Paul Kingsnorth, « L’écofascisme est notre avenir »

Version imprimable de L’écofascisme est notre avenir

Paul Kingsnorth

L’écofascisme est notre avenir

Publié le 24 juillet 2021 sur le site UnHeard 


Les chiffres étaient connus, et tout le monde pouvait voir ce qui advenait : au moins dix milliards d’âmes d’ici à la fin du siècle. Chacune exigeant nourriture, air, eau, ainsi que les triomphants bénéfices de cette « économie mondiale » conquérante que les puissances occidentales avaient cajolée, menaçant ou séduisant le reste du monde depuis la fin de l’âge des empires. Désormais cette économie englobait tout, partout et chacun sur cette terre. Même sur les plus hauts sommets ou dans les forêts les plus profondes, il n’y avait plus d’échappatoire à ses produits, à sa vision du monde ou à sa connectivité 15G. La planète entière, des acajous aux employés de bureau, était devenue une « ressource », destinée à être scrutée et comptabilisée pour la croissance nécessaire et bénéfique de la machine mondiale.

Bien sûr, cette croissance s’accompagna de quelques effets secondaires : un climat changeant, l’effondrement des calottes glaciaires, la destruction massive des écosystèmes, la dévastation des forêts et le plus haut taux d’extinction connu en soixante millions d’années ; sans parler d’une polarisation sociale croissante et d’inégalités économiques massives. Tout le monde savait ça depuis la fin du XXe siècle, mais tous présumaient, ou supposaient, que quelqu’un allait régler le problème. Après tout, le Forum économique mondial était sur le coup, tout comme Bono et cette jeune fille suédoise, ou ces cinglés qui s’habillaient en dinosaures et s’enchaînaient aux ponts. Ce genre de choses faisait partie des meubles depuis tellement longtemps que les gens n’y prêtaient même plus attention.

Mais ça ne marchait pas : tout allait à vau-l’eau depuis que le rapport sur les Limites à la croissance avait correctement prédit, en 1972, ce qui nous attentait. Dans les années 2020, il devenait désagréablement évident que les prédictions du rapport – raillées ou ignorées par les grands et beaux esprits de l’époque – s’avéraient étonnamment précises. La montée en flèche de la consommation mondiale avait engendré une demande croissante de ressources, qui venaient à s’épuiser alors que les sols et les écosystèmes se trouvaient dégradés par l’activité humaine, conduisant à une hausse des prix, des conflits sociaux et politiques, un délitement des écosystèmes et un effondrement civilisationnel imminent. Les Limites à la croissance avaient identifié la période entre 2008 et 2030 comme le moment où l’effondrement commencerait à se faire pressant, avec comme preuves du dépassement une croissance au point mort, une instabilité climatique et un taux de mortalité en hausse, associés à des bouleversements sociaux. Et cela s’est avéré.

Même les apôtres du Progrès et du Développement les plus dévoués pouvaient percevoir ce qui s’écrivait sur le mur. Quelque chose de radical devait être fait. Les écolos de la vieille école qui, en réponse aux Limites à la croissance, avaient prêché des idées iconoclastes telles que la « décroissance », la vie simple, l’agriculture bio ou le bienfait des feuilles d’orties, n’avaient plus aucun message audible dans un monde de besoins, face à des consommateurs occidentalisés tous polarisés sur leur droit à une connexion wifi bon marché. Et puis tout le monde en avait assez d’être harcelé par des gens comme eux. Les environnementalistes les plus responsables – du genre de ceux qui portaient des complets veston et écrivaient des articles engagés à propos du besoin regrettable mais nécessaire de l’énergie nucléaire et de la géo-ingénierie – le savaient très bien. Les solutions devaient être massives, courageuses et mondiales.

Finalement, alors que se multipliaient les feux de forêt et les sécheresses, que s’accélérait la fonte des glaces et que s’effondraient les circuits d’approvisionnement, un choix difficile s’est présenté : soit un plan ambitieux pour sauver la Terre, soit un effondrement dans la barbarie. C’est du moins ainsi que les médias l’ont vendu et, de toute façon, comme cela était prévu depuis longtemps, personne ne s’en souciait vraiment. Nous étions d’ailleurs tous enfermés dans la machine : tous dépendants de ses largesses pour manger, dormir et travailler. Plus les choses empiraient – et elles empiraient vite –, plus grossissait l’appétit pour des actions ambitieuses et fermes à l’échelle planétaire. Et, depuis la pandémie de Covid-19, chacun avait pris l’habitude d’obéir aux autorités et de se soumettre à la surveillance de ses faits et gestes afin d’éviter une catastrophe de masse.

