exemple, je ne m’appelle pas Olivier Rey, mon vrai nom est « le fasciste Olivier Rey ».
Éléments de preuve :

— Je suis catholique. Voilà une charge bien lourde.
Si on disait de quelqu’un qu’il est juif, ou musulman, avec autant de sous-entendu malveillant, ce serait odieux – du fascisme, du nazisme –, mais catholique, on peut y aller (en faisant semblant de croire que les catholiques représentent une majorité oppressive, alors qu’ils ne constituent plus aujourd’hui en France qu’une minorité qui se réduit comme peau de chagrin et qui, sur quelque sujet que ce soit, se voit depuis plus d’un siècle toujours défaite ; ceux qui à l’heure actuelle s’en prennent aux catholiques se donnent des airs de courageux chevaliers affrontant le dragon, tout en goûtant le plaisir de taper sur une minorité).

— J’ai « publié dans la revue catholique Étvdes, fondée par la Compagnie de Jésus, des articles au titres évocateurs comme “L’homme originaire ne descend pas du singe” ». Si les gens qui s’en offusquent étaient moins ignorants, ou avaient simplement lu l’article, ils sauraient que Husserl a écrit à la fin de sa vie un texte intitulé « L’arche-originaire Terre ne se meut pas ». Il ne s’agissait pas, pour Husserl, de récuser le système de Copernic, mais de mettre en lumière la différence entre la Terre comme sol originaire, sur lequel nous naissons, grandissons et à partir duquel nous apprenons à percevoir le monde, et la Terre comme objet de l’astronomie, qui se trouve être une planète gravitant autour du soleil. Dans l’article incriminé, il ne s’agit pas pour moi de récuser le darwinisme, mais de reprendre le raisonnement de Husserl pour mettre en lumière la différence entre l’être humain tel qu’il naît et grandit, au sein d’une communauté humaine au sein de laquelle il apprend à penser, et l’être humain en tant que membre de l’espèce homo sapiens, issue d’une longue évolution.

— Je me suis trouvé inscrit au comité de rédaction de L’Incorrect. J’en ai disparu après deux
numéros.

— J’aurais donné une conférence à la « Convention de la droite ». Cela est faux. Un organisateur avait réussi à me persuader d’intervenir dans ce cadre, pour essayer de secouer l’anti-écologisme stupide des « droitards ». Cela étant, le titre de mon intervention, qui n’est pas de mon fait et que j’ai découvert inscrit sur le programme (« Seuls les peuples enracinés résistent à l’effondrement ») m’a indisposé et, sur place, l’ambiance m’a tant rebuté que je suis rentré directement chez moi, sans avoir prononcé un seul mot.

— J’ai publié des articles dans Éléments ou Krisis. N’est pas signalé que j’ai aussi publié des articles dans L’Humanité ou dans Carnets rouges (et bien d’autres journaux). Pourquoi suis-je plus « fasciste » que communiste ? Pourquoi suis-je un « fasciste » qui cherche à infiltrer la gauche, et non un communiste qui cherche à infiltrer le « fascisme » ? Je dis et écrit ce que je pense sans stratégie ni arrière-pensées, là où je me trouve convié à le faire, voilà tout.
En 2021, j’avais répondu à quelques questions posées par Philosophie Magazine. Dont celles-ci :

– Vous considérez-vous comme de gauche ou de droite (ou refusez-vous d’entrer dans cette division et pourquoi) ?
J’ai l’impression que le débat gauche-droite, c’est libéralisme contre libéralisme, moderne contre moderne. Un même mouvement non pas perturbé, mais conforté par l’« alternance » gauche-droite, comme on passe d’une main à l’autre un sac tout en poursuivant son chemin. Étant donné que ce débat m’intéresse peu, je n’ai guère pris garde à l’étiquetage des personnes à qui je m’adressais, et il m’est arrivé de publier des articles dans des journaux très divers, de L’Humanité à Valeurs actuelles, de Krisis à Carnets rouges. Mais il se produit alors ceci : la gauche, si prompte à dénoncer les processus d’« essentialisation », considère toute personne ayant été en contact avec des gens de droite comme essentiellement de droite, et interdit sa fréquentation. Il en résulte que la proportion des personnes classées à droite parmi celles à qui j’ai à faire augmente, ce qui vient confirmer à qui l’annonçait que je suis bien de droite. Pourquoi pas. Il y a de bons côtés – dont la réduction des sollicitations. « Ils sont heureux, écrit Péguy, ceux qui peuvent travailler, qui hors du souci, du tracas, du fatras temporels, dans le grand silence des lampes aux veillées d’hiver pourront travailler les auteurs. » Être catalogué de droite, cela libère pas mal de jours dans l’année. Encore une chose : nombreux étaient ceux qui naguère, à droite, se vivaient comme incarnant le bien face aux « mauvais », aux « rouges ». Actuellement, la conviction d’incarner le bien est passée à gauche. Ainsi que l’a relevé Finkielkraut, n’avoir personne à sa gauche, c’est le bonheur de pouvoir intimider tout le monde. Je ne me sens pas une telle supériorité morale.

