Jacques Ellul, « Écologie et politique »

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Jacques Ellul
Écologie et politique
Combat Nature, 1991

C’est un débat qui n’est pas nouveau, mais qui devrait être encore approfondi. Je ne vais pas reprendre tous les arguments des diverses parties, et je me bornerai au rappel d’un fait historique, après tout comparable !

Il s’agit du grand débat mené en 1890-1906 entre les anarcho-syndicalistes et les socialistes. Ceux-ci étaient convaincus que si l’on fondait un parti socialiste, participant aux élections, accédant à l’opinion publique par les réunions électorales, obtenant des députés (et peut-être, qui sait, un ministère !), ils pourraient influencer toute la vie politique, faire adopter des mesures de type socialiste et aider de cette façon la société entière à évoluer vers le socialisme. En face d’eux, les anarcho-syndicalistes maintenaient une position radicalement révolutionnaire et affirmaient d’une part que l’on n’accéderait jamais à une société socialiste par des réformes faites par des députés, d’autre part que, à partir du moment où l’on entre dans le jeu des partis et des élections, on entre inévitablement dans une organisation de la société bourgeoise, et de ce fait, on aide celle-ci à fonctionner : donc, à un moment ou à un autre, on se fait inévitablement piéger. Et la suite a prouvé qu’ils avaient entièrement raison : ce sont de vigoureux socialistes (Millerand) ou syndicalistes qui, ensuite, une fois devenus députés et ministres (Briand, Clemenceau), sont devenus les plus ardents défenseurs de cette société. Bien entendu ils ont aussi fait passer quelques réformes favorables à la classe ouvrière… mais qui, en définitive, tendaient toutes à renforcer la société instituée, la société « bourgeoise », qui reste bourgeoise malgré les lois sociales et la sécurité du même nom !

Je vais ici être cruel

Je dirai que les écologistes entrant dans le régime politique actuel renforcent la société technicienne et enfoncent davantage encore l’homme « moderne » dans l’esclavage technicien.

On parlera bien entendu du succès extraordinaire des « Verts » en Allemagne. Et quel succès ? Ils ont fait reculer la pollution ? Le Rhin reste le fleuve le plus pollué d’Europe. Ils ont réduit les nuisances industrielles ? Les déchets (compte tenu de ce que l’Allemagne s’en débarrasse aussi chez les autres) ? Mais ils n’ont nullement modifié la course à la croissance indéfinie, la passion de la puissance technique et financière. Au contraire, au contraire ! Comme nous le constatons parfaitement depuis ces dernières années ! Que voulez-vous, il faut essayer de ne pas être des enfants de chœur, et de ne pas s’enthousiasmer parce qu’il y a un « parti politique »… différent (?), qui grignote à droite et à gauche ! Qu’est-ce que cela peut faire au « système » ?

Qu’on le veuille ou non, participer au pouvoir politique dans notre société, c’est inévitablement donner le primat à l’économique, c’est-à-dire, au second degré, au technique, quelles que soient les intentions. Qui osera proposer une économie d’austérité ? L’option inévitable n’est pas discutable : c’est la croissance. Ce qui implique une balance du commerce extérieur positive. Ce qui implique productivité à tout prix.

Il faut rappeler la petite mésaventure arrivée au premier ministre de l’Écologie dans le premier ministère socialiste en 1981 : le pauvre Bombard a fait un discours explosif dont le thème était : « En cas de conflit entre un intérêt écologique grave et une exigence économique, celle-ci devait passer en second. » Il fut révoqué huit jours après. C’était tout dire.

L’écologie politique était un petit appendice pour satisfaire une partie de l’opinion. Et après tout, il faut aussi rappeler que Giscard avait proclamé dans une lettre circulaire que l’on ne devait nulle part abattre un arbre sans en replanter aussitôt un de remplacement. Ça a bien fait rigoler tous les intéressés (les promoteurs et la direction départementale de l’équipement).