C’est ainsi que s’installa l’empire global, largement dans les temps. Les grandes compagnies, ONG bien établies, États, entités régionales, entraînant dans leur sillage quantité de caniches intellectuels ou médiatiques, consolidèrent avec une facilité irréprochable leur « Green New Reset », ou peu importe le nom qu’ils lui donnent aujourd’hui. Le nouveau monde serait progressif, inclusif, ouvert, durable, non-genré et, par-dessus tout, extrêmement rentable. La continuelle assimilation de toute forme d’écosystème, de culture, de point de vue et de mode de vie en conflit avec le progrès serait réalisée de manière à garantir la neutralité carbone. La machine mondiale durable – intelligente, interconnectée, perpétuellement contrôlée, constamment en marche – engloberait tout et chacun, produisant pour tous des bénéfices en cascade. Le vieux rêve occidental serait finalement atteint : le monde deviendrait un. Un marché, un ensemble de valeurs, une manière de vivre, une manière de voir.

Lorsque certains écologistes réalisèrent à qui ils avaient vendu leur âme, il était trop tard. Mais après tout, quelle aurait été l’alternative ? Les tenants du small-is-beautiful, avec leurs chandails parfumés au patchouli et leur discours des années 70 sur les limites et la souveraineté, avaient depuis longtemps été mis au ban, traités d’écofascistes, exilés dans des petites fermes et des habitats coopératifs avec leurs exemplaires cornés de La Convivialité et autres livres jaunis écrits par des hommes blancs morts. Maintenant qu’un authentique écofascisme se dessinait à l’horizon – une fusion mondiale du pouvoir de l’État et des grandes sociétés pour la course au progrès qui aurait, comme à un fier grand-père, fait verser une larme à Mussolini –, plus rien ne pouvait lui faire obstacle.

Contrairement aux précédents empires, celui-ci savait prendre soin de son image : des éoliennes plutôt que des cuirassés, des photos d’enfants souriants plutôt que des uniformes. Il utilisait un langage éco-compatible et inclusif tout en annexant des terres, en drainant les richesses vers le haut, et en recouvrant les paysages naturels de technologies renouvelables bourrées de métaux rares (une nécessité regrettable, mais temporaire : l’extraction minière durable des astéroïdes était en bonne voie). Voir comment la richesse et le pouvoir semblaient rester essentiellement entre les mêmes mains donnait une impression étrange ; étrange également le fait que cette crise écologique déferlante semblait ne jamais cesser, alors que de nombreux milliardaires et des ONG avaient entrepris de mettre en œuvre de prometteuses solutions techniques. En fait, plus l’empire s’accrochait, plus tout semblait lui glisser entre les doigts. C’était comme si les solutions techniques elles-mêmes constituaient le problème.

D’année en année, l’inévitable s’est produit : le vieux piège du progrès s’est refermé comme une plante carnivore, digérant patiemment ses victimes. Les modifications génétiques et les « solutions » nanotechnologiques sont allées de travers, alors que les impénétrables systèmes de la Terre refusaient de se comporter comme les modèles informatiques l’avaient prédit. Le relargage massif de limaille de fer dans l’océan ne permit pas de séquestrer autant de carbone qu’espéré, provoquant un effondrement inattendu du nombre de baleines. Les technologies d’atténuation du rayonnement solaire financées par Bill Gates réussirent à faire baisser la température terrestre, mais cela enclencha des boucles de rétroaction qui diminuèrent la température bien plus que prévu, causant un effondrement massif de la production agricole et une grande famine, ce qui en retour provoqua des émeutes partout dans le monde. Le début des années 2040 vit la moitié de l’Afrique subsister pendant plusieurs mois en s’alimentant de nuées de criquets, tandis que la fine fleur de la Silicon Valley dînait de hamburgers d’insectes durables dans ses bunkers de Nouvelle-Zélande.