– Qu’est-ce qu’être de gauche ? Qu’est-ce qu’être de droite selon vous aujourd’hui ?
Le fait même que chacun soit invité à produire sa propre définition de la gauche et de la droite montre l’incertitude ambiante. Depuis l’affaissement, puis l’effondrement de l’Union soviétique, et l’évaporation, en Occident, de la croissance et des « fruits » d’icelle qu’il fallait distribuer (le « grain à moudre »), les repères manquent. Mais précisément parce qu’ils manquent, précisément parce que de part et d’autre l’unité substantielle fait défaut, tel ou tel élément se trouve, un peu au petit bonheur, élevé au rang de totem. Il y a vingt ans aux États-Unis, les personnes inquiètes du dérèglement climatique étaient aussi nombreuses à droite qu’à gauche. Mais à partir du moment où le parti démocrate s’est intéressé au sujet, le déni rageur du réchauffement climatique est devenu un « marqueur » de l’identité républicaine – comme, autre exemple, le soutien extatique aux « transitions de genre » chez des enfants de plus en plus jeunes est devenu un « marqueur » de l’identité démocrate. Ce sont là des échantillons de ce que la fidélité à des étiquettes, plutôt que l’attachement à une juste appréciation des réalités, amène à commettre. Je préfère me rappeler ce que disait Pasolini : « Mieux vaut être ennemi du peuple que de la réalité. »

— À propos de Pasolini justement : la maison d’édition L’Échappée se trouve vilipendée d’avoir fait appel à moi pour le chapitre qui lui est consacré dans Radicalité : 20 penseurs vraiment critiques. Je remarque une chose : comme dans le cas des articles qu’il m’est reproché d’avoir publiés ici ou là, pas un mot n’est dit sur leur contenu. En quoi consiste le « fascisme » dans le texte que j’ai rédigé sur Pasolini ? On ne le saura pas.
Il se trouve que j’ai aussi écrit une préface à la première publication en français des articles que Pasolini a publiés dans la presse en 1968 et 1969, et réunis sous le titre Le Chaos. Graziella Chiarcossi (née en 1943), cousine de Pasolini qu’elle a très bien connu pour avoir partagé sa maison de Rome treize ans durant, de 1962 jusqu’à l’assassinat de Pier Paolo, lassée des bêtises qui ont été débitées sur son cousin demande désormais, en tant que légataire de son œuvre, à vérifier la façon dont les nouvelles éditions de ses écrits sont présentées avant d’en autoriser la publication. À l’éditeur qui lui avait envoyé la préface que je proposais, elle a répondu : « La prefazione di Olivier Rey è molto interessante e ineccepibile. Finalmente c’è un testo su Pier Paolo che dice delle cose puntuali, non banali e anche illuminanti. » S’il y a peu de choses dont je m’enorgueillisse, celle-ci en fait partie. (Mais sans doute Graziella Chiarcossi est-elle elle-même fasciste – ces quelques mots suffiraient à le démontrer ; ainsi que le fait qu’elle ait autorisé la publication du Chaos par la petite maison d’édition R&N, dont j’apprends qu’elle est « néofasciste ».)

— Seules deux phrases de moi sont citées dans l’article à charge, et de façon si perverse qu’elle en devient burlesque. Voici le passage complet du livre incriminé (Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Le Seuil, 2006), avec en gras les deux phrases qui en ont été isolées et concaténées.

