Jean-Philippe Qadri, « Pierre Teilhard de Chardin. Un affligeant florilège »

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Jean-Philippe Qadri,
« Pierre Teilhard de Chardin. Un affligeant florilège »

Inédit, été 2018

 

 

Abréviations utilisées dans le texte

AE            L’Activation de l’énergie, Paris, Le Seuil, 1963
EP            Être plus, Paris, Le Seuil, 1968
EH            L’Énergie humaine, Paris, Albin Michel, 1962 (coll. « Points Sagesses »,    2002)
PH            Le Phénomène humain, Paris, Le Seuil, 1955 (coll. Points Sagesse, 2007)
PHN         La Place de l’Homme dans la Nature, Paris, Albin Michel, 1956 (coll. Spiritualités, 1996), écrit en 1949 pour résumer et contourner l’interdiction de publier Le Phénomène humain

§1 [1916]
« Il me semble que c’est une obligation fondamentale, pour l’homme, de tirer de soi et de la terre tout ce qu’elle peut donner ; et cette obligation est d’autant plus pressante  que nous ignorons absolument quelles limites, peut-être encore éloignées, Dieu a posées à notre connaissance et à notre puissance naturelles. Grandir et se réaliser le plus possible, telle est la loi immanente à l’être. En nous ouvrant des aperçus sur une Vie plus divine, je ne puis croire que Dieu nous ait dispensés de poursuivre, même dans son plan naturel, l’œuvre de la Création. Il me semble que ce serait “Le tenter” que de laisser le Monde aller son train, sans essayer de mieux le dominer et de mieux le comprendre. Il faut s’efforcer de diminuer la mort et la souffrance. »
— EP, p. 25-26, citant Genèse d’une pensée (Lettres de 1914 à 1919) (Grasset), 8 septembre 1916, p. 157-158

§2 [1916]
« Ne penses-tu pas que c’est une question de loyauté et de “conscience”, de travailler à extraire du Monde, tout ce que le Monde peut contenir de vérité et d’énergie ? Rien ne DOIT rester “intenté” dans la direction du plus-être. »
— EP, p. 25, citant la lettre du 4 août 1916 (Genèse d’une pensée, p. 148)

§3 [1916]
« Non, le Progrès humain ne saurait, à cause de son indiscutable et légitime autonomie, être suspecté comme une Force dangereuse (toute force n’est-elle pas dangereuse ?), ou régulièrement condamné comme une manifestation ou un aiguillon du Mal. Il a sa place essentielle dans les desseins de la Providence. Ne vient-il pas à nous ailé et nimbé à la manière d’un ange, lui, humble frère de la Révélation, et, avec elle, messager destiné à guider notre avance sur la route de la Vie ? »
— EP, p. 27, citant Écrits du temps de la guerre (Grasset), La maîtrise du monde et le règne de Dieu, 20 septembre 1916, p. 80.

§4 [1918]
« Vraiment, la Foi chrétienne est l’agent de transformation par excellence, la force organisatrice suprême de l’Univers. C’est elle, en dernier ressort, qui règle tous les Hasards et libère toutes les Puissances de la Terre. »
— EP, p. 45, citant Écrits du temps de la guerre (Grasset), La Foi qui opère, 28 septembre 1918, p. 326.

§5 [1918]
« Par la Science, elle [la Foi chrétienne] poursuit la froide et exacte lumière qui l’aidera à enchaîner les déterminismes entre eux. »
— EP, p. 44, citant Écrits du temps de la guerre (Grasset), La Foi qui opère, 28 septembre 1918, p. 325.

§6 [1921]
« Notre devoir d’Hommes est d’agir comme si les limites de notre puissance n’existaient pas. Devenus, par l’existence, les collaborateurs conscients d’une Création qui se poursuit en nous pour nous mener vraisemblablement à un but (même terrestre) bien plus élevé et éloigné que nous ne pensons, nous devons aider Dieu de toutes nos forces, et manipuler la matière comme si notre salut ne dépendait que de notre industrie.

Mais ceci accordé, je vous ferai l’observation suivante qui, bien comprise, suffit à débarrasser la conquête scientifique du Monde de tout esprit d’orgueil et de dureté : quels que soient les progrès de la Science dans la maîtrise de la Matière et dans l’art de déclencher les puissances de la vie, nous n’avons pas à redouter que ces progrès nous obligent jamais logiquement à relâcher, nous pouvons être sûrs au contraire qu’ils ne serviront qu’à tendre plus impérieusement, en nous, les ressorts de l’effort moral et religieux. »
— EP, p. 62, citant Science et Christ ou analyse et synthèse, 27 février 1921, in : Science et Christ (Le Seuil), p. 56-57

§7 [1932]
« Savoir plus, et pourvoir plus, afin d’être plus pris par Dieu. Cette ambition a pu paraître coupable à l’aurore de l’Humanité, quand les premières énergies déchaînées se retournaient contre leurs audacieux libérateurs. Elle a pu sembler oiseuse aux premiers chrétiens quand l’Univers physique semblait n’avoir ni passé ni avenir. Elle est devenue pour nous la plus belle expression du devoir moral et de l’adoration, maintenant que nous avons compris la valeur de l’œuvre qui se poursuit à travers nos vies. »
— EP, p. 103, citant La Route de l’Ouest (inédit), 8 septembre 1932.

§8 [1937]
« Sur ce terrain, les apôtres du “birth-control” (encore qu’animés trop souvent par le désir étroit de soulager des peines individuelles) nous auront rendu un grand service : celui d’ouvrir nos yeux à l’anomalie d’une société qui s’occupe de tout sauf d’organiser le recrutement de ses propres éléments. Or l’eugénisme ne se limite pas à une simple sélection des naissances. Toutes sortes de questions connexes s’y rattachent, à peine soulevées encore, malgré leur urgence. Quelle doit être, par exemple, l’attitude de fond à adopter, vis-à-vis des groupes ethniques fixés ou décidément peu progressifs, par l’aile marchante de l’Humanité ? La Terre est une surface fermée et limitée. Dans quelle mesure doit-on y tolérer, racialement ou nationalement, des aires de moindre activité ?  Plus généralement encore, comment faut-il juger les efforts que nous multiplions, pour sauver, dans les hôpitaux de toutes sortes, ce qui n’est souvent qu’un déchet de vie ? Quelque chose de profondément beau et vrai (je veux dire la foi en la valeur irremplaçable et aux ressources imprévisibles contenues dans chaque élément personnel) se cache évidemment sous cette opiniâtreté à tout sacrifier pour sauver une existence humaine. Mais cette sollicitude de l’Homme pour son prochain individuel ne devrait-elle pas s’équilibrer d’une passion plus haute, naissant de la foi en cette autre personnalité supérieure qui est attendue, nous le verrons, de la réussite terrestre de notre évolution ? Jusqu’à quel point le développement du fort (si tant est qu’on puisse clairement définir celui-ci) ne devrait-il pas primer la conservation du faible ? Comment concilier, dans un maximum d’efficience, le soin à prodiguer aux blessés, avec les nécessités supérieures de l’attaque ? En quoi consiste la vraie charité ? »
— EH, p. 166-167, « L’Énergie humaine » (1937)

§9 [1937]
« Nous éclatons, ou bien nous nous écrasons les uns contre les autres, de puissance. De cette peine, nous voudrions encore nous soulager en limitant la Force. Impossible tentative, et du reste immorale. Notre guérison est dans la découverte d’une issue naturelle et féconde où faire passer la surabondance qui nous opprime. – Un excès toujours plus grand d’énergie libre, disponible pour des conquêtes toujours plus vastes, voilà ce que le monde attend de nous et ce qui nous sauvera. »
—  EH, p. 177, « L’Énergie humaine » (1937)

§10 [1937]
« Nous nous trouvons arrivés en ce moment à la limite des progrès réalisables par efforts individuels. La science attend maintenant, pour se constituer véritablement, que nous la poursuivions avec des moyens d’ampleur industrielle. Tout essayer, jusqu’au bout. Cette formule ne prendra sa valeur que lorsque l’expérimentation scientifique se trouvera organisée à une échelle non seulement nationale, mais humaine. »
— EH, p. 178, « L’Énergie humaine » (1937)

§11 [1939]
« À côté des canons monstres et des énormes cuirassés, il y a dès maintenant les télescopes géants, les électro-aimants ultra-puissants, les machines industrielles à briser les atomes… La recherche est sortie des amusements de l’enfance. Elle est devenue l’occupation grave, centrale, vitale de l’homme devenu adulte. Voilà qui devrait frapper nos yeux bien plus que tous désordres politiques et tous malaises sociaux, si seulement nous savions regarder le monde autour de nous. »
— EH, p. 178, « La Mystique de la Science » (mars 1939)

