Thierry Discepolo et Celia Izoard, postface à « 1984 »

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Thierry Discepolo et Celia Izoard

Postface à la nouvelle traduction de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre
de George Orwell par Celia Izoard aux éditions Agone (2021)

Pour définir certains romans qui ne répondent pas aux exigences les plus élevées de la création littéraire mais qui, dans leur genre, sont très réussis, Orwell parlait de « bons mauvais livres ». Sous cette formule, il rassemblait un type d’ouvrage dont les qualités de « savoir-faire et la grâce naturelle », une indéniable efficacité, ou encore la sincérité d’un auteur qui n’est pas « inhibé par le bon goût » leur donnaient de sérieux avantages en termes de « survie littéraire ». Ces bons mauvais romans, précisait-il, « laissent dans leur sillage un parfum particulier [et] “inventent un monde” » sans pour autant mobiliser ni érudition ni recherches stylistiques. Au vu de ces critères et de la durée de son succès, ne peut-on justement qualifier 1984 de « bonne mauvaise littérature » ?

En attendant d’éprouver cette hypothèse, il ne fait aucun doute que c’est en mauvaise littérature, tout simplement, que ce roman a été traité, depuis sa première version française en 1950, par le monde des lettres parisien et jusqu’à son éditeur. Pendant soixante-huit ans, c’est en effet la même traduction fautive et caviardée qui a été réimprimée (1). Et deux écrivains reconnus ont pris la peine de discréditer la conception de la littérature d’Orwell ainsi que son engagement politique. « Ce que j’ai voulu plus que tout, écrivait-il en 1946, c’est faire de l’écriture politique un art. » Pour Milan Kundera, romancier immortalisé par L’Insoutenable Légèreté de l’être, ce programme ne fait pas seulement de l’auteur de1984 un traître à la littérature mais aussi un fossoyeur des idées qu’il défend. Et le prix Nobel de littérature Claude Simon s’est appliqué à démontrer qu’Orwell a fait la preuve, dans son Hommage à la Catalogne, qu’il n’est ni un témoin sincère ni un écrivain. Comment expliquer pareil traitement, alors que l’œuvre de l’essayiste, journaliste et romancier britannique est devenue une référence toujours plus pertinente pour décrire l’évolution du monde ?

D’autant plus qu’à cet accueil littéraire hostile s’ajoute une réception politique biaisée par le recrutement dans la guerre froide culturelle contre l’Union soviétique. L’acharnement de certains à taxer son dernier roman de manifeste contre la gauche a d’ailleurs longtemps réduit la portée de son œuvre. Pourtant, dès juin 1949, lorsque paraît Nineteen Eighty-Four, Orwell s’était senti obligé de préciser : « Mon roman n’a pas été conçu comme une attaque contre le socialisme ou contre le Parti travailliste britannique (dont je suis un sympathisant) mais comme une dénonciation des perversions auxquelles une économie centralisée peut être sujette. Cette tendance s’enracine dans les fondations politiques, sociales et économiques de la situation mondiale contemporaine [et réside] dans l’acceptation d’une manière de voir totalitaire par les intellectuels de toutes les couleurs. […] L’action du livre se déroule en Grande-Bretagne pour souligner que les peuples de langue anglaise ne sont pas par nature meilleurs que les autres et que le totalitarisme, s’il n’est pas combattu, pourrait triompher partout. » Rien n’y fait. En 1984, justement, le présentateur de l’émission télévisuelle à succès Apostrophes déclarait encore devant ses invités médusés que les livres d’Orwell « sont des machines de guerre contre le socialisme ».

Peu d’auteurs aussi célébrés qu’Orwell sont aussi étrangers que lui aux mœurs littéraires et intellectuelles françaises. Dans notre monde des lettres, caractérisé par son ambiance religieuse, de fétichisation et d’aristocratisme « de l’esprit », on offre aux élus un espace protégé des stigmates de la politique et « exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires ». Il n’est donc pire affront que de refuser à la littérature de n’être qu’« un jeu réservé à de petites coteries d’intellectuels » pour préférer voir, comme Orwell, dans le roman un genre populaire avant tout. Et il n’est pire faute de goût que de dévoiler, comme l’a fait Orwell à plusieurs reprises, l’illusion d’une littérature « vraiment apolitique » parce que « tout art est propagande, […] tout artiste un propagandiste ».