La question n’est pas de nier ou minimiser la tyrannie ou la coercition qui pouvaient s’exercer à travers les anciennes relations d’autorité. Elle est, sans idéaliser aucunement ces relations, de mesurer qu’elles ne se résumaient pas entièrement à cela. À travers elles se jouait aussi le rapport du sujet à ce qui le fonde. Dans un cosmos hiérarchiquement ordonné, prendre place dans une hiérarchie, fût-ce au plus bas degré, n’était pas uniquement servir : c’était également s’inscrire dans le monde, participer à son ordre. Au demeurant, sans cette dimension « cosmique », on ne pourrait expliquer que les serviteurs tels que les donne à voir Tolstoï — ou, en un genre différent, Molière —, sans déserter leurs rôles de serviteurs, soient plus vivants que leurs maîtres. Ils sont plus vivants d’être confrontés à la matérialité d’un monde que les puissants ignorent — Ponge décrit la misère d’un roi qui ne sait ce que c’est que d’ouvrir et de fermer une porte. Mais ils sont aussi plus vivants de percevoir, à travers la fonction subordonnée qu’ils y remplissent, l’ordre général dans lequel elle s’insère, pendant que les maîtres, aveuglés par leur avoir et leur pouvoir, sont enclins à oublier cet ordre en ne croyant devoir leur position qu’à leur nature propre — ce qui en fait des « salauds » au sens sartrien du terme, occupant leur place non, justement, comme une place, mais comme ce qui leur est intrinsèquement dû. Les saturnales romaines, ou certains carnavals, en promouvant les jeux de hasard habituellement interdits, en effaçant les hiérarchies sociales, voire en les inversant, suggéraient que la répartition des places dans la société ne tenait pas tant à des différences de nature entre les hommes, qu’au fait que dans une hiérarchie tous les rôles doivent être tenus. « Il faut de tout pour faire un monde » : des puissants et des humbles, jouant chacun leur partition, participant à la plénitude ordonnée du cosmos social. (Un écho affaibli des pratiques carnavalesques s’est perpétué dans les foires, où on pouvait glisser sa tête dans un trou ménagé dans une cloison peinte et se faire photographier dans le costume des grands de ce monde.) La réversibilité momentanée des places faisait apparaître la structure sociale en tant que structure, primant sur la place que chacun y tenait, faisant de cette place aussi infime et subalterne soit-elle un lien entre soi et le monde. Parce que cette perception théâtrale de la société contribuait, au bout du compte, à la pérennité de l’ordre établi, certains voudront y voir un complot des puissants soucieux de mieux asseoir leurs positions. Il est plus vraisemblable que de telles coutumes se sont mises en place spontanément, et ont perduré parce que, dans le cadre ancien, elles exprimaient quelque chose de la vérité du monde. (L’hindouisme a poussé à l’extrême cette logique de la distribution et de la réversibilité des places, en inscrivant, à travers les métempsycoses, chaque existence, animale ou humaine, dans un concert cosmique où chaque être est invité à accomplir au mieux son incarnation présente.)

Si quelqu’un, dans un livre, décrit la façon dont Aristote concevait l’esclavage, on pourra en isolant une phrase de cette description prétendre qu’il est esclavagiste, etc.
Il serait facile, en découpant autrement mes textes, de me présenter comme quelqu’un d’extrême-gauche. (Quel intérêt il est vrai, du moment que je ne suis pas sans mélange ? De la gauche à la droite on va de la pureté à la fange, et la fange reste la fange d’être additionnée de bassines d’eau pure, tandis qu’une goutte de fange suffit à retirer à l’eau sa pureté. Alors moi qui suis aussi crotté qu’un coureur de cyclo-cross à l’arrivée d’une épreuve !)
Je pourrais continuer à propos des autres points relevés dans l’article, à ceci près que la lassitude me prend. Que les passionnés du fichage continuent leur oeuvre. Qu’ils me répertorient comme fasciste, nazi, de doubleplusultra-droite, aux mille phobies si ça leur chante. Qu’ils élèvent leurs digues jusqu’au ciel pour protéger le monde du foyer infectieux, d’une stupéfiante virulence, que je représente, j’en serai d’autant plus tranquille.

Avec tous mes vœux pour l’an de grâce 2024,
Amicalement,
Olivier

NB. Qu’entendent exactement par « fascisme » celles-et-ceux qui vouent leur existence à lutter contre ? Aude Vidal, dans un article intitulé « La Décroissance : quand le “journal de la joie de vivre” courtise la fachosphère », donne une indication : « J’utilise le mot fascisme dans le sens que lui donne une amie historienne. C’est une idéologie qui tente de déchirer le corps social aux dépens de minorités et dans un intérêt bien compris. » Mais à ce compte, les partisans de la lutte des classes, qui tentent de déchirer le corps social aux dépens de la minorité bourgeoise et dans l’intérêt bien compris du prolétariat, devraient être considérés comme fascistes. Manifestement, quelque chose ne va pas dans la définition. L’amie historienne d’Aude devrait travailler un peu plus ses concepts – que je sache à quoi m’en tenir sur mon propre compte.