§12 [1940]
« Une Terre dont les “loisirs” toujours accrus et l’intérêt toujours plus en suspens trouveront leur issue vitale dans  l’acte de tout approfondir, de tout essayer, de tout prolonger. Une Terre où les télescopes géants et les broyeurs d’atomes absorberont plus d’or et susciteront plus d’admiration spontanée que toutes les bombes et tous les canons. Un Terre où, non seulement pour l’armée groupée et subventionnée des chercheurs, mais pour l’homme de la rue, le problème du jour sera la conquête d’un secret et d’un pouvoir de plus arrachés aux corpuscules, aux astres ou à la matière organisée. Une Terre où, comme il arrive déjà, c’est pour savoir et être plutôt que pour avoir, qu’on donnera sa vie. »
— EP, p. 125, citant Le Phénomène humain (Le Seuil), juin 1940, La Terre finale, p. 311 = PH, p. 281-282

§13 [1940]
« L’Homme est irremplaçable. Donc, si invraisemblable soit la perspective, c’est qu’il doit aboutir, non pas nécessairement, sans doute, mais infailliblement. […] Et maintenant qu’à l’Homme devenu adulte s’est ouvert le champ des transformations mentales et sociales, les corps ne changent plus appréciablement […] ou s’ils changent encore, ce ne sera plus que sous notre industrieux contrôle. »
— PH, p. 278, 279-280

§14 [1940]
« Quand une fois l’Humanité aura reconnu que sa première fonction est de pénétrer, d’unifier intellectuellement, et de capter, pour comprendre et maîtriser encore plus outre, les énergies qui l’entourent, aucun danger pour elle de se heurter à une limite extérieure dans ses épanouissements. Un marché commercial peut se combler. Nous finirons quelque jour, quitte à leur substituer autre chose, par vider nos mines et nos puits de pétrole. Rien ne saurait apparemment sur Terre ni saturer notre besoin de savoir, ni épuiser notre pouvoir d’inventer. Car de l’un comme de l’autre on peut dire : crescit eundo[1]. »
— PH, p. 282

§15 [1940]
« On peut prédire que si nous allons vers une ère humaine de la Science, cette ère sera éminemment une ère de la Science humaine : l’Homme connaissant s’apercevant enfin que l’Homme “objet de connaissance” est la clef de toute Science de la Nature.

[…] Et l’Homme […] cette solution de tout ce que nous pouvons connaître…

Jusqu’ici, par préjugé ou par crainte, la Science a constamment tourné autour de l’Objet humain sans oser l’aborder de face. Matériellement, notre corps paraît si insignifiant, si accidentel, si transitoire, si fragile… Pourquoi s’en occuper ? – Psychologiquement, notre âme est incroyablement subtile et complexe. Comment la raccorder à un Monde de lois et de formules ?…

Or, plus nous faisons d’efforts pour éviter l’Homme dans nos théories, plus les cercles que nous décrivons autour de lui se resserrent, comme si nous étions happés dans son tourbillon. […]

[…] déchiffrer l’Homme, c’est essentiellement chercher à savoir comment le Monde s’est fait, et comment il doit continuer à se faire. Science de l’Homme : Science théorique et pratique de l’Hominisation. Approfondissement du Passé et des Origines. Mais bien plus encore expérimentation constructive se poursuivant sur un objet continuellement renouvelé.
Le programme est immense, et sans autre fin que celle de l’avenir.
Soi et achèvement du corps humain, d’abord. Vigueur et santé de l’organisme. Tant que dure sa phase d’immersion dans le “tangentiel”, la Pensée ne peut s’élever que sur ces bases matérielles. Or, dans le tumulte des idées dont s’accompagne l’éveil de l’esprit, ne sommes-nous pas en train de physiquement dégénérer ? […] Nous avons certainement laissé pousser jusqu’ici notre race à l’aventure, et insuffisamment réfléchi au problème de savoir par quels facteurs médicaux et moraux il est nécessaire, si nous les supprimons, de remplacer les forces brutales de la sélection naturelle. Au cours des siècles qui viennent il est indispensable que se découvre et se développe, à la mesure de nos personnes, une forme d’eugénisme noblement humaine.

Eugénisme des individus, – et par suite eugénisme aussi de la société. De ce grand corps, fait de tous nos corps, nous trouverions plus commode, et nous inclinerions même à estimer plus sûr, de laisser les contours se déterminer tout seuls par le jeu automatique des fantaisies et des poussées individuelles. Ne pas interférer avec les forces du Monde !.… Toujours le mirage de l’instinct et de la prétendue infaillibilité de la Nature. Mais n’est-ce pas le Monde tout justement qui, aboutissant à la Pensée, attend que nous repensions, pour les perfectionner, les démarches instinctives de la Nature ? À substance réfléchie, arrangements réfléchis. S’il y a un avenir à l’Humanité, cet avenir ne peut être imaginé que dans la direction de quelque conciliation harmonieuse du Libre avec le Plané et le Totalisé[2]. Distribution des ressources du globe. Régulation de la Poussée vers les espaces libres. Usage optimum des puissances libérées par la Machine. Physiologie des nations et des races. Géo-économie, géo-politique, géo-démographie. L’organisation de la Recherche s’élargissant en une organisation raisonnée de la Terre. Que nous le voulions ou non, tous les indices et tous nos besoins convergent dans le même sens : il nous faut, et nous sommes irrésistiblement en train d’édifier, au moyen et au-delà de tout Physique, de toute Biologie, et de tout Psychologie, une Énergétique humaine. »
— PHLa Terre finale, juin 1940, p. 283-285

§16 [1940]
« L’Homme ne continuera à travailler et à chercher que s’il conserve le goût passionné de le faire. Or ce goût est entièrement suspendu à la conviction, strictement indémontrable à la Science, que l’univers a un sens, et qu’il peut, ou même qu’il doit aboutir, si nous sommes fidèles, à quelque irréversible perfection. Foi au progrès. »
— PH, p. 286

§17 [1940]
« Nous pouvons considérer scientifiquement une amélioration presqu’indéfinie de l’organisme humain et de la société humaine. »
— PH, p. 286

§18 [1940]
« J’estime que le monde moderne n’a qu’une chose à faire : aller sans hésiter jusqu’au bout de son intuition. »
— PH, p. 228

§19 [1940]
« Si le Progrès est un mythe, c’est-à-dire si devant le travail nous pouvons dire : “À quoi bon ?”, notre effort retombe, entraînant dans sa chute, puisque nous la sommes, toute l’Évolution. »
— PH, p. 232

§20 [1940]
« Savoir pour savoir. Mais aussi, et peut-être davantage encore, savoir pour pouvoir. […] [250] […] Pouvoir plus pour agir plus. Mais, finalement et surtout, agir plus afin d’être plus

Jadis, les précurseurs de nos chimistes s’acharnaient à trouver la pierre philosophale. Aujourd’hui notre ambition a grandi. Non plus faire de l’or, – mais de la Vie ! Et qui donc oserait dire, à voir ce qui se passe depuis cinquante ans, que ce soit là un simple mirage ?… Par la connaissance des hormones, ne sommes-nous pas à la veille de mettre la main sur le développement de notre corps, – et du cerveau lui-même ? Par la découverte des gènes, n’allons-nous pas bientôt contrôler le mécanisme des hérédités organiques ? Et, par la synthèse imminente des albuminoïdes, n’allons-nous pas être capables, un jour, de provoquer ce que la Terre, laissée à elle-même, ne semble plus pouvoir opérer : une nouvelle vague d’organismes, – une Néo-Vie, artificiellement suscitée ? Au vrai, quelque immense et prolongé qu’ait été, depuis les origines, le tâtonnement universel, bien des combinaisons possibles ont pu échapper au jeu des chances, qu’il était réservé aux démarches calculées de l’Homme de faire apparaître. La Pensée perfectionnant artificieusement l’organe même de sa pensée. […] Oui, le rêve dont se nourrit obscurément la Recherche humaine, c’est, au fond, de parvenir à maîtriser, par-delà toutes affinités atomiques ou moléculaires, l’Énergie de fond dont toutes les autres énergies ne sont que les servantes : saisir, réunis tous ensemble, la barre du Monde, en mettant la main sur le Ressort même de l’Évolution.