Le sort réservé à l’écrivain politique britannique par le maître français du « nouveau roman » a notamment ceci de remarquable qu’il est tardif : paru en 1981, Les Géorgiques de Claude Simon est un livre qui fait peut-être moins référence à l’œuvre de Virgile, dont il reprend le titre, qu’au prénom d’Orwell. Dans un chapitre de plus de cent pages, Simon se consacre à une réécriture du récit par Orwell de son expérience de combattant en Espagne en vue d’en dévoiler la nullité littéraire, mais aussi d’en contredire la narration : en pleine guerre civile, alors que les nationalistes menés par Franco s’opposent au camp républicain, les milices communistes à la solde de Moscou liquident leurs alliés anarchistes et trotskistes accusés de faire le jeu des fascistes. Orwell ayant douté toute sa vie de ses qualités de romancier, il aurait peut-être accepté la leçon de « style » que prétend lui donner Simon. Mais la négation de son témoignage lui aurait immanquablement rappelé son retour de Barcelone, lorsqu’il fait l’expérience des difficultés à publier ses analyses en Angleterre, quand la plupart des organes de presse et d’édition de gauche censurent tout propos incompatible avec l’orthodoxie « communiste ». Cette épreuve est à l’origine de la prise de conscience qui débouchera sur 1984 : « Pour la première fois, j’ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n’avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation que suppose un mensonge ordinaire. J’ai vu rapporter de grandes batailles là où aucun combat n’avait eu lieu et un complet silence là où des centaines d’hommes avaient été tués. […] J’ai vu les journaux de Londres débiter ces mensonges et des intellectuels zélés bâtir des constructions émotionnelles sur des événements qui n’avaient jamais eu lieu. J’ai vu, en fait, l’histoire s’écrire non pas en fonction de ce qui s’était passé mais de ce qui aurait dû se passer selon les diverses “lignes de parti”. […] Je suis prêt à croire que l’histoire est la plupart du temps inexacte et déformée, mais, ce qui est propre à notre époque, c’est l’abandon de l’idée que l’histoire pourrait être écrite de façon véridique. Dans le passé, les gens mentaient délibérément, coloraient inconsciemment ce qu’ils écrivaient ou cherchaient la vérité à grand-peine tout en sachant bien qu’ils commettraient inévitablement un certain nombre d’erreurs. Mais, dans tous les cas, ils croyaient que les “faits” existent et qu’on peut plus ou moins les découvrir. Dans la pratique, il y avait toujours un ensemble de faits sur lesquels à peu près tout le monde pouvait s’accorder. »

En attaquant le témoignage d’Orwell, le romancier Claude Simon renouvelle donc l’entreprise sans cesse recommencée par les historiens officiels des divers partis communistes. Sa seule singularité est d’avoir mené cet assaut depuis le temple de la littérature pure, que les gardiens sont supposés avoir purgé de tout relent de politique.

La comparaison entre la situation des deux auteurs en Espagne au moment des faits est édifiante. Après s’être vu refuser toute aide du Parti communiste britannique pour s’engager contre « ce fascisme [parce qu’]il faut bien que quelqu’un l’arrête », Orwell quitte l’Angleterre en décembre 1936 avec le soutien de l’ILP (Independent Labour Party), s’engage dans la milice du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista) et combat sur le front d’Aragon, au sein d’une centuria de douze hommes où les décisions se prennent en assemblée ; blessé à la gorge par une balle fasciste, il doit fuir Barcelone en juin 1937 pour échapper à la répression de la police stalinienne. Quant à Claude Simon, il s’est fait faire une carte de membre du PCF pour se rendre à Barcelone, où il passe la dernière quinzaine de septembre 1936 en compagnie d’un ami communiste catalan. L’année suivante, pour son premier voyage en URSS, il tombe mal, au milieu des grandes purges staliniennes. Cinquante ans plus tard, ses séjours se passent mieux. D’abord en 1984, lorsqu’il est invité à Moscou par l’Union des écrivains soviétiques. Puis en 1986, lorsqu’il participe, fraîchement nobélisé, parmi d’autres personnalités occidentales, à un forum à l’issue duquel il est reçu par Mikhaïl Gorbatchev.