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5 Commentaires

  1. Pierre D.

     /  22 janvier 2024

    Je ne peux pas être engagé. A part la droite, il n’y a rien au monde que je méprise autant que la gauche.
    Et d’abord quelle gauche ? La gauche gluante d’humanisme sirupeux des eunuques à la rose ?
    Quelle droite? La droite des fumiers où la rose est éclose ?

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  2. étienne

     /  22 janvier 2024

    Bonjour.
    « naiveté d’enfant gâté » ? D’abord, d’aller causer avec des gens de droite n’implique pas nécessairement de la naiveté ou de l’angélisme, ensuite vouloir vivre ensemble implique peut-être d’envisager un pardon possible, et enfin, grand malheur car je ne trouve plus la référence (c’était dans la revue de presse de « Lieux communs »), mais les gens de droite et de la campagne semblent moins obtus que ceux de gauche de la ville, référence que je vis avec bonheur.
    Au plaisir
    étienne

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  3. Paul Cudenec, mis en cause lui aussi, avait répondu sur son blog dès le 2 décembre :

    https://paulcudenec.substack.com/p/targeted-and-smeared-by-the-fake

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  4. Debra

     /  17 janvier 2024

    Je lis Olivier Rey avec plaisir ici, même si je trouve que le torchon en question n’était pas vraiment digne d’une réponse. Il faut bien choisir ses ennemis, et pas descendre dans l’arène avec n’importe qui, surtout les indignes.

    On pourrait dire que de drôles de choses se passent quand le trône et l’autel sont perçus somme étant en danger, même s’il s’agit de la République.
    C’est un moment où on ressort tout ce qui peut être ressorti du tiroir pour se rassurer qu’on sait bien qui est l’ennemi, car par le passé, on a bien fini par les déterminer, les définir, les ennemis. Leur mettre une étiquette.
    Tout est bon pour définir l’ennemi quand on n’a pas vraiment une bonne idée de ce qui se passe, et pour cause.
    Ce qu’on a sorti du tiroir : le « fascisme », « L’Eglise Catholique », les vieux épouvantails, en quelque sorte, et par paresse intellectuelle, même peut-être par ignorance, et incapacité de penser, d’observer. En essayant de tenir au loin l’impression que tout va trop vite maintenant, qu’on carbure à l’urgence, qu’on est contrôlé du matin au soir, qu’une grosse bête nous a avalés tout crus, et nous déchiquète.
    Très douloureux, tout ça. Inquiétant. Le degré de peur panique est hallucinant. Cela suinte… sur la place publique, dans le regard de nos enfants, même de nos animaux domestiques. Un décrochage de civilisation tel qu’il en a eu par le passé, certes, mais pour beaucoup d’entre nous, nos vies ont été confortables depuis pas mal de temps. Nous n’avons pas été préparés pour cela.
    Quand je dis à mes amis qu’Adolf Hitler avait un portrait de Henry Ford dans son bureau, je les vois perplexes dans l’ensemble. En quoi c’est important, ça ? Quel rapport avec le fascisme ? Adolf Hitler est mort depuis longtemps maintenant. En quoi son monde est le nôtre ? En quoi son idéal est toujours le nôtre, d’ailleurs, qu’on soit de droite ou de gauche, avec ces étiquettes si rassurantes pour des gens qui ont besoin d’être rassurés ?
    Les étiquettes sont trompeurs, et font partie de la mystification. Elles servent bien à ceux qui ont besoin d’être mystifiés, même s’ils ne le savent pas.
    Les étiquettes servent aussi à rassembler les gens dans les… camps. Le mot « camp » vient du latin, et il est en rapport avec un emplacement militaire.
    Ce n’est pas anodin.
    Enfin.. pour « gauche » et « droite », il serait opportun de se souvenir qu’un parti politique ne peut pas être le même selon qu’il est au pouvoir, ou dans l’opposition. Il est de nature différente, et l’exercice du pouvoir le change. Un parti politique qui est au pouvoir peut-il être révolutionnaire ? Cela a-t-il un sens ? Je ne sais pas. Je n’ai pas une bonne réponse à cette question.