À ceux qui ont le courage de s’avouer que leurs espérances vont jusque-là, je dirai qu’ils sont les plus hommes des hommes, – et qu’il y a moins de différence qu’on ne pense entre Recherche et Adoration. Mais qu’ils remarquent bien le point suivant, dont la considération va nous acheminer graduellement vers une forme plus complète de conquête et d’adoration. Si loin que la Science pousse sa découverte du Feu Essentiel, si capable devienne-t-elle un jour de remodeler et de parfaire l’élément humain, elle se retrouvera toujours, au bout du compte, face au même problème posé : comment donner à tous et à chacun de ces éléments leur valeur finale en les groupant dans l’unité d’un Tout Organisé ? »
—   PH, juin 1940, L’Esprit de la terre, p. 249, 250-251

§21 [1940]
« Sous l’influence combinée de la Machine et d’un surchauffement de la Pensée, nous assistons à un formidable jaillissement de puissance inoccupée. L’Homme moderne ne sait plus que faire du temps et des puissances qu’il a déchaînées entre ses mains. Nous gémissons sous cet excès de richesses. Nous crions au “chômage”. Et pour un peu nous essaierions de refouler cette surabondance dans la Matière dont elle est sortie, – sans remarquer ce que ce geste contre nature aurait d’impossible et de monstrueux. »
— PH, p. 252-253

§22 [1940]
« Au train où vont les choses, nous nous écraserons bientôt les uns sur les autres, et quelque chose explosera, si nous nous obstinons à vouloir absorber dans le soin donné à nos vieilles masures [les États-nations délimités pas des frontières] des forces matérielles et spirituelles taillées désormais à la mesure d’un Monde. […]

La paix dans la conquête, le travail dans la joie : ils nous attendent, au-delà de tout empire opposé à d’autres empires, dans une totalisation intérieure du Monde sur lui-même, – dans l’édification unanime d’un Esprit de la Terre. »
— PH, p. 253

§23 [1940] Dit autrement :
« Sous l’effet de la Réflexion, et des redéploiements que celle-ci entraîne, les chaînes se ferment ; et la Noosphère tend à se constituer en un seul système clos, où chaque élément pour soi voit, sent, désire, souffre les mêmes choses que tous les autres à la fois.

Une collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de super-conscience. La Terre non seulement se couvrant de grains de Pensée par myriades, mais s’enveloppant d’une seule enveloppe pensante, jusqu’à ne plus former fonctionnellement qu’un seul vaste Grain de pensée, à l’échelle sidérale. La pluralité des réflexions individuelles se groupant et se renfonçant dans l’acte d’une seule Réflexion unanime.

Telle est la figure générale sous laquelle, par analogie et par symétrie avec le passé, nous sommes conduits scientifiquement à nous représenter dans l’avenir cette Humanité hors de laquelle nulle issue terrestre ne s’ouvre aux exigences terrestres de notre Action. »
— PH, p. 251-252

§24 [1941]
Face à la question « comment ce Progrès va pouvoir se poursuivre longtemps au train dont il va sans que la Vie n’éclate sur elle-même ou ne fasse éclater la Terre sur laquelle elle est née » (EP, p. 127, citant L’Avenir de l’Homme (Le Seuil), Réflexions sur le Progrès, 30 mars 1941, p. 95), la « grande espérance » qu’il promeut est identifiée à « un goût passionné de grandir, d’être, voilà ce qu’il nous faut. Arrière donc les pusillanimes et les sceptiques, les pessimistes et les tristes, les fatigués et les immobilistes ! La Vie est perpétuelle découverte. La Vie est mouvement. » (id.)

§25 [1945]
« Pour la philosophie ancienne, être c’était surtout connaître. Pour la philosophie moderne, être devient synonyme de croître et devenir »
— EP, p. 139, Science et Christ (Le Seuil), Action et Activation, 9 août 1945, p. 221.

§26 [1947]
« Le Règne du Christ, auquel nous sommes voués, ne saurait s’établir, dans la lutte ou dans la paix, que sur une terre portée, par toutes les voies de la Technique et de la Pensée, à l’extrême de son humanisation »
— EP, p. 144, Science et Christ (Le Seuil), Sur la valeur religieuse de la recherche, 20 août 1947, p. 263.

§27 [1949]
« Et, en ce moment décisif où, pour la première fois, il prend (lui, l’Homme) scientifiquement conscience de la forme générale de son avenir terrestre, ce dont il a le plus immédiatement besoin, peut-être, c’est de s’assurer, pour de fortes raisons expérimentales, que l’espèce de dôme (ou de cône) temporo-spatial où son destin l’engage n’est pas une impasse […] mais que ce fuseau cosmique correspond, au contraire, au rassemblement sur soi d’une puissance destinée à trouver, dans l’ardeur même dégagée de sa convergence, la force suffisante pour percer toutes limites en avant, – quelles qu’elles soient. »
— PHN, p. 221

§28 [1949]
« Comme j’ai eu l’occasion de le dire et de le redire en maintes occasions, rien n’est plus injuste, ni plus vain, que de protester et de lutter contre le chômage grandissant auquel nous conduit inexorablement la Machine. Sans les multitudes automatismes qui se chargent de faire travailler “tout seuls” les divers organes de notre corps, aucun de nous, évidemment, n’aurait les “loisirs” de créer, d’aimer, de penser – les soins de notre “métabolisme” nous absorbant tout entiers. Semblablement (et toute part faite aux troubles liés à l’utilisation d’une main-d’œuvre trop brusquement relâchée), comment ne pas voir que l’industrialisation toujours plus complète de la Terre n’est rien autre chose que la forme humano-collective d’un processus universel de vitalisation qui, dans ce cas comme dans tous les autres, ne tend, si nous savons nous y orienter convenablement, qu’à intérioriser et à libérer.

En présence des torrents de puissance inutilisée déjà dégagée par la convergence (si peu avancée soit-elle cependant) de la masse humaine, un réflexe trop commun (geste absurde et contre nature !) est de rechercher à refouler ce déchaînement inquiétant. – Mais la véritable manœuvre n’est-elle pas plutôt de canaliser le flot suivant la pente où l’entraîne inévitablement son inclinaison naturelle : je veux dire, dans le sens de la Recherche ?

[…] la Recherche est bien vraiment […] la forme native et naturelle revêtue par l’Énergie Humaine à l’instant critique de la libération. »
— PHN, p. 222-223, 225.

§29 [1949]
« Après l’invention ‟privée”, fruit du tâtonnement solitaire, l’invention collective, résultat de la Recherche totalisée !
Et nous voici du même coup portés au cœur de notre sujet.
Car enfin, étant donné les relations ci-dessus observées entre resserrement planétaire, dégagement d’Énergie humaine libre, et finalement montée de la Recherche, une Humanité soumise à la Socialisation de compression, n’est-elle pas synonyme d’une Humanité qui s’arc-boute sur elle-même pour trouver ? Et pour trouver quoi, finalement, sinon le moyen de se supra- ou du moins ultra-hominiser [note 1 : ‟Ultra-hominiser” – comme on dit ultra-violet : ce terme exprimant simplement l’idée d’un Humain se prolongeant au-delà de lui-même sous une forme mieux organisée, plus ‟adulte” que celle que nous lui connaissons.]. »
— PHN, p. 228

§30 [1949]
« Jusqu’à l’Homme (produit ultime et suprême de cette Évolution de première espèce), des arrangements qui se calculent, s’ajoutent et se combinent dans la Noosphère. En vérité, n’est-ce pas là l’Évolution qui ramasse ses puissances dans un effort de type nouveau, rendu possible par la conscience qu’elle a prise d’elle-même ? une Évolution (Évolution réfléchie) de deuxième espèce ? »
— PHN, p. 229

§31 [1949]
« […] favorisée par la multiplication soudaine des moyens ultra-rapides de voyage et de transmission de pensée […], rendue possible par le jeu même de cette innervation sociale (opération jamais encore tentée à une pareille échelle, ni avec de pareils éléments de nature !), l’éventualité révolutionnaire se découvre à l’esprit d’un rejaillissement concerté de la Recherche sur l’intelligence même dont elle émane : la cérébralisation collective (en milieu convergent) appliquant la fine pointe de son énorme puissance à compléter et à perfectionner anatomiquement le cerveau de chaque individu.

À compléter, d’abord. Et ici je pense à ces extraordinaires machines électroniques (amorce et espoir de la jeune ‟cybernétique”) par lesquelles notre pouvoir mental de calculer et de combiner se trouve relayé et multiplié suivant un procédé et dans des proportions qui annoncent, dans cette direction, des accroissements aussi merveilleux que ceux apportés par l’optique à notre vision.