Si elles sont toutes deux confites en littérature, l’excommunication par Claude Simon vient d’un côté du rideau de fer et celle de Milan Kundera de l’autre. C’est en dissident du bloc de l’Est que l’écrivain franco-tchèque déprécie le romancier britannique. Son « aversion à toute littérature politique et didactique », dit-il, lui vient de ses années à Prague, lorsqu’il était « entouré par la politisation de tout, où la littérature devait toujours servir à quelque chose ». C’est là qu’est née son « allergie [même] à la littérature qui sert aux idées tout à fait justes ». Ainsi celles d’Orwell, qualifié par Kundera de « personnalité extraordinaire, d’intellectuel extraordinaire et de penseur extraordinaire », dont il reconnaît l’« extraordinaire lucidité, même dans ses romans » – que pourtant il « n’aime pas comme romans ». Tout à son expérience de la Tchécoslovaquie sous domination soviétique, Kundera ne voit dans les situations et les personnages de 1984 qu’une « platitude d’affiche » au point d’en rendre les idées « inexactes et approximatives », ce qui en ferait un « mauvais roman, avec toute l’influence néfaste qu’un mauvais roman peut exercer ».

Ce diagnostic est fondé sur l’une des principales mésinterprétations du roman d’Orwell : l’idée qu’il se déroule dans un monde calqué sur l’Union soviétique. L’Océanie emprunte certes plusieurs aspects à la Russie sous Staline – ne serait-ce que le culte du chef, la figure de Big Brother, mais aussi son ennemi irréductible Goldstein-Trotski. On retrouve bien dans 1984 tous les traits d’un système totalitaire, mais ils sont de fait communs à la plupart des dictatures du XXe siècle fondées sur la terreur de masse (police politique et purges, détention arbitraire, disparitions et torture, procès iniques, exécutions sommaires). Et ce régime n’est pas non plus une recombinaison de traits empruntés à telle ou telle référence historique : l’appareil de terreur est peu décrit, et la plupart des éléments, comme les camps ou même la police politique, sont secondaires par rapport aux phénomènes qu’Orwell cherche à identifier, dans la vie courante, comme . Ce qui fait partie des raisons pour lesquelles on peut en retrouver la mécanique à l’œuvre, des décennies après la disparition de l’épouvantail soviétique, au cœur même des opulentes démocraties entrées dans le nouveau millénaire et l’ère numérique.

La société que contrôle le « parti intérieur » se distingue de chacun de ses modèles désuets sur plusieurs points. Ainsi, l’État-parti de 1984 n’exerce son contrôle total que sur ses membres et se désintéresse totalement de la vie que mènent et des idées que développent les « proles », qui composent 85 % de la population et vivent aussi librement que le leur permettent les conditions de misère dans lesquelles ils sont confinés – en quoi ils ressemblent moins au « travailleur russe », objet de la propagande soviétique, qu’aux « Anglais du petit peuple » laissés pour compte par les élites britanniques. Et si Orwell s’est inspiré de la réécriture du passé dans les éditions successives de l’histoire du Parti communiste de l’Union soviétique (où les anciens révolutionnaires, discrédités, ont disparu des clichés), derrière le décorum on ne peut jamais oublier que 1984 se déroule en Grande-Bretagne. Le nom même de la « salle 101 », qui « contient ce qu’il y a de pire au monde », fait référence à une pièce de la section indienne de la BBC à Londres où Orwell donna une série d’émissions de propagande à destination des colonies indiennes entre 1941 et 1943. Et le contexte urbain du roman ressemble moins au « socialisme réellement existant » d’une capitale d’Europe de l’Est qu’à la ville de Londres sous les bombes volantes allemandes en 1944 ; comme l’univers sordide où végète Winston Smith rappelle, par ses détails répugnants (tels que les tables malpropres et les mauvaises odeurs), le pensionnat de St. Cyprian, dans le Sussex, où le jeune Orwell a étudié entre 1911 et 1916. Enfin, par de nombreux aspects, l’Océanie imaginée par le romancier tient moins d’un hypothétique futur de la Russie soviétique que du « développement du capitalisme britannique tel qu’Orwell en dresse le tableau dans ses écrits non romanesques des années 1930 et 1940 », comme l’observe le philosophe américain James Conant.

