Renaud Garcia, note sur « Terre et Liberté » d’Aurélien Berlan

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Renaud Garcia

Note sur Terre et Liberté
d’Aurélien Berlan

L’Inventaire, automne 2022

Dans Terre et Liberté, sous-titré La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, livre important publié à l’automne 2021, Aurélien Berlan propose une nouvelle histoire de l’idée de liberté, en suivant le fil du développement industriel. Une histoire dont les fidèles de la première heure de cette revue ont déjà lu quelques jalons : voyez les articles « Critique sociale et critique culturelle » dans notre numéro 1 (automne 2014) et « le citoyen augmenté » dans notre numéro 6 (automne 2017).

Les réactions somme toute modérées aux révélations de l’ex-agent de la NSA Edward Snowden l’ont montré dès 2013 : désormais, le citoyen de l’ère digitale, sans cesse expose sous l’œil des réseaux, n’a cure de défendre sa vie privée contre les intrusions du Big Brother informatique. Au fond, à quoi bon protéger son intimité si l’on n’a rien à se reprocher ? La distinction établie par les Modernes entre la liberté comme jouissance tranquille de l’indépendance privée et la liberté (gréco-romaine) comme participation civique aux affaires publiques a vécu.

Néanmoins, une troisième signification englobe ces deux acceptions rivales de la liberté. Qu’il s’agisse de se retrancher dans son quant-à-soi en renonçant à la chose commune, laissée à des professionnels de la politique, ou au contraire de réaliser dans la parole et l’action publique la plus haute des potentialités humaines, la liberté en question suppose chaque fois de se délester sur d’autres de la dimension matérielle de l’existence. Creusez les classiques de la philosophie occidentale (Descartes, Locke, Kant, Constant), partout vous trouverez, derrière la notion de liberté, l’aspiration à la délivrance par rapport aux tâches de subsistance. Cet imaginaire, qui remonte en réalité à la plus haute antiquité, engendre la domination de l’homme par l’homme. Car se délester du bas matériel (s’occuper d’un foyer, s’atteler aux tâches domestiques, assurer l’hygiène d’un ménage) revient à faire faire à d’autres ce qu’on estime ne pas devoir faire par soi-même, afin de se consacrer à des activités tenues pour plus honorables. Légitimation de la servitude au nom de la liberté, en attendant, comme l’imaginait déjà Aristote, que des automates machiniques (les futurs robots, du tchèque robota, qui désigne le travail servile) supplantent les esclaves humains (des navettes qui tisseraient toutes seules, des plectres qui joueraient d’eux-mêmes de la cithare).

Cette dernière possibilité, l’organisation industrielle du travail et le progrès techno-scientifique vont la réaliser. Avec les sociétés industrielles, l’imaginaire d’une abondance garantie par un système de machines se fait jour. Les rapports de domination directe s’estompent, derrière des fonctionnements impersonnels. Le fantasme de délivrance et le déni de notre condition terrestre conjuguent leurs effets mortifères : l’exploitation indirecte de pauvres à l’autre bout du monde, la superfluité d’un nombre croissant d’humains dépendants des machines avancent de pair avec la dévastation écologique.

Le capitalisme, par sa logique prédatrice au service de la production en masse de marchandises, est bien entendu au cœur de la critique. Mais cette dernière reste insuffisante, encore prisonnière du même imaginaire de délivrance, si elle se contente de militer pour une réappropriation collective des fruits de la croissance économique, ou pour une technologie émancipatrice dont on saurait faire la part des bons et des mauvais usages Marx, Mao, Marcuse et consorts : communistes ou marxistes hétérodoxes ont adhéré avec non moins d’enthousiasme que les libéraux à la promesse industrialiste d’alléger le fardeau de l’existence matérielle. Autrement dit, compter sur le développement des forces productives pour quitter le règne de la nécessité et entrer dans le royaume de la liberté.

D’où la proposition d’Aurélien Berlan, et cette distinction lumineuse : opposer au fantasme de délivrance la quête de l’autonomie matérielle. Conception mineure de la liberté dans les textes philosophiques, certes. Mais spontanément mise en œuvre, tout au long de l’histoire humaine, par nombre de peuples et communautés à travers le monde, élaborant leur culture et leur esprit de résistance autour de l’activité de subsistance. À l’instar, entre autres, de la tradition révolutionnaire paysanne du Mexique, ralliant les exploités au cri de « Terre et Liberté », chez Ricardo Florès Magon, puis Emiliano Zapata, jusqu’aux chiapanèques d’aujourd’hui. Ou encore des femmes Chipko en Inde, ou des paysans d’Asie du Sud-Est étudiés par James Scott dans son livre Zomia.