Et à perfectionner, ensuite ;ce qui peut se concevoir de deux façons : – ou bien par mise en circuit de neurones déjà tout prêts à fonctionner, mais encore inutilisés (et comme tenus en réserve) dans certaines régions (déjà repérées) de l’encéphale, où il s’agirait seulement d’aller les réveiller ; – ou bien, qui sait ? par provocation directe (mécanique, chimique ou biologique) de nouveaux agencements. »
— PHN, p. 231

§32 [1949] Bref,
« la cérébralisation […] se refermant sur elle-même dans un processus de self-achèvement », vive « l’auto-cérébralisation de l’Humanité », ce « nouveau régime d’évolution biologique, dans lequel les individus, tout en fonctionnant encore comme chaînons[…] s’affirment surtout […] comme éléments constitutifs du ‟cerveau noosphérique” (organe de la réflexion collective humaine) »
— PHN, p. 231

§33 [1949] Alors certes,
« sous conditions que les réserves planétaires de tous ordres ne viennent pas à lui manquer, le mouvement d’ultra-hominisation en cours – auto-entretenu, ou même auto-accéléré, comme il se présente – semble échapper (au moins par le plus essentiel de lui-même) aux menaces habituelles de la sénescence. »
—   PHN, p. 232

§34 [1949] Petit nuage :
« Si, avant que l’Humanité n’arrive à maturation, la planète devenait inhabitable ; si prématurément le pain venait à y manquer, ou les métaux nécessaires – ou, ce qui serait bien plus grave encore, la quantité ou la qualité de substance cérébrale requise pour emmagasiner, transmettre et accroître la somme des connaissances et d’aspirations formant à chaque instant le germe collectif de la Noosphère : – alors évidemment, ce serait le raté de la Vie sur Terre ; et l’effort du Monde pour se centrer jusqu’au bout n’aurait plus qu’à se tenter ailleurs, en quelque autre point des cieux. »
— PHN, p. 240

§35 [1949] Mais sur ce sujet,
« il ne semble pas que les chances d’échec soient à craindre. Du point de vue ressources matérielles et temps disponible, la Vie sur Terre semble se développer avec une marge suffisamment large (ou suffisamment extensible par développement technique, – je songe ici aux réserves d’énergie physique) pour que, dans cette direction, aucun danger sérieux ne s’annonce, – sauf momentanément, du côté de la destruction des terres arables. Et, du point de vue des ressources cérébrales, il est remarquable d’observer comment jusqu’ici, pour satisfaire aux tâches toujours plus variées et spécialisée de la progression humaine, les éléments humains surgissent et se relaient, en nombre suffisant et à point nommé : comme sous l’effet rassurant d’un mystérieux métabolisme noosphérique. »
— PHN, p. 241

§36 [1949]
Donc, et avant tout, préoccupation fondamentale d’assurer (nutritivement, éducativement, sélectivement) un eugénisme croissant du type zoologique humain à la surface de la Terre.

Mais aussi, et plus encore, effort toujours plus tendu de découverte et de vision, animé par l’espoir de mettre peu à peu, tous ensemble, la main sur les ressorts profonds (physicochimiques, biologiques et psychiques) de l’Évolution.
— « Le Sens de l’espèce chez l’Homme » (1949), in : AE, p. 209.

§37 [1949]
« l’Homme n’est plus seulement l’ouvrier, – mais l’objet– d’une auto-évolution aperçue comme coïncidant, à son terme, avec une Réflexion concertée de toutes les réflexions élémentaires humaines se réfléchissant entre elles. »
— « Le Sens de l’espèce chez l’Homme » (1949), in : AE, p. 209.

§38 [1951]
« En avant de nous, donc, par le jeu continuellement accéléré d’une Réflexion collective, rien de moins, par-delà une large frange d’Ultra-humain, que l’accès à un Foyer ultime où l’Humain, à force de concentration, parvienne à rejoindre quelque Trans-humain. »
— « Un seuil mental sous nos pas : du Cosmos à la cosmogénèse » (1951), in : AE, p. 270.

§39 [1951]
« Besoin urgent d’un Eugénisme généralisé (racial autant qu’individuel) orienté, par-delà toute préoccupation économique et alimentaire, vers une maturation biologique du type humain et de la Biosphère.

Et, simultanément, nécessité de tracer au plus vite les grandes lignes d’une Énergétique spirituelle vouée à l’étude des conditions sous lesquelles le goût humain d’auto- et d’ultra-évoluer, actuellement dispersé en cent formes diverses de foi et d’amour, a des chances de se grouper sur soi, de se conserver, et de s’intensifier, – à la demande et à la faveur du nouveau régime où nous venons d’entrer : celui d’un Monde en état réfléchi de self-transformation. »
— « La Convergence de l’univers » (1951), in : AE, p. 308-309.

§40 [1953]
« Et nous voilà effectivement portés au cœur des difficultés soulevées par le problème de savoir si, et jusqu’où, il est physiquement (planétairement) possible, pour l’Homme, de se trans- ou ultra-hominiser. »
— « L’énergie d’évolution » (1953), in : AE, p. 390.

 

Remarques

– plusieurs textes de Teilhard de Chardin sont disponibles sur le site « les classiques des sciences sociales » : http://classiques.uqac.ca/classiques/chardin_teilhard_de/chardin_teilhard_de.html

– Pour le reste, livres consultés à la bibliothèque de l’université de lettres Bordeaux Montaigne.

– Je n’ai pas repris le texte « Quelques réflexions sur le retentissement spirituel de la bombe atomique », qu’on trouve sur Gallica (ça vaut le détour !) :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5607536z/f228

 

 

 

Annexe
Teilhard de Chardin aujourd’hui

 

Jean-Louis Schlegel a présenté récemment une défense de la pensée de Teilhard de Chardin : « Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ? », Esprit, 2017/3, mars-avril, p. 68-75.

Dominique de Gramont (énarque, administrateur civil honoraire du ministère de l’Économie et des Finances), passionné de théologie et de technique (qu’il appelle « la toute-puissance de l’homme »), fait mieux encore, en disciple parfait de Teilhard de Chardin, qu’il convoque dans son livre le Christianisme est un transhumanisme (Cerf, 2017, 4de couv : Et si Jésus était le cyborg ultime ?), écrit en opposition frontale avec d’autres penseurs chrétiens critiques du transhumanisme[3].

Résumé de la thèse du livre dans la critique parue dans la Nouvelle Revue théologique, 2018/3 (tome 140), p. 496-497 :

Le christianisme serait donc une « antireligion », car outre René Girard,  Gramont se revendique de l’analyse de D. Bonhoeffer sur la nécessité de « passer à l’âge adulte » pour le christianisme, en suivant l’homme contemporain émancipé des religions infantilisantes. C’est alors au tour de Teilhard de Chardin de rentrer en lice, comme représentant d’un christianisme transhumaniste : pour notre auteur, en effet, le transhumanisme est un « grand récit » d’un nouveau genre, suscitant l’adhésion des masses et dont la réalisation future ne fait aucun doute. Mais cette réalisation peut mener à la disparition de l’humanité ou bien à sa « transfiguration », nous dit Teilhard : pour ce dernier, la technique – qualité essentielle du propre de l’Homme – fait partie intégrante de l’ascension vers le « Point Oméga » et ne peut être condamnée que par un pessimisme bien loin de l’espérance chrétienne. Le transhumanisme est le prochain combat de la chrétienté, qui a pour tâche de lui éviter de céder à ses démons pour le diriger vers l’accomplissement dans le Christ.

Dans un entretien récemment diffusé sur radio Notre-Dame[4], Dominique de Gramont explique (plus ou moins) sa position, éminemment theilardienne et anti-ellulienne (dans son livre, il moque Ellul qu’il qualifie de « prophète au noir de la technique ») :

« Le christianisme est le transhumanisme. Il est le transhumanisme en ce sens que c’est la parole d’Irénée : “Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu”. […] la source c’est la 2épître de Pierre où il est question de “participation à la nature divine”[5]. Donc, c’est clair que nous ne sommes pas prisonniers de la condition humaine déjà – et c’est ensuite le vieux débat entre le “déjà là” et le “pas encore”, mais nous sommes en puissance en quelque sorte transhumains. »

« Le transhumanisme […] ça n’est pas que la durée de vie. Ceux qui se concentrent sur la durée de vie sont plutôt ceux qui font partie de l’école longéviste, autrement dit comment retarder le plus longtemps possible l’instant de la mort […] et en attendant en bon état. Il ne s’agit pas de vivre 150 ans, 200 ans, 300 ans à l’état de légume, ou à l’état végétatif ou connecté à des machines, il s’agit de vivre en bon état. Ça c’est le longévisme.