Fermes verticales, super-cochons génétiquement modifiés, éco-drones, ensemencement des nuages, réflecteurs spatiaux : tout avait été tenté, mais la trajectoire ne changeait pas. Les limites de la Terre refusaient de bouger. Pour l’Occident faustien, « sauver le monde » n’était qu’un autre moyen pour tenter de le contrôler. Mais Gaia, tout comme Dieu, ne serait pas raillée. La vie continuait mais pas la civilisation, et ce de moins en moins. Les villes s’effondraient, les eaux montaient et les déserts s’étendaient. Jeff, Mark, Richard et Elon partirent dans leurs fusées en orbite terrestre basse, chacun prétendant y être arrivé le premier, mais leur installation de cryogénisation dans le désert de Sonora subit un tragique épisode de dégel lorsque la ferme solaire autrefois connue sous le nom de Kansas fut détruite par une monstrueuse éruption solaire.

À la fin du XXIe siècle, les puits de pétrole s’asséchaient peu à peu, les métaux rares étaient épuisés, et l’avenir infiniment renouvelable de voitures électriques, d’énergie verte illimitée avait été remisé et oublié comme un embarrassant béguin de jeunesse. Les projets de mines sur astéroïdes ne quittèrent jamais la planche à dessin. La population atteignit un sommet et commença à chuter, en même temps que la densité du sperme. Les banlieues et les océans se vidèrent lentement, et l’Internet balbutiant devenait tellement infesté que même Mumsnet (1) s’affichait avec un avertissement. Tout le monde se disait que le progrès pourrait advenir correctement seulement si ces personnes n’en étaient pas responsables.

Plus important encore, une grande désillusion semblait s’étendre comme une tache d’encre sur les vestiges de l’Occident, et le fait qu’il n’y aurait pas de dénouement spectaculaire devenait clair pour chacun. Il n’y avait ni révolution ni restauration ; pas de Star Trek, mais pas de Matrix non plus. Pas de robots soldats à combattre et personne en train de construire une Étoile de la mort. Le mieux que quiconque pouvait faire à ce point de la courbe descendante du capitalisme industriel était un vaisseau spatial petit et malingre construit par un gérant de librairie glorifié, qui pourrait se maintenir dans l’espace pendant trois minutes. La fin du monde s’avéra ressembler moins à Terminator qu’à une préquelle de Star Wars : des années d’attente, et puis une grande déception.

Autrement dit, c’était le cours routinier de l’histoire, tandis que le dernier projet humain grandiose sombrait en un long et grinçant déclin. Finalement, l’apocalypse s’est avérée être… ennuyeuse. Mais cela n’aurait pas dû nous surprendre. Le mot apokalypsis, en grec ancien, veut tout simplement dire dévoilement ou révélation. Durant une apocalypse, quelque chose que nous avons tous besoin de voir se trouve exposé, mais nous refusons de le voir. Ce que nous vîmes, alors que s’effondraient nos illusions, c’était que nous n’avions vraiment jamais eu le moindre contrôle. Le monde nous demeurait incompris, tout autant que notre place en son sein. Nous y venions comme des conquérants, des rustres et des agresseurs, plutôt que comme des amoureux ou des amis. Nous étions tellement obsédés par l’orbite de la Terre que nous avons oublié de prêter attention à ce sur quoi nous tournions.

L’humanité moderne s’était retournée contre le créateur et la création mais, comme attendu, sa rébellion a échoué. Désormais l’horizon post-apocalyptique appartient à ceux qui l’ont toujours su, les moines, les ermites, les anachorètes et les tribus forestières ; aux travailleurs des marges, s’efforçant constamment d’améliorer les vies humaines et non humaines, sans pour autant en faire étalage. Aux petites nations et aux habitants des lisières, aux taiseux et aux sans-ambitions. Aux vers de terre et aux hérissons timides, aux plantes drageonnantes et aux oiseaux toujours en vols, qui se nourrissent dans les ruines du dernier empire déchu. À ceux qui avaient fait sécession et qui, plutôt que l’épuiser, ont entretenu le fragile réservoir de la vie.