Si « réalisme » il y a, il est là – ce roman se déroule dans un monde bien connu de l’auteur l’ayant conçu : le sien. Et pour l’essentiel, quand bien même 1984 est évidemment un roman d’anticipation, il emprunte moins au bric-à-brac de la science-fiction qu’au récit fantastique mêlé de satire philosophique dont Jonathan Swift a inventé le genre avec les Voyages de Gulliver. Comme le satiriste irlandais, Orwell soumet la société de son temps au grossissement et à la caricature en développant « jusqu’à ses conséquences logiques » le constat qu’il faisait en 1949 : c’est surtout chez les intellectuels que « les idées totalitaires ont pris partout racine ». La situation qu’Orwell a poussée jusqu’à l’extrême le plus absurde n’est donc ni la parodie d’un stalinisme mâtiné de nazisme, ni même une prophétie, mais une œuvre de fiction où l’auteur imagine à quoi pourrait ressembler « un monde où toute pensée serait réellement l’expression de l’idéologie de la classe dominante ».

Contrairement à un autre biais dans lequel on l’enferme, ce roman ne se contente pas de donner un portrait outrancier de l’horreur totalitaire, de sa cruauté et de la modernisation d’instruments de terreur moyenâgeux par les maîtres de l’« angsoc », le socialisme anglais. « Je veux montrer, en les parodiant, les implications intellectuelles du totalitarisme », précisait Orwell en 1948. Le véritable apport de 1984 est l’identification d’un type de société qui pourrait advenir si on laisse s’installer l’« esprit totalitaire ». Une mentalité qui gagne plus facilement les classes sociales cultivées et les experts que les gens ordinaires. Et une tendance qu’il a identifiée comme l’aboutissement de pratiques telles que le « contrôle de la réalité » et la surveillance du « crime de pensée » – « tendance qu’il avait déjà vue à l’œuvre, dans les années 1930, au sein de l’élite intellectuelle anglaise, de gauche comme de droite », précise James Conant.

C’est en 1944, dans une de ses chroniques « À ma guise » (parues dans Tribune, l’hebdomadaire de l’aile gauche du Parti travailliste), qu’Orwell définit le plus précisément le fil directeur de son roman : « Ce qu’il y a de véritablement effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque au concept de “vérité objective” : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir. » Menée à son paroxysme, la satire de ce programme débouche sur une société où les fonctionnaires du ministère de la Vérité retouchent continuellement « journaux, mais aussi livres, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores et photographies » pour les ajuster aux changements de ligne politique en effaçant même toute possibilité de vérification. Et les habitants d’Océanie acceptent chaque annonce du gouvernement (sur les alliances politiques du moment ou les chiffres de production de la veille) en oubliant qu’ils croyaient le contraire un instant plus tôt. Même l’anglais courant est en passe d’être remplacé par une « novlangue » si appauvrie qu’elle rendra impossible la production de toute littérature mais aussi la compréhension des textes écrits en « ancilangue » – avec cette conséquence radicale : « En fait, il n’y aura plus de pensée au sens où on l’entend maintenant », conclut le collègue linguiste de Winston.

Pour Orwell, l’antinomie de l’« esprit totalitaire » est « la mentalité libérale, qui conçoit la vérité comme quelque chose existant en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir, et non comme quelque chose qu’on peut fabriquer selon les besoins du moment ». On ne peut mener une vie libre si la vérité objective et notre capacité à former des jugements objectivement vrais ne sont pas préservées – « cette condition n’est certainement pas suffisante, précise le philosophe français Jean-Jacques Rosat, mais les autres (l’éducation et l’égalité, par exemple) s’effondrent si elle n’est pas remplie ».

Dans 1984, ces positions antagonistes sont incarnées par deux personnages : O’Brien, brillant intellectuel organique et dirigeant du parti intérieur ; et Winston Smith, petit fonctionnaire falot du ministère de la Vérité et dissident politique.

Dans une salle à peine plus futuriste qu’un bloc hospitalier, le procureur ne cherche pas à arracher des aveux (vrais ou faux) à l’accusé en vue d’un procès public – le parti intérieur ne reproduit pas les erreurs de l’Inquisition ni celles des dictatures du XXe siècle en fabriquant des martyrs. Des aveux d’autant moins nécessaires qu’il connaît tous les détails, même les plus intimes, de la vie dissidente et des rêves de révolte de Winston. Tout au long de dialogues philosophiques appuyés sur des séances de torture, O’Brien inculque au déviant la vision du monde des membres de l’élite intellectuelle de 1984 : le « contrôle de la réalité » assuré par la « mutabilité du passé » et la « doublepensée » formulée en « novlangue ».