Mais il y a bien d’autres secteurs qui sont intéressés par le transhumanisme. Par exemple tout ce qui concerne l’intelligence artificielle, dont on fait grand cas aujourd’hui, tout ce qui concerne la fusion homme-machine ou le déport de l’homme sur des supports non biologiques. Il y a tout le monde absolument gigantesque paradoxalement des nanotechnologies, donc le longévisme n’est pas tout le transhumanisme. Le point commun du transhumanisme, en cela il s’oppose radicalement au christianisme, c’est que le transhumanisme considère l’homme comme un processus en cours de réalisation et donc en cours de dépassement, et si on en reste là, en quelque sorte, c’est non-assistance à homme en danger – en danger de mort. Donc pour le transhumanisme, l’homme peut être une machine à réparer, une machine à améliorer, il n’est pas prisonnier de son essence. La pensée transhumaniste est non-essentialiste alors que le chrétien, lui, est essentialiste en ce sens qu’il tient sa condition de la paternité divine, avec retour promis à la paternité divine. Dès lors, le problème suivant se pose : est-ce que cette essence définit l’homme, emprisonne l’homme ? Ou est-ce que cette essence est une invitation à dépasser la condition qui nous est proposée ? Et moi, ma façon de lire les Évangiles, c’est de constater que lorsque l’intendant se voit confié de l’argent par son maître, qui s’en va en mission, on ne sait pas pour combien de temps, il ne lui est pas demandé de bien garder l’argent, il ne lui est pas demandé de faire fructifier l’argent, il lui est demandé 200 %, pas 100 %. Alors qu’on fait des gorges chaudes contre les fonds spéculatifs à l’heure actuelle qui demandent 15 %. Par conséquent l’essence chrétienne n’est pas une essence carcérale. Elle invite à dépasser. Et nous devons assumer cette condition dépassement. Maintenant, lorsque j’en viens à dire que le christianisme est un transhumanisme, naturellement nous ne sommes pas transhumains dans la vie courante, c’est toute la difficulté du christianisme, et tout ce qui conduit certains nombres d’auteurs (je pense à René Girard) du côté de l’idée d’apocalypse, de catastrophe ou d’échec historique du christianisme. Évidemment, il y a des aspects du christianisme qui sont humainement inconcevables. Quand il est dit : “Aimez vos ennemis” … Je peux respecter mon ennemi, je peux diminuer la cruauté du traitement que je lui inflige, mais le but que j’ai si je fais la guerre, c’est […] imposer ma volonté. Clausewitz : j’impose ma volonté. C’est ça la vie humaine. Et dans ce type de commandement, le Christ, le christianisme est complètement transhumaniste. Il nous demande d’aller au-delà de la condition humaine, […] [de] vivre la condition humaine depuis l’eschaton– le paradis si vous voulez. […] Il y a des commandements qui sont trop puissants pour nous. […] Le fait d’assumer la condition chrétienne jusqu’au bout implique à mon avis ce renversement et implique que nous ayons conscience que nous sommes au-delà de l’homme. »

« J’ai quand même dit que le transhumanisme pur et dur, puisqu’il considère l’homme comme non-essentiel, est complètement à l’opposé du christianisme. Mais simplement il ne faut pas que le christianisme se laisse piquer le terme de transhumanisme parce que c’est lui qui est vraiment transhumanisme. […] les polémiques sur le terme de transhumanisme permettent de bien mesurer la puissance de notre christianisme, sa difficulté aussi, et de pas le laisser s’affadir. C’est pourquoi je termine avec Teilhard, puisque Teilhard, lui, a une pensée absolument magnifique mais qui renverse un certain nombre de tables. Non seulement il est contre le fixisme, mais il est contre le dualisme (le dualisme c’est “âme et esprit”… “âme et corps”, pardon). [Il] renverse complètement la table. Pourquoi ? Parce qu’il a lui-même employé le terme “transhumanisme”, il est intellectuellement […] dans cette démarche qui consiste à considérer que l’Homme est plus que l’homme, et va vers ce qu’il appelle la noosphère.

— Il a préparé intellectuellement le terrain à ce qui se passe aujourd’hui.

— Il l’a anticipé.

— Puisque vous parlez de corps, Dominique de Gramont, à un moment vous parlez de “corps projet”. Le corps devient un projet aujourd’hui. Est-ce que ce n’est pas un peu l’inverse de ce que l’on peut attendre d’un christianisme qui mise essentiellement sur des réalités invisibles et les réalités de l’au-delà ? Est-ce qu’il n’y a pas une vision absolument terrestre dans le transhumanisme, en tout cas tel que la technoscience le prépare ? Le christianisme fait reculer l’horizon de notre existence, le transhumanisme nous maintient dans cette existence-là, à tout prix. Non ?

— Mais je ne fais pas un éloge du transhumanisme…

— Oui mais on est bien obligé de passer par des techniques puisque ça va être un ensemble de techniques mises à notre disposition et à notre libre choix (si tant est que le choix demeure libre) d’augmenter ses propres performances. Qu’est-ce qu’on va faire quand on devra faire des choix ? […]

— Quel type de choix ?

— Par exemple […] mettre un implant cérébral pour que vous puissiez augmenter telle ou telle performance, réparer tel ou tel organe, ou augmenter votre mémoire, votre capacité. Qu’est-ce que vous faites ?

— Ça va pas se passer comme ça. […] Il va se passer que, pour répondre à certains besoins thérapeutiques, on va essayer diverses méthodes – et notamment pourquoi pas celle d’implants. Et si au meilleur des fidèles qui a un enfant épileptique, si on lui dit : “Avec un implant, ton fils, ta fille ne souffrira plus d’épilepsie”, il ne se posera aucun problème. Il acceptera bien entendu. […] Et peut-être qu’ensuite on trouvera une façon de remplacer des neurones ou de produire des neurones, d’inventer des neurones de remplacement. Étant donné mon grand âge je suis menacé par le cerveau réduit à l’état d’éponge, si on me propose de remplacer ces bouts d’éponge par des neurones tout neufs…

— Vous dites oui.

— Je ne sais pas.

— À quel prix ? Parce que cela va se payer. Tout le monde ne pourra pas se le payer.

— Ça c’est effectivement une autre question que les régimes de sécurité sociale risquent de complètement exploser […] mais ce n’est pas le cœur du sujet. »

Interrogé sur « la réalisation de ce transhumanisme » qu’il expose :

« Au nom de la santé, voire au nom de la compassion toutes les bornes seront franchies, toutes les barrières seront renversées parce qu’on ne résiste pas devant l’argument santé, on ne résiste pas devant le chagrin ou la souffrance d’un enfant. La morale change en cas de nécessité de santé.

— Pour vous le transhumanisme est synonyme de progrès, le progrès médical, en fait, vous le superposez… Revenons aux techniques de l’homme augmenté. Vous parliez d’une personne épileptique, si on lui proposait un implant cérébral pour qu’elle se guérisse de son mal, évidemment les personnes vont répondre favorablement, mais quand il s’agit d’externaliser sa mémoire ou de devenir dépendant de tel ou tel robot, etc., c’est la thèse de Fabrice Hadjadj, au contraire, c’est l’homme diminué dans le sens où je fais confiance, je deviens l’esclave d’un esclave, à quelque chose qui va être programmé par des machines, par quelqu’un d’autre que nous, qui me rendront dépendant…

— C’est la situation depuis toujours. On peut dire que l’invention de l’écriture a été dramatique pour la mémoire puisque toute la science, tout le savoir collectif, tous les mythes qui se transmettaient oralement, une fois écrit, il n’a plus été nécessaire de les apprendre, donc la mémoire a beaucoup diminué. À peu près toutes les techniques ont cette incidence. De même que l’invention de l’imprimerie a tué une corporation sympathique, celle des moines copistes, mais elle a considérablement changé les conditions d’expression de l’intelligence. Et nous sommes, à cet égard, dans un troisième temps, avec le numérique. Il y a eu l’écriture, il y a eu l’imprimerie, et il y a le numérique. Et à chaque fois il y  a des aspects qu’on peut considérer comme positifs, des aspects qu’on peut considérer comme négatifs, simplement tout cela doit se combiner avec les réflexions un peu vieilles de Virillo sur l’accélération de l’Histoire. Il y a infiniment plus et infiniment plus vite […].

— Puisqu’on doit faire œuvre de discernement, quelle est la part du transhumanisme qui est compatible avec ce christianisme, qui est en phase avec l’idée même de départ et puis la part de ce transhumanisme, la part noire, la part d’ombre, la face cachée, le côté apocalyptique, effrayant voire diabolique ?