Que peut-on espérer dans ces conditions d’une participation politique ? Au mieux la création de « réserves », de « parcs naturels » (qui sont balayés sitôt qu’un intérêt économique s’y engage) et au pire, ce à quoi l’on assiste maintenant : on va sauver la « campagne » en la transformant en lieu de vacances, de tourisme et de résidences tertiaires. C’est-à-dire que l’on fait entrer la campagne dans ce qui caractérise la politique : le mensonge. Ce sera un mensonge de campagne qu’obtiendront les écologistes politiques, comme les socialistes politiques ont obtenu un mensonge du socialisme.

Être beaucoup plus radical 

En présence de la vulgarisation, évidente, du mot écologie, et des images plutôt fumeuses que cela évoque dans le public, bons sentiments (protéger les pauvres bêtes en voie de disparition), craintes diffuses ou recherche de coupables (le coupable tout désigné de la pollution de l’eau c’est toujours le paysan !), je dirais que les écologistes doivent d’abord avoir une pensée beaucoup plus ferme et une action en même temps qu’une doctrine beaucoup plus radicales. Je voudrais que d’une part on ose formuler une doctrine assez vaste et dure, et que d’autre part on ose également poser des questions sans échappatoire.

Je ne vais pas ici me livrer à un essai aussi considérable. Seulement, des questions comme celle-ci : il ne s’agit plus de savoir comment se débarrasser des déchets toxiques, mais par exemple : « Quels sont les produits dont l’usinage provoque en quantité la dioxine : est-ce que ces produits sont tellement indispensables à l’homme qu’il faille pour les obtenir prendre d’énormes risques ? » Autrement dit, il faut mettre en balance la valeur, l’utilité, la nécessité du produit obtenu et la gravité du danger créé. Et il faut refuser radicalement dans cette évaluation le bla-bla-bla sur : mais vous allez faire fermer des usines, et créer du chômage, et mettre notre balance commerciale en déficit… Toutes questions d’évidence, qui sont en réalité de fausses questions.

L’urbanisation est un scandale

Une doctrine globale de la société, de l’homme aussi, radicale : par exemple la très simple et totale situation de la concentration folle des populations et de la désertification des campagnes. Nous sommes là en présence de la « crux » la plus décisive, aussi bien de l’écologie que de l’économie. Il ne s’agit plus, comme l’« écologisme mou », de dénoncer « certains scandales de l’urbanisation ». Non : c’est l’urbanisation elle-même qui est depuis plus de cinquante ans le scandale.

Il faut aménager un étalement des populations sur l’ensemble du territoire et détruire les agglomérations urbaines buboniques. Bien entendu cela ne se fera jamais par mesures autoritaires. Mais par des déplacements d’intérêts : si vous rendez la vie du paysan plus attrayante, plus équilibrante, plus enrichissante, si vous assurez des services sanitaires, sociaux, scolaires, communicationnels meilleurs que ceux de la ville, si vous garantissez un logement rural supérieur à tous points de vue aux « grands ensembles », si vous offrez un travail rémunérateur et intéressant à la campagne, si vous soutenez une production rurale de qualité (contre les saletés des élevages en batterie et des légumes d’engrais), si vous garantissez des revenus normaux à tous les paysans, si vous empêchez le suréquipement « technique » (aboutissant à un endettement inépuisable), alors je suis certain que le fameux exode de la campagne vers la ville se retournera et que l’on assistera à un retour des chômeurs vers la campagne.

Je sais bien que l’on va crier devant ce « programme » que c’est impossible ! Et vous croyiez, vous, en 1950, qu’il était possible d’aller sur la lune ? Vous savez bien que les courants sociologiques irréversibles et impossibles à retourner, sont parfaitement « retournables » : l’exemple du communisme stalinien est une preuve énorme. Il n’était pas plus pensable en 1960 de retourner ce « mouvement de l’histoire » qu’aujourd’hui de renverser le mouvement démographique pour le rendre positif vers la campagne. Mais c’est vrai que cela remet tout en question dans notre orientation techniciste-industrialiste-capitaliste-ouvriériste.