Mais comment défendre l’autonomie sous nos latitudes si chacun d’entre nous, fils de son temps, partage au moins une part de l’aspiration à la délivrance (dès que, par exemple, nous ouvrons le robinet, en comptant spontanément sur le réseau d’acheminement de l’eau pour satisfaire un besoin premier) ? En quoi l’autonomie serait-elle plus désirable, si elle exige davantage de renoncements et d’efforts ? Inspiré par ses propres choix existentiels, l’auteur fait le pari suivant : la lucidité sur ce qu’il en coûte de défendre la perspective de subsistance (s’exposer à nombre de conflits personnels dans des communautés restreintes ; surmonter la tentation du repli survivaliste ; accepter une forme d’amateurisme pour se charger de plusieurs tâches matérielles ; si l’on reste en ville, être prêt à nouer de nouveaux rapports avec la campagne, plus réguliers et supposant la cessation temporaire du rythme de vie urbain) est un préalable, non un obstacle, à la compréhension de la richesse de la liberté ainsi éprouvée. Pour autant, conclut Berlan, que l’autonomie soit partagée collectivement et conçue comme le ferment d’une nouvelle culture.

Ce dernier volet de la réflexion d’Aurélien Berlan a attiré l’attention de Nicolas Gey, poète lui-même engagé dans une pratique d’autonomie paysanne. Sans du tout se lancer dans une recension de l’ouvrage, Nicolas Gey examine principalement la proposition de Berlan en faveur de l’autonomie (tout en citant d’autre ouvrages sur la question) pour en révéler les « angles morts », une fois qu’il s’agit de quitter la littérature pour se colleter au vif de la subsistance : comment produire plus de calories qu’on ne dépense afin d’assurer, par exemple, la pérennité d’une famille ? Si nous ne partageons pas nécessairement la réduction de la question de l’autonomie à sa seule dimension calorique, ni le ton du propos, parfois à charge, force est de constater que le marteau de Nicolas Gey frappe souvent juste. En constituant, par là même, une invitation à poursuivre la discussion.

L’Inventaire n° 12, automne 2022, 10 euros
aux éditions de la Lenteur,
Le Batz, 81140 Saint-Michel-de-Vax