— Tout transhumanisme, à un moment donné, se pose la question des frontières. D’abord, ce qui est faisable et pas faisable. Il faut tout de suite modérer tout ce que je dis dans le livre, qui reprend des auteurs ultraconnus comme Kurtzweil, Bostrom et compagnie […] Il faut quand même être raisonnable, il y a des auteurs raisonnables, français d’ailleurs pour la plupart, qui disent : Non, tout ça c’est bien gentil, mais d’une part on n’est pas sûr que cela va arriver (je suis loin d’être certain qu’on puisse transposer mon esprit, mon intelligence sur un support numérique, quant à transporter mon âme, je sais pas, mais comme je suis moniste avec Teilhard, ce n’est pas un problème pour moi)… Toujours est-il que qu’est-ce qui est faisable et quand ? Quand l’intelligence artificielle va-t-elle dépasser l’intelligence humaine ? Est-ce que c’est possible ? Est-ce que l’intelligence humaine peut être copiée, singée, imitée par un système qui fonctionne à base de oui t de non, sans corps physique, sans émotions, sans bêtise (peut-être la bêtise fait-elle partie de l’intelligence de l’homme) ? La première question est : Est-ce que c’est faisable ? Ensuite, il y a le problème de dire : Et si ces choses nous échappaient ? […] Comment empêcher ça ? C’est tout le thème d’Asimov (les robots d’Asimov et les lois d’Asimov). Les philosophes le plus souvent (je pense à Besnier, Habermas, etc.) font une sorte de retour au kantisme. Un néo-kantisme : […] je dois faire en sorte que tout ce que je fais puisse être porté comme loi universelle […]. Une morale de responsabilité, une morale de conviction […] et donc il faudrait implanter ça dans les machines. Est-ce que c’est possible ?… D’autres pensent qu’il faut enfermer ça dans un certain nombre de règles. Les fameuses trois règles d’Asimov. D’autres considèrent qu’il faut avoir en permanence le bouton Stop près de soi de façon à pouvoir arrêter si ça fait trop de dégâts. Mais on n’a jamais vu jusqu’à présent l’Homme renoncer à une technique. Jamais[6]. Et est-ce que la technique est autonome ou pas, est-ce que c’est elle qui conduit l’Homme ou est-ce que c’est l’Homme qui conduit la Technique ? Je ne sais pas. ce que je pense, in fine, c’est que, non pas les valeurs chrétiennes (je ne sais pas ce que c’est qu’une valeur), non pas la morale chrétienne (parce que la morale telle, que définie par le Christ quand il dit “Laissez les morts enterrer les morts” au pauvre garçon qui veut le suivre mais auparavant aller à l’enterrement de son père, c’est quand même gênant, ce que lui dit le Christ – tu laisses tomber ton père qui est mort, tu ne vas pas à son enterrement, tu me suis – ça c’est une morale transhumaniste, hein, au passage), donc, la foi chrétienne, la loi d’amour telle que l’a définie in fine, Teilhard[7], qui n’est pas contraignante (il ne définit pas ça comme une loi obligatoire, c’est un attracteur, une simple attraction), est-ce que cette façon d’envisager la relation entre l’homme et les choses qu’il produit n’est pas la meilleure ? Y compris pour les transhumanistes ? Y compris pour les transhumanistes athées ? Donc ce que je dis c’est que non seulement le christianisme est un transhumanisme, mais le transhumanisme athée a besoin du christianisme.

— Pourquoi ? Il n’est pas son exact opposé ?

— Euh…[8]

— Est-ce que ce n’est pas e, en réalité, la croyance d’une modernité désabusée qui a besoin de se donner des rêves à bon compte même si ceux-ci ne sont pas réalisables à très courte échéance ? […] On pourrait aussi parler du clonage, qui est le rêve par excellence.

— Le clonage est un peu passé de mode, dans le transhumanisme. […] Ce que j’essaie de dire, c’est que notre humanisme produit des choses qui nous donne espoir et qui lui font peur, parce que si la machine devient autonome et veut se passer de nous, là, nous devenons inutiles […]. Il y a espoir et il y a peur à la fois. Et qu’est-ce qui peut empêcher la machine de manger l’homme in fine ? Soit le droit soit la prudence, soit une technologie contre la technologie (beaucoup pense que c’est la solution). Moi je crois que le christianisme, en tant que religion transhumaniste, est précisément la solution dont a besoin le transhumanisme athée pour contenir ses propres œuvres et pour dépasser à la fois l’espoir fou et la crainte justifiée dans les créations de la Technique.

— Mais quelle est la définition du transhumanisme athée ? Parce [qu’on] va vous dire que la Technique est neutre : je peux faire tel ou tel implant, telle ou telle connexion, après tout que je sois athée ou pas qu’est-ce que ça change ? […] Je ne vois pas bien la frontière entre les deux : en quoi l’athéisme vient s’inviter dans l’histoire ?

— En fait le transhumanisme classique tel qu’il est dénoncé par les auteurs chrétiens habituels vient d’abord du fait qu’on a renoncé à l’idée d’homme. C’est Foucault.

— Vous êtes d’accord avec ceux qui dénoncent cet aspect-là ?

— Attendez… Ce que je dis, c’est que les philosophes ont trop joué avec le concept d’Homme, et finalement on en arrive à Sloterdijk, le philosophe allemand : finalement, Nietzsche a parlé de surhomme, Marx a parlé de prolétaire, Foucault a parlé d’une épistémè qui est appelée à disparaître, il n’y a plus d’idée d’Homme ; puisqu’il n’y a plus d’idée d’Homme il faut faire autre chose, il faut passer à autre chose. Donc fondamentalement, la justification philosophique, pas du tout assumée par les gens de Palo Alto etc., fondamentalement, le transhumanisme est absolument inéluctable dès lors que nous avons renoncé en philosophie à l’idée d’Homme. Et c’est pour cela que je reprends un titre qui rappelle Sartre, évidemment, l’Existentialisme est un humanisme (ce qui est absolument faux, c’est le contraire d’un humanisme : il n’y a que des situations, il n’y a pas d’hommes). Donc, on a tellement joué avec l’idée d’Homme qu’il n’y a plus d’idée d’Homme. D’où l’idée de passer à autre chose. Et cette idée, je ne vois pas comment la combattre autrement que par ce que j’appelle le néokantisme (qui est bien gentil, mais franchement, ça me paraît un peu léger…) – je pense que le christianisme, il a la solution.

— Il a les armes en fait pour redonner du sens à une idée qui était en perdition, qui a été dévoyée.

— Qui a été complètement ruinée par la philosophie. Si vous voulez, l’humanisme, à la base, cela consiste à dire à Dieu, qui est au centre de la scène : Tu vas te mettre côté cours ou côté jardin,  et moi je vais prendre la place au centre de la scène. L’Homme a été au centre de la scène à partir de la Renaissance. […] l’histoire de l’humanisme : on s’intéresse à l’Homme, et pas à l’âme ; à l’Homme central. Et il apparaît au cours des deux siècles qui suivent que l’Homme est un peu léger pour out supporter sur sa tête et donc on renonce à l’idée de l’Homme. Et puisqu’on renonce à l’idée d’Homme, il faut produire autre chose.

— Produire autre chose qui le dépasse… Pour que cela le dépasse positivement, vous estimez que là, le christianisme a son rôle à jouer pour de nouveau entrer dans l’Histoire…

— Si on dépasse l’Homme par la Technique, et si on suppose que c’est la Technique qui mène l’Homme et non pas l’Homme qui mène la Technique, à ce moment-là, le transhumain risque tout simplement ce qu’on appelle l’apocalypse, au sens vulgaire du terme, pas au sens de “révélation”. Une apocalypse, c’est-à-dire la catastrophe et là je reprends les thèmes de Jean-Pierre Dupuy sur son catastrophisme éclairé. Mais là, ce sera un catastrophisme obscur, complètement sans lumières. »

 

Extraits des revues et de la presse récentes

Eric Steinhart, « Teilhard de Chardin and Transhumanism », in : Journal of Evolution and Technology, vol.20, no1,     déc. 2008, p. 1-22
https://jetpress.org/v20/steinhart.htm

At the beginning of this paper, I offered five reasons for transhumanists to study Teilhard:(1) Teilhard is one of the first to articulate transhumanist themes; (2) Teilhard’s thought has influenced transhumanism, and several important transhumanists have developed Omega Point Theories; (3) Teilhard works out his transhumanist ideas in a Christian context; (4) transhumanism is likely to need to defend itself against conservative forms of Christianity; and (5) the future success of transhumanism may well depend on its ability to build bridges to liberal and progressive forms of Christianity. Transhumanism and Christianity share common themes and are likely to meet soon in a fateful way. Conservative Christians stand ready to condemn transhumanism as a heretical sect and to politically suppress the use of technology for human enhancement. A study of Teilhard can help in this defense. At the same time, a study of Teilhard can help transhumanists find potential allies among liberal and progressive Christians.