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  5. Cher Olivier Rey,

    « Le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle antifascisme », écrivait Pasolini, dans ses Lettres luthériennes, vos tribulations en donnent une illustration, parmi cent autres. Mais cette publication m’inspire un commentaire, dont pour partie, j’ai puisé la matière dans un courrier adressé à Vincent, sur le même thème.

    Dans les années 70 du siècle dernier, avec les situationnistes, nous professions l’inanité du clivage droite/gauche : « droite du capital, gauche du capital », telle était la formule. Cette récusation n’était pas banale comme elle l’est devenu de nos jours. De fait, cinquante ans plus tard à fortiori, sauf situation particulière en quelque région du monde, ou dans tel ou tel village (celle des Brésiliens qui, la mort dans l’âme peut-être, préfèreront apporter leurs voix à un corrompu comme Lula plutôt qu’à un cinglé dangereux comme Bolsonaro), il n’y a pas grand sens à vouloir opérer une distinction entre partis politiques de gauche et partis politiques de droite, entre les conservateurs qui sont incapables de préserver quoi que ce soit et la gauche prétendument progressiste qui insulte la mémoire de ceux qui, partout sur la planète, se sont levés pour le triomphe de ses idéaux, endurant la prison, l’exil ou la mort.
    Mais c’est précisément ce dont il faut se souvenir : si la gauche a régulièrement désarmé les ouvriers, quand elle n’a pas elle-même réprimé leurs insurrections, comme en Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale, et en quelques autres lieux à diverses époques, il n’en reste pas moins qu’elle a mobilisé à travers le monde, et qu’elle mobilisait encore il n’y a pas si longtemps les types humains les plus attachants, les esprits les plus éclairés, les plus nobles, les plus généreux (ce qui n’exclut pas un certain nombre de psychopathes et de laquais, évidemment, comme tous les partis en trimballent).

    J’ai voyagé deux ans en Amérique latine dans les années 70. Je ne sais pas ce qu’il en est de nos jours, mais je peux vous assurer qu’il y avait alors un gouffre entre les gens de gauche et les gens de droite, lesquels ne nous auraient même pas adressé la parole, à nous, jeunes marginaux aventuriers, voyageurs. Les jeunes de gauche et d’extrême gauche nous accueillaient au contraire avec enthousiasme, avec chaleur, avec émotion, avec des démonstrations fraternelles dont nous n’avions même pas idée, nous qui venions d’un monde en voie de dessèchement, et que nous contribuions à dessécher (c’était un temps où voyager était une aventure humaine, où la différence existait pour de vrai, mais où beaucoup de facteurs permettaient de se rapprocher et de se comprendre : la foi révolutionnaire, plus que la foi en Dieu en était une).
    L’exemple de l’Espagne franquiste va dans le même sens. Je ne méprise pas celui des croisades et de la chevalerie, je ne dis pas que tous les gens de droite sont mauvais, mais on ne peut tout confondre. Les défenseurs de l’Alcazar de Tolède étaient peut-être des idéalistes, au bénéfice du doute, mais je ne les mets certainement pas sur le même plan que les paysans anarchistes d’Aragon, les activistes de la FAI, les instituteurs libertaires ou les syndicalistes de la CNT.
    Ignorer cette dimension, historique, humaine, imaginaire, raisonner comme si le passé n’existait, est en soi une prise de parti. Macron, lui, le fait délibérément, mais c’est pour effacer notre mémoire, pour semer la confusion et l’oubli dont il a besoin pour faire prospérer ses entreprises.

    Donc « je dis et écrit ce que je pense, sans stratégie ni arrière-pensées, là où je me trouve convié à le faire, voilà tout », dans « Krisis », à la Convention de la Droite, à « Valeurs actuelles », dans « l’Incorrect » ou pourquoi pas dans « L’Humanité » ou dans « L’Écho de la mode », dont acte. Mais il y a une naïveté d’enfant gâté à tomber ainsi de la lune. Et s’il est ridicule aujourd’hui de s’en prendre à l’Église catholique, ou à l’Académie française, ou au concours de Miss France, il convient aussi de se souvenir des prêtres qui bénissaient les canons et les armées franquistes. Peut-on enfin passer par pertes et profits la boucherie de 14-18, les basses-fosses, les galères, les potences et les fusillés « pour l’exemple, comme si les Amis de Durruti et les maures de Franco allaient se réconcilier dans leur tombe, les 20 000 morts de la Commune et les Versaillais, les militants de l’Union populaire et les tortionnaires de Pinochet ?

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