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1 commentaire

  1. Debra

     /  9 juin 2023

    Bonne présentation.
    J’ai des remarques à faire :
    Je sais que dans la mythologie de Rome, remontant vers ses origines, l’incident des Sabines a été décisive par rapport à ces problèmes, et permet d’interroger ce que je vais appeler la justification d’une société esclavagiste (avec ou sans esclaves en chair et en os, est-ce possible ?).
    On sait que Romulus (je crois que c’est Romulus, mais j’ai un doute subite..) ont enlevé des jeunes femmes vierges et non mariées de la tribu des Sabines pour en faire leurs femmes. De multiples tableaux montrent cet incident sous le titre « le Viol des Sabines »… Quelques temps après cet enlèvement, les Sabins ont engagé des hostilités pour reprendre leurs jeunes femmes, et les… épouses Romaines se sont interposées sur la scène de bataille pour empêcher le conflit, car elles étaient bien devenues des épouses romaines entre temps. En reconnaissance, les Romains ont promis à leurs femmes (Sabines) de leur épargner les taches serviles au foyer, estimant que ces taches étaient… indignes d’elles qui vraisemblablement SE SONT MONTREES SI COURAGEUSES en s’interposant dans la bataille. Elles se sont montrées pleines de qualités…nobles, viriles ? pour risquer leurs vies pour empêcher un conflit meurtrier.
    Il s’agit de la mythologie romaine, et la vérité de cette histoire est perdue dans la nuit des temps maintenant. NOUS NE POUVONS PAS EN SAVOIR PLUS QUE CE QUI NOUS A ETE TRANSMIS par la tradition orale. C’est… comme ça, et il faut l’accepter. Déjà à l’époque de Claude, pas loin du début de l’ère chrétien, cet incident était…. mythologique. Cela permet de donner une certaine perspective à l’affaire, car à l’époque de Claude, l’esclavage avait une longue histoire derrière.
    Ce que je veux interroger ici, c’est surtout l’emploi du mot « matériel », car il y a beaucoup à dire sur l’emploi de ce mot. Il ne s’agit pas de n’importe lequel matériel (se souvenir qu’on nous dit parfois, sur un ton critique et désapprobateur, que nous vivons une époque très matérialiste.) Je crois qu’il faut aller plus loin que le mot « matériel » pour faire apparaître NOTRE CORPS en tant que matière, car nous sommes matière (et pas seulement intelligence, esprit, âme, même), et cette matière par sa nature même, exige notre attention, même cette matière exige qu’on EN PRENNE SOIN.
    Si on regarde les choses sous cet angle, on peut voir que la mise en place de l’esclavage au sein de la société antique greco-romaine (et ailleurs ?) se fonde sur le dégoût de nous-même en tant que matière… qui résiste à notre volonté de la contrôler à tout prix, et le besoin de rejeter sur autrui les taches qui sont en rapport avec CETTE MATIERE, en entachant l’autre chargé de s’occuper de ce qui nous dégoûte du même mépris que nous avons pour nous-même en tant qu’être corporel.
    On peut voir sur quoi se fonde l’idée de CITOYENNETE (du monde, ou pas du monde…) qui est basé sur l’exclusion de cette dimension de l’existence humaine de l’espace public.
    Exclusion… et rejet… vers où ? Et quel est l’avenir de ce qui est exclu ? Cette exclusion, me semble t-il, organisait l’espace public à Athènes, et à Rome, en faisant de la citoyenneté essentiellement une affaire de… paroles ? (et paroles d’hommes dans l’espace public, ne l’oublions pas).
    L’incident des Sabines illustre une autre dimension fondatrice de ce qui relève de l’affaire « domus » qui nous donne « domestique », mais (à mon avis) le mot « Dominus » (seigneur), et… « dominer » : le rapport homme/femme, la répartition des taches au sein de la société. Il est significatif à mes yeux que les Romains, confrontés au courage de leurs compagnes, aient voulu leur épargner les taches… serviles, DOMESTIQUES, en rapport avec le soin des corps. Cela permet de déterminer que courage, noblesse sont des valeurs… viriles que les Romains ont reconnues DANS leurs femmes, et qu’en contrepartie, l’esclavage est une affaire de… non virils, non courageux, non… nobles dans la tête de ces hommes. La femme (patricienne..) romaine, même exclue de l’espace public comme citoyenne (je crois…) n’est pas un esclave.
    Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport homme/femme, sur la place de l’opposition « actif/passif », dans la possibilité de penser l’esclavage. Ces questions sont importantes, comme est important la nécessité de penser les dénominations « masculine/féminin/NEUTRE » pour la structure de nos langues, et nos sociétés fondées sur Rome.
    Une interrogation sur le duo infernal qui nous travaille en ce moment entre « autonomie » et… « automate ». Il me semble que peu de gens voient à quel point le problème de l’automate est intriqué au problème de l’autonomie, mais… les deux mots se ressemblent beaucoup et ce n’est pas un hasard.
    Freud aurait dit qu’il s’agit de deux faces d’une polarité qui oppose les forces en nous qui aspirent à contrôler totalement et volontairement tout ce qui bouge, en nous, et à l’extérieur (O risque, sécurité totale), et… les forces qui aspirent à lâcher ce contrôle pour nous conduire vers le repos de la pensée, et de cette même volonté de contrôle. Nous sommes tiraillés inlassablement entre ces forces… contradictoires.
    Enfin… je remarque que dans le mot « subsistance », il y a le préfixe… « sub ». Ce qui est « sub » est dessous, et la place conventionnelle de ce qui est esclave dans la société est… dessous. Depuis que quelqu’un a dit « Ni Dieu, ni Roi, ni Maître », je ne vois personne qui accepte d’être… en dessous, et personne qui accepte.. d’obéir de plein gré, sans ronchonner. Pourtant, si on vit dans un monde avec 9 milliards de chefs, et 0 indiens, je ne vois pas comment on va s’en tirer…

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