The last two reasons for studying Teilhard have a certain urgency. As the cultural profile of transhumanism rises, conservative Christian groups are beginning to notice it. There are two ways this encounter can go. On the one hand, the encounter can involve mutual hostility. The transhumanists and conservative Christians will denounce one another as enemies. Each side will attack a cartoon version of the other. Such hostility could be fatal for transhumanism in the West. On the other hand, the encounter can be more diplomatic. If transhumanists learn more about the similarities between Christianity and transhumanism, they can respond carefully and successfully to attacks. Since Teilhard is clearly in favor of the use of technology for human enhancement, and since his arguments for human enhancement are developed within a Christian framework, a study of Teilhard can help transhumanists defend against religious conservatives.

Transhumanists should also study other forms of liberal Christianity with which they have much in common (such as process theology). A dialogue with liberal Christian thought offers benefits. One benefit is that transhumanists can gain access to a greater audience. Another benefit is that transhumanists may be able to use liberal Christian ideas to further develop their own theories of social justice. A dialogue with liberal Christianity also offers dangers. One is that exposure to liberal Christianity will lead some transhumanists to rely more on faith and less on the hard practical work needed to sustain technical progress. However, I believe this danger can be met successfully if both groups stay focused on their common belief that human brains and hands must help build the future. By studying Teilhard, transhumanists can begin to argue that they are continuing what is best and brightest in the Christian tradition. It’s my hope the dialogue between liberal Christians and transhumanists can enrich and strengthen transhumanism.

 

Mark Hunyadi, « L’aléatoire préserve l’altérité. Réflexions sur le clonage », in : Champ psychosomatique, 2009/3, n55, p. 163-179 :

On notera en passant, par curiosité, que dans cet appel à la réflexivité sensé nous livrer un code de bonne conduite anthropo-technologique, Sloterdijk a été précédé par Teilhard de Chardin, qui dans son grand texte de 1955, Le phénomène humain, réclamait avec force l’avènement d’un eugénisme authentique, à la fois individuel et social : « Nous avons certainement laissé pousser jusqu’ici notre race à l’aventure, et insuffisamment réfléchi au problème de savoir par quels facteurs médicaux et moraux il est nécessaire, si nous les supprimons, de remplacer les forces brutales de la sélection naturelle. Au cours des siècles qui viennent il est indispensable que se découvre et se développe, à la mesure de nos personnes, une forme d’eugénisme noblement humaine. Eugénisme des individus, – et par suite eugénisme aussi de la société ». Et plus loin, cet appel à la réflexivité : « Mais n’est-ce pas le Monde tout justement qui, aboutissant à la Pensée, attend que nous repensions, pour les perfectionner, les démarches instinctives de la Nature ? À substance réfléchie, arrangements réfléchis » (Teilhard de Chardin P., 1955, pp. 284-285). Chez Teilhard de Chardin, Hottois (dont je n’ai pas parlé) et Sloterdijk,on retrouve le même modèle d’une auto-transcendance de l’humain qui doit devenir consciente d’elle-même.

 

Jean-François Braunstein, « Bioéthique ou philosophie de la médecine ? », in : Revue de métaphysique et de morale, 2014/2, n82, p. 239-256 :

Le véritable inventeur du terme « bioéthique » est le cancérologue américain Van Rensselaer Potter, professeur à l’université du Wisconsin, qui publie en 1970 un article, « Bioethics or the Science of Survival », repris l’année suivante dans son livre Bioethics or Bridge to the Future. Il est souvent rappelé qu’avec ce livre Potter appelle de ses vœux la construction d’une nouvelle discipline, une « science de la survie », qui permettrait de dépasser la célèbre opposition relevée par C. P. Snow entre les « deux cultures », celle des sciences et celle des humanités. Cette science de la survie devrait être « construite sur la science biologique et inclure des éléments de sciences sociales et d’humanités ». Cette nouvelle discipline permettrait ainsi de construire un « pont vers le futur ». Potter propose également, suivant en cela une vision utopique de Margaret Mead, de créer dans les universités des « chaires du futur » multidisciplinaires, et de constituer un « Conseil du futur ». Ce thème de la « multidisciplinarité » sera d’ailleurs rabâché par toute la bioéthique ultérieure.

La préoccupation majeure de Potter est celle de la survie de la « biosphère » menacée par la pollution et la surpopulation [n21 : Van R. Potter, dans ses écrits ultérieurs, parlera de « bioéthique globale ». Voir Global Bioethics, Building on the Leopold Legacy, East Lansing, 1988.]. Potter se réclame très explicitement de l’œuvre d’Aldo Leopold, auteur en 1949 du livre culte chez les écologistes, l’Almanach d’un comté des sables. Le livre de Potter est dédié « à Aldo Leopold, qui a anticipé l’extension de l’éthique à la bioéthique » et s’ouvre sur une longue citation où Leopold appelle de ses vœux une « éthique des relations de l’homme avec la terre et les animaux et les plantes qui croissent dessus [n22 : Van R. Potter, Bioethics. Bridge to the Future, Englewood Cliffs, 1971, p. V.] ».

À la lecture du livre de Potter, on constate que la bioéthique naît dans un climat à la fois inquiet et teinté de religiosité. Potter insiste sur l’importance de son expérience de cancérologue à l’origine du livre : « ce livre est un sous-produit de trente ans de recherches sur le cancer », années passionnantes mais qui ont « été loin du but s’agissant d’éliminer le fléau du cancer de l’horizon de l’homme »[n23 : Ibidem, p. VIII.]. Le cancérologue s’interroge sur la multiplication anarchique des cellules et se demande si nous ne sommes pas nous-mêmes « comme des cellules cancéreuses » : « Ne cessons-nous pas de nous multiplier et est-ce le destin de l’homme d’être pour la terre vivante ce que le cancer est à l’homme [n24 : Ibidem, p. 3.] ? »

Le livre est également traversé par l’idée que la « connaissance » est « dangereuse », dans la mesure où elle s’accroît plus vite que la « sagesse » qui devrait la diriger : « le sentiment croît que les scientifiques ont de plus en plus de difficultés à prédire les conséquences de leur travail, que la technologie est devenue l’apprenti sorcier de notre époque [n25 : Ibidem, p. 76.] ».

Tout le livre de Potter est pénétré d’une religiosité diffuse. Une « profession de foi bioéthique individuelle », composée de cinq « croyances » et de cinq « engagements » est encadrée au début et à la fin du livre. Une des références essentielles de Potter est l’œuvre de Teilhard de Chardin : un chapitre est consacré à « Teilhard de Chardin et le concept de fonction », où Potter explique ne pas partager les critiques que les biologistes classiques font à Teilhard. Il conclut que grâce à Teilhard le problème du « futur de l’homme est maintenant devenu un objet légitime de débat [n26 : Ibidem, p. 39.] ».

 

Gilbert Hottois, « Visage du trans/posthumanisme à la lumière de la question de l’humanisme », in : Revista Colombiana de Bioética, vol. 10, n° 2, juillet-décembre 2015, p. 157-174

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L’Obs, n2730, 02 mars 2017, p.78, « Faut-il avoir peur des machines ? », propos de Mark Alizart, philosophe :

L’informatique porte en elle une double dimension. Elle est à la fois universelle, en tant qu’elle rétablit une forme d’égalité entre tous les êtres – animés et inanimés – parce que tous sont le fruit d’une computation, de calculs et de programmes. Il y a autant de computation dans une volute de fumée de cigarette ou dans une tasse à thé que dans une pensée. C’est mystérieux. Mais l’informatique a aussi un caractère unitaire, comme l’unité du monothéisme, une unité trouée, incomplète, un peu mystérieuse aussi. Celui qui, au XXsiècle, a sans doute été le plus proche de penser cette fusion du passé et du futur, c’est Teilhard de Chardin. Novice à 18 ans, prêtre à 30, jésuite mais passionné par l’évolutionnisme, il a, au lieu de la perdre, fortifié sa foi dans une fusion qu’il résume par un concept : la noosphère. L’idée étant que si Dieu n’est pas à l’alpha –  au commencement du monde – il est peut-être à l’oméga, dans la convergence que l’esprit permet d’imposer à l’Univers. Les jésuites se sont aperçus que cette doctrine n’était pas compatible avec le christianisme. Ils lui ont donc interdit de publier, ce qu’il a accepté. C’est le drame de la vie de Teilhard. Des lettres et des copies ont circulé, mais ce n’est qu’à sa mort, en 1955, que ses textes sont devenus célèbres. Pour lui, si la biosphère est verte, la noosphère sera comme un manteau de lumière qui entourera la terre – une idée qu’il énonce bien avant qu’un satellite ait donné la moindre image de la terre vue du ciel la nuit, avec ses nervures de lumière –, manteau dans lequel il voit celui du Christ. Et sa réflexion se fait aussi politique car cette convergence spirituelle vers l’oméga ne pourra avoir lieu que quand chaque personne s’est ou se sera singularisée au maximum. C’est dans le singulier que s’opère l’universel de la noosphère. Or cette tension entre singularité et universalité, c’est internet. Ce qui nous arrive aujourd’hui a, d’une certaine manière, déjà été pensé.