Dans la Zone aérienne Un, toute réalité historique, sensible ou physique est appelée à être constamment refaçonnée pour suivre les changements politiques du parti intérieur. Les statistiques officielles prévalent sur l’expérience sensible et la mémoire personnelle, à l’image des records de production de chaussures martelés par les télécrans alors que « la moitié de la population océanienne [marche] pieds nus ». Ce qui fait du « citoyen océanien un voyageur de l’espace interstellaire, privé de tout repère lui permettant de situer le haut et le bas ». Face à cette entreprise de désintégration intellectuelle et d’asservissement des esprits (dont la description est tout le projet du roman), Winston « défend les évidences, les platitudes, les vérités : les truismes sont vrais, accrochons-nous à cela ! Le monde physique existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est liquide, tout objet lâché est attiré par le centre de la terre ».

Cette « philosophie ordinaire » est justement celle qu’attaqueront, à partir des années 1980, les penseurs raffinés de la tradition postmoderne pour qui, au bout du compte, le vrai et le faux dépendent de l’état des rapports de force sociaux (pour le dire comme Michel Foucault) ; et qu’il vaut mieux (comme le suggère Richard Rorty) remplacer l’objectivité (cette illusion dangereuse) par l’obtention du « plus grand accord intersubjectif possible ». Mais de telles conclusions, en rendant impossible toute distinction entre ce qui est vrai parce que conforme à des faits extérieurs et ce qui passe pour vrai parce que produit d’un consensus social, rend impossible l’application du concept ordinaire de « vrai ». Ce qui est précisément le projet de l’inquiétant O’Brien. Sa conception de la vérité – n’est vrai que ce que les intellectuels à la tête du parti intérieur tiennent provisoirement pour vrai – fait ainsi de lui un philosophe postmoderne avant l’heure. Un constat qui remet en cause l’idée largement répandue que les seules philosophies appropriées à la démocratie libérale sont des variations plus ou moins sophistiquées ou radicales du thème « à chacun sa vérité ». La lecture d’Orwell replace plutôt au cœur de la démocratie les conditions de possibilité d’une vérité objective extérieure à la société : « Les bombes atomiques s’accumulent dans les usines, la police rôde dans les villes, les mensonges sont déversés par les haut-parleurs, mais la terre continue de tourner autour du soleil, et ni les bureaucrates ni les dictateurs ne peuvent rien contre cela. »

On a vu comment Orwell a été discuté dans le milieu des lettres françaises. Avec un bel ensemble, celui de la philosophie et des sciences humaines ne l’a pas mieux traité. Et cela sur tout le spectre politique. Non seulement la vogue postmoderne a donc relégué au rang de vieillerie réactionnaire sa pensée politique, qui veut fonder la possibilité de toute liberté individuelle sur la « vérité objective ». Mais à droite, un Marcel Gauchet n’a accordé à Orwell qu’une courte phrase, définitive : « 1984 est une piètre contribution à l’intelligence du phénomène qu’il dénonce. » Et au sein de presque toute la gauche marxiste-léniniste, la critique sans fard des errances « de son camp » et l’enrôlement de l’œuvre d’Orwell dans la propagande de guerre froide ont mis d’accord les héritiers des divers partis communistes staliniens et leurs victimes pour le vouer aux gémonies (2).