Enfin on dira que c’est impossible parce que cela reviendra horriblement cher ! Et je prétends que si on met bout à bout les allocations chômage, les EMI… et autres mesures dites sociales, plus les gaspillages effrénés soi-disant culturels et les subventions pour soutenir les industries en faillite, je prétends qu’une politique de revalorisation de la production agricole, de la suppression du chômage par l’emploi agricole et de l’équipement socio-éducatif paysan ne reviendra pas plus cher au contraire. Voilà un exemple, seulement un exemple, de ce que pourrait être une doctrine écologiste radicale.

Combat nature, n° 93, mai 1991.
Réédité dans  La nature du combat, L’Échappée, 2021.

La-liberté-dans-un-monde-fragile

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1 commentaire

  1. Debra

     /  8 février 2023

    Beaucoup de questions en lisant ce texte.
    Premièrement, je remarque un assez grand nombre de points d’exclamation. Je me méfie des points d’exclamation. Je les utilise avec la plus grande parcimonie, même s’il m’arrive des fois de mettre des mots en majuscule (mais j’ai peut-être tort de faire ça, qui sait ?…).
    Je vois un petit effet de fébrilité dans le point d’exclamation. Fébrilité, ou agitation, peut-être. Je trouve que nous n’avons nullement besoin de fébrilité ou d’agitation dans notre monde si gouverné par l’urgence en ce moment. Cela ne fait qu’accroître une pression monstrueuse mais silencieuse qui contribue à faire disjoncter notre capacité à réfléchir, qui est déjà assez malmenée compte tenu de l’ampleur des dégradations que nous voyons dans la civilisation occidentale en ce moment (oui, je suis pessimiste).
    Je ne veux pas d’une société socialiste. La société est déjà trop socialiste pour mes goûts en ce moment. Quand je vois des gens laisser leurs affaires un peu partout dans les rues sans même s’apercevoir qu’ils ont perdu quelque chose, je me demande… ce qui reste de la tant vilipendée bourgeoisie ? Je ne suis pas sûre qu’il reste grand’ chose d’une GRANDE bourgeoisie, en tout cas. Peut-être des parvenus aspirant à se la jouer en grands bourgeois, mais des vrais bourgeois ? Dans un pays où le patrimoine a beaucoup changé de mains et où il appartient de plus en plus à des non Français ?
    Ce goût persistent pour achever la bourgeoisie et les bourgeois, n’est-il pas un peu… d’arrière garde ? Une guerre en retard, par exemple ?
    Tout comme les cris hystériques contre le patriarcat qui étaient déjà déplacés dans la Rome d’Octave, tellement le père n’était déjà plus ce qu’il avait été. (Et nos cris hystériques ?)
    Là où j’apprécie Ellul, c’est sur l’urbanisation et ses enjeux. (Sauf que la télévision et les écrans en tous genres ont homogénéisé la vie des Français au point d’araser les différences de mentalité entre campagnards et citadins.)
    La concentration de tant de personnes dans les villes aggrave nos vies hors sol, et attaque la vie politique en même temps. Il me semble qu’en France, nous avons déserté l’agriculture, le travail de la terre, pour ériger la culture (citadine…) en idole en lieu et place. Comme si nous allions réussir à ne vivre que de la culture citadine qui ne se bouffe pas avec les dents.
    Que faire pour rattacher l’Homme à la terre (« sale »), et lui donner le sentiment qu’Il DEPEND de sa terre, qu’Il doit la travailler, la bichonner, en prendre soin, pour sa survie propre, sans quoi la catastrophe le guette tôt ou tard, et Il n’aura pas de quoi (se) mettre sous la dent ?
    Il me semble que c’est notre grand enjeu. Je n’ai pas de suggestions. Il se pourrait que cette conscience ne puisse naître que dans la douleur et la souffrance. Il se pourrait bien.
    En tout cas, j’ai déserté les experts auto-proclamés, scientifiques ou pas, qui font des prédictions dignes de… magiciens ou de voyants maintenant, au point où nous en sommes. L’avenir est décidément très incertain, mais il l’a toujours été. C’est moi qui ne le savais pas…

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