Au XXIIIe siècle, certains de ceux qui se souvenaient encore de ce qui s’était passé (reconstituer les faits était tâche difficile car tout ce qui avait de l’intérêt avait été stocké sur « l’Internet », devenu obsolète) relevaient avec une certaine ironie que la société issue des décombres de l’ère de la machine ressemblait étrangement à celle proposée par ces éco-fanatiques de jadis : fondée sur la terre, sur des basses technologies, centrée sur la communauté, rassemblée autour d’un récit religieux et se méfiant grandement de toute glorieuse ambition. Dans sa plus grande part, l’Angleterre ressemblait désormais au XIVe siècle, à l’exception des radios CB et de meilleurs soins dentaires. Là-bas, en Amérique, les Amish avaient acheté la plus grande partie de ce qui avait jadis été l’État de New York. Et les rescapés de la culture hippie du nord-ouest du Pacifique avaient commencé à restaurer les déserts laissés par les méga-cités des années 2070. Les pales des éoliennes géantes avaient été tordues pour en faire des socs de charrue. Les humbles avaient enfin – après un très long détour – hérité de la Terre.

 

Note
1. Littéralement, « l’Internet de maman » : forum Internet destiné aux parents et particulièrement populaire au Royaume-Uni [NdT]. 


Traduit en août 2022 par des Amis de Bartleby

https://www.paulkingsnorth.net

 

 

Poster un commentaire

1 commentaire

  1. Debra

     /  11 août 2022

    Je suis inscrite à un lieu sur Substack où Paul Kingsnorth écrit en anglais. (En passant, je préfère le lire en anglais, mais c’est normal.)
    Cela fait un peu plus d’un an que je suis inscrite sur ce lieu… virtuel, et que je lis des essais de Kingsnorth, offerts à ses abonnés, qui ont le droit de commenter (et je commente, comme d’autres).
    Kingsnorth écrit sur sa perception de la machine, et ce qu’il dit a à voir avec ce qu’on peut lire sur « lesamis », avec une différence importante, je crois, car Kingsnorth est un converti très récent à l’orthodoxie roumaine chrétienne. Il fait partie d’une génération qui n’a eu aucune éducation religieuse, et qui découvre Jésus, le Christ, sur le tard. Ce n’est pas du tout mon cas. De 16 ans son aînée, j’ai baigné dans les histoires de l’Ancien Testament pendant mon enfance, et suis allée à l’église jusqu’à l’âge adulte, avec le plus grand plaisir, d’ailleurs, car ce que j’y trouvais était beaucoup moins… obscurantiste que ce que j’entends en France en ce moment (mais c’était déjà là avant), se revendiquant de la Raison, et rien que de la Raison.
    Depuis un an que je fréquente les écrits réguliers de Kingsnorth, je vois que substack, le lieu où il les offre, a explosé son offre de contenu sur Internet. C’est fou, le nombre de personnes qui devient auteur, et propose du contenu…. payant, par abonnement, sur Internet.
    Je précise que je n’ai rien contre l’argent, contrairement à d’autres.
    Mais, mais, mais… je me souviens…
    Je me souviens des tout débuts de la télévision aux U.S., quand j’étais petite (début des années ’60). Je me souviens de toutes ces étoiles dans les yeux, des programmes intellectuellement, esthétiquement ambitieux, et je me souviens de très peu de… publicité. En 2007 et des poussières, je me souviens d’avoir tenté de regarder les J.O. sur la télé américaine, et d’avoir eu droit à des coupures de publicité toutes les 4 minutes à peu près. J’ai éteint. Cela n’en valait pas la peine.
    Il me semble que… Internet prend le même chemin que la télé maintenant, qui est le chemin du capitalisme triomphant très inféodé à la publicité, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la propagande.
    Et je me dis que… la machine, surtout, à l’heure actuelle, c’est les installations du numérique.
    Normalement… nous devrions pouvoir nous dire qu’Internet permet la globalisation de la propagande à une échelle que nous avons du mal encore à imaginer. Je crains que ce soit le cas.
    Alors… on va continuer à gober… le pire, pour avoir droit à des grains de riz du meilleur dans tout ce processus ?
    COMMENT LE JUSTIFIER ?? pas seulement pour nous, mais pour la planète.
    Je ne sais pas. Et oui, je suis ici, sur Internet, en train d’écrire ceci, je le sais…

    J’aime

Laisser un commentaire