L’intelligentsia de gauche a toutefois nourri contre Orwell un autre grief : sa remise en cause du culte du machinisme et, plus généralement, du « progrès ». « Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater les rapides et sinistres progrès qu’enregistre la machine dans son entreprise d’assujettissement, écrit-il en 1937 dans Le Quai de Wigan. Dans tous les pays du monde, la grande armée de savants et de techniciens, suivie tant bien que mal par toute une humanité haletante, s’avance sur la route du “progrès” avec la détermination aveugle d’une colonne de fourmis. On trouve relativement peu de gens pour souhaiter qu’on en arrive là, on en trouve beaucoup qui souhaiteraient de toutes leurs forces qu’on n’en arrive jamais là, et pourtant ce futur est déjà du présent. » Pour Orwell, si le socialisme peine tant à convaincre, c’est qu’il s’est enfermé dans « le complexe associatif “socialisme – progrès – machinisme – Russie – tracteur – hygiène – machinisme – progrès” », lequel inspire une telle aversion à ses contemporains qu’ils ont tendance à se réfugier dans le fascisme, vu comme un rempart contre cette « utopie matérialiste », une « conception à vil prix du “progrès” ». Ce culte du machinisme, déplore-t-il, a fait perdre de vue aux intellectuels socialistes qu’ils ont « pour fins essentielles la liberté et l’égalité ». Issus d’une classe « citadine et déracinée, ils n’ont à la bouche que les mots de mécanisation, rationalisation, modernisation ». En contradiction avec leurs principes démocratiques, ils ne songent qu’à réformer « par le haut », ne rêvent que « d’un monde ordonné, un monde fonctionnel […] qui ressemblerait à un échiquier ». Significativement, le jeu d’échecs occupe une place particulière dans le régime océanien, symbolisant une vision exclusivement géostratégique du monde et de la société – vision à laquelle Winston s’est d’ailleurs si totalement abandonné qu’à la toute fin du roman il exulte d’avoir « gagné contre lui-même », c’est-à-dire contre son humanité. À une société tout entière mise au service d’« un parti, un pays ou une idée », Orwell oppose les communautés où prévalent les relations personnelles « où une étreinte, une larme, un mot adressé à un mourant [peuvent] receler une valeur intrinsèque ».

Bien qu’il n’ait cessé de se revendiquer du socialisme – pour lequel Orwell propose un programme révolutionnaire dans Le Lion et la Licorne (1940) –, et bien qu’il ait pris soin de rappeler combien « l’aversion que peut inspirer un futur mécanisé n’implique aucune faiblesse coupable pour une quelconque période du passé », sa critique du progrès a finalement favorisé sa récupération par les conservateurs (3). Mais comme l’écrit Simon Leys, l’annexion de la figure d’Orwell par une forme ou une autre de la nouvelle droite « reflète moins le potentiel conservateur de sa pensée que la persistante stupidité d’une gauche qui, au lieu de enfin à le lire et le comprendre, s’est laissé scandaleusement confisquer l’un de ses plus puissants écrivains ».

Orwell a pris soin de le souligner dès la parution de Nineteen Eighty-Four : son roman s’inspire de « la direction dans laquelle va le monde à notre époque », ainsi que des « fondations politiques, sociales et économiques de la situation mondiale contemporaine ». Et s’il s’inquiète de la mentalité de plus en plus totalitaire des intellectuels, il pointe aussi « la structure qu’imposent aux communautés socialistes et libérales capitalistes la nécessité de se préparer à une guerre totale […] et l’existence de nouvelles armes ».

Dans l’après-guerre, au moment où se mettent en place, en France et en Angleterre, des économies semi-dirigées, Orwell considère que le capitalisme sauvage est voué à disparaître. Et c’est tant mieux, dit-il (en critiquant la vision de Friedrich Hayek dans La Route de la servitude, paru en 1944), car la majorité des gens accéderont au moins à une forme de sécurité matérielle – ce qu’ils souhaitent manifestement. Mais la prise en charge des besoins humains par des bureaucraties tyranniques est-elle compatible avec la liberté ? La technicisation croissante de la vie quotidienne ne risque-t-elle pas de concentrer tous les pouvoirs aux mains d’une classe de technocrates autoritaires ?

Quand il rédige Nineteen Eighty-Four, Orwell s’inspire largement des thèses de l’universitaire américain et ex-trotskiste James Burnham, auteur de The Managerial Revolution, qu’il résume ainsi en 1946 : « On voit maintenant émerger un nouveau type de société planifiée et centralisée qui ne sera ni capitaliste ni, en aucun sens habituel du mot, démocratique. Les maîtres de cette nouvelle société seront ceux qui contrôlent effectivement les moyens de production : les dirigeants d’entreprise, les ingénieurs, les bureaucrates et les militaires, réunis par Burnham sous le terme d’“organisateurs [managers]”. Ces gens-là vont éliminer la vieille classe capitaliste, écraser la classe ouvrière et organiser la société de telle manière que tout le pouvoir et les privilèges économiques seront entre leurs mains. La propriété privée sera abolie sans que les biens appartiennent pour autant à la collectivité. Ces nouvelles sociétés contrôlées par les “organisateurs” ne prendront pas la forme d’un patchwork de petits États indépendants mais de puissants super-États regroupés autour des principaux centres industriels d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Ils se disputeront les dernières portions inconquises de la planète mais seront probablement incapables de s’annexer mutuellement. À l’intérieur, chacune de ces sociétés sera hiérarchisée, avec, au sommet, une aristocratie d’individus désignés selon le talent et, à la base, une masse de semi-esclaves. »