 

L’Express, n3456, 27 sept. 2017, Laurent Alexandre, « La mort de la mort en six étapes », p. 12 :

La cinquième étape pour euthanasier la mort serait l’abandon de notre corps physique. Teilhard de Chardin a introduit en 1922 le terme de « noosphère » pour désigner la fusion des esprits, et donc la disparition de la conscience individuelle. Nous accepterions de devenir des intelligences dématérialisées immortelles mais sans corps physique en fusionnant avec des intelligences artificielles (IA).

 

La Vie, n3766, 22 mars 2018, « “Il s’agit de modifier collectivement l’ADN sociétal” », entretien avec Joël de Rosnay, p. 61 :

– Georges Bernanos a écrit : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Quelle réflexion cela vous inspire ?

Joël de Rosnay. – Cette phrase ne me parle pas du tout. Je préfère, de loin, cette autre : «Tout ce qui monte converge. » Elle est de Teilhard de Chardin, dont le concept de noosphère – ou sphère de la pensée humaine – n’est autre, à mes yeux, que l’écosystème numérique d’Internet. À titre personnel, je suis très actif sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter. Pourtant, je sens monter en moi une spiritualité laïque via, par exemple, la pratique de la méditation silencieuse. Et, plus généralement, une attitude bienveillante et solidaire qui m’aide à entretenir un riche réseau relationnel et amical. Êtes-vous croyant, me demande-t-on souvent ? Je réponds que je ne suis ni croyant ni déiste, encore moins créationniste, mais un « constatant ». En tant que scientifique, en effet, je n’ai pas à croire, a priori, à ceci ou cela. Mais force est de constater qu’un principe unificateur et organisateur régit l’univers.

 

 Les Échos, n22705, 30 mai 2018, p.11, « Intelligence artificielle : sortir du mythe pour servir le progrès »

Depuis la fin du XXsiècle, l’intelligence artificielle (IA) participe à la révolution numérique, qui a transformé le monde dans lequel nous vivons. L’ambition prométhéenne de cette discipline scientifique, née il y a un peu plus de soixante ans, est de modéliser, par des ordinateurs, l’ensemble des facultés intellectuelles.

Elle aurait pu s’avérer vaine, tant il est évident que l’intelligence humaine ne saurait se réduire à une série d’opérations logiques – le seul type d’« intelligence » accessible à une machine. Mais la mise en œuvre des techniques qu’elle a contribué à développer, qui recourt à une forte puissance de calcul, révolutionne notre rapport aux données.

Au sein de la seule Banque mondiale, une centaine de geeks travaillent aujourd’hui à temps plein sur des techniques de « machine learning » (apprentissage par la machine) issues de l’IA, pour traiter des données extrêmement riches, aujourd’hui largement sous-exploitées. A l’Agence française de développement, nous travaillons à utiliser ces techniques pour analyser les données déjà disponibles et évaluer les politiques publiques qui ont « réussi ». Elles vont nous servir également à estimer de manière rigoureuse la partie prévisible de l’impact du dérèglement climatique et des effondrements de biodiversité sur les infrastructures et, plus largement, le capital économique des pays du Sud – un enjeu considérable pour notre mission d’aide publique au développement, mais aussi pour la puissance publique, les secteurs privés et les assureurs du monde entier.

Le rapport rendu public en mars dernier par le député Cédric Villani préconise notamment une politique publique volontariste d’ouverture des données et plaide pour la constitution de « communs de la donnée », c’est-à-dire une gouvernance décentralisée et participative des données. « Dans certains cas, précise le rapport, la puissance publique pourrait imposer [aux acteurs économiques privés]l’ouverture, s’agissant de certaines données d’intérêt général.» Quant au traitement de ces données, le rapport rappelle à fort juste titre qu’il sera fait par d’autres que nous si, en France, nous n’investissons pas de manière massive dans la formation de nos jeunes scientifiques et ingénieurs.

Pour que l’IA devienne partie prenante d’un authentique projet politique, il faut sortir de la mythologie qui l’entoure. En premier lieu, se déprendre de l’illusion selon laquelle l’IA serait une innovation immatérielle. Les 20 000 milliards de requêtes quotidiennes sur les moteurs de recherche consomment une énergie importante. Les data centers où sont stockés les zettaoctets de données nécessaires pour satisfaire ces requêtes sont eux-mêmes très gourmands en énergie et responsables de plus de 2 % des émissions de gaz à effet de serre. En comparaison, le trafic aérien, lui, représente 3 % de ces émissions.

Aujourd’hui, certaines sociétés délocalisent leurs data centers au Groenland, de manière à réduire la facture énergétique du refroidissement de ces gigantesques banques de données… Autrement dit, ce que nous tissons aujourd’hui avec le numérique ne ressemble guère à la perspective écologique de la noosphère chère à Teilhard de Chardin : « Une collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de superconscience. » Nos réseaux numériques y ressembleront encore moins si nous laissons des acteurs dont la géopolitique n’est pas la nôtre (les Gafa, la Chine ou la Russie) traiter nos propres données à notre insu.

En second lieu, certains géants de l’Internet tentent de forger un imaginaire collectif de la singularité technologique. Cette dernière désigne un « moment » hypothétique, logé dans un avenir plus ou moins proche où, grâce à l’IA, les « robots prendraient le pouvoir ». Le plus souvent, cette prospective digne d’Hollywood s’accompagne d’injonctions politiques démobilisatrices, en particulier à l’intention des forces sociales qui luttent en faveur d’un monde commun plus humain : ces luttes s’inscriraient dans une vision dépassée puisque, bientôt, nous aurions vocation à entrer dans un monde sans histoire, où l’humain serait devenu superflu.

Redisons-le : la singularité est un mythe politique réactionnaire dénué de fondement scientifique. Débarrassée de la pensée magique, l’IA peut, au contraire, devenir un outil extraordinaire au service d’un humanisme progressiste, dont le projet politique, en matière numérique, reste à écrire.

Jean-Gabriel Ganascia, professeur à Sorbonne Université, est président du comité d’éthique du CNRS. [dans L’Obs du 2 mars 2017, p. 75 : « Jean-Gabriel Ganascia est professeur d’informatique, spécialisé en intelligence artificielle. »]

Gaël Giraud, directeur de recherche CNRS, est économiste en chef de l’Agence française de développement.

 

Notes

[1]« Il s’accroît en avançant »

[2]cf. « la totalisation technico-sociale » de la n.1, p. 282.

[3]. Franck Damour, la Tentation transhumaniste, Salvator, 2015 ; Henri-Jérôme Gagey, pour sa contribution dans Transversalité. Supplément 1. Trouble dans la définition de l’humain, Desclée de Brouwer, 2014 ; Fabrice Hadjadj, Jeanne et les posthumains, Éditions de Corlevour, 2015 ; Bertrand Vergely, la Tentation de l’Homme Dieu, Le Passeur, 2015 ; Jean-Pierre Dickes, l’Ultime transgression. Refaçonner l’Homme, DPF Chire, 2013.

[4]. « Le grand témoin », 5 juillet 2018  https://radionotredame.net/emissions/legrandtemoin/05-07-2018/

[5].Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, §460 : « Le Verbe s’est fait chair pour nous rendre “participants de la nature divine” (2 P 1, 4) : “Car telle est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu” (S. Irénée, hær. 3, 19, 1). “Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu” (S. Athanase, inc. 54, 3 : PG 25, 192B). “ Le Fils unique de Dieu, voulant que nous participions à sa divinité, assuma notre nature, afin que Lui, fait homme, fit les hommes dieux” (S. Thomas d’A., opusc. 57 in festo Corp. Chr. 1). » Cf. aussi saint Augustin, source de Thomas d’Aquin : Factus est homo Deus, ut homo fieret Deus (Sermon sur la Nativité).

[6]. Faux. Cf. Alain Gras, « Démystifier le fatalisme technologique », La Décroissance, n149, mai 2018, p. 10.

[7]. Cf. supra, §8, pour avoir une idée de la loi d’amour selon Teilhard de Chardin !

[8]. L’auteur semble avoir oublié qu’il a dit effectivement cela, au début de l’entretien, pour berner son auditeur…

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