On a là la trame dystopique de 1984. Le danger vient de la mise en place d’administrations de masse fondées sur l’oligarchie et le monopole. Non seulement elles favorisent la concentration du pouvoir aux mains des « organisateurs », qu’ils soient publics ou privés, mais elles affectent plus profondément encore les conditions matérielles de l’existence. Les groupes sociaux adossés à des formes d’échanges directs et d’autosubsistance sont voués à être progressivement dissous au profit d’un système qu’Orwell qualifie de « collectiviste » : « L’industrialisme a pour effet d’empêcher l’individu de se suffire à lui-même, ne serait-ce qu’un bref moment. Dès lors qu’il dépasse un certain seuil (placé d’ailleurs assez bas), il doit conduire à une forme de collectivisme [qui pourrait] déboucher sur l’État esclavagiste que le fascisme semble annoncer. »

Dans une telle société, les individus, dépendants d’administrations tentaculaires et d’inextricables chaînes d’approvisionnement, sont à la fois isolés et fragilisés par l’artificialisation croissante des conditions d’existence. Plus nous vivons dans un monde conditionné, plus il est possible de nous faire avaler, littéralement, n’importe quoi. Dans le réfectoire du ministère de la Vérité, Winston remâche son désarroi face aux « morceaux de viande reconstituée » et aux « arrière-goûts inquiétants ». Les aliments sont aussi trafiqués que les informations. « Toujours, dans l’estomac ou sur la peau, vous ressentiez une sorte de révolte, le sentiment d’avoir été floué de quelque chose auquel vous aviez droit. »

Oublions un peu l’ambiance de caserne et la grisaille, substituons aux portraits sinistres de Big Brother les figures rieuses et faussement diverses mais tout aussi obsédantes de nos publicités. Le milieu dans lequel baigne la classe moyenne d’Océanie présente plusieurs caractéristiques des « lieux de loisirs », ces nouveaux complexes marchands qu’Orwell décrivait déjà en 1946 : « 1. On n’y est jamais seul. 2. On n’y fait jamais rien par soi-même. 3. On n’y est jamais en présence de végétation sauvage ou d’objets naturels. 4. La lumière et la température y sont toujours réglées artificiellement. 5. La musique y est omniprésente. »

À ce monde entièrement formaté par les « organisateurs » d’une société de masse soumise aux lois de l’industrie, Orwell oppose « tout ce qu’on appelle la nature ». Peu importe qu’on l’accuse de passéisme ou d’obscurantisme ; ayant consacré une partie de sa vie à cultiver ses légumes et à bricoler dans un atelier, il maintient son diagnostic : nous sommes plus libres quand nous contemplons les étoiles ou les crapauds qu’en « vivant à la lumière électrique et au son de la musique en boîte », parce que la nature répond à notre « besoin de solitude, de travail créatif et du sens du merveilleux ». Plus encore, quel que soit son degré de transformation par des siècles d’agriculture, la nature rappelle « le sentiment de la petitesse et de la faiblesse de l’homme face à la puissance de l’univers ». Les différents milieux qui la composent et l’expérience de l’altérité qu’ils procurent font rempart à la tentation humaine de toute-puissance et offrent à la pensée un point d’appui extérieur. C’est pourquoi l’expérience de la nature est indissociablement liée pour Orwell à la défense des libertés politiques, comme l’analyse le philosophe britannique Piers Stephens. Ainsi Winston ne trouve-t-il la force de se révolter qu’en s’échappant avec Julia dans la « campagne radieuse », où il renoue avec ses souvenirs, sa sensibilité et son désir.

Contre la religion du progrès qui domine la pensée politique du XXe siècle, où la liberté tend à se confondre avec la simple puissance instrumentale, Orwell rappelle qu’« en conservant l’amour de son enfance pour les arbres, les poissons et les papillons, on rend un peu plus probable un avenir pacifique et décent, alors qu’en prêchant la doctrine qui veut que rien ne vaut d’être admiré en dehors de l’acier et du béton, on rend plus sûr encore que les humains n’auront d’autres exutoires pour leur excès d’énergie que la haine et le culte du chef ».

Plus de soixante-dix ans après la parution de 1984, le moins qu’on puisse dire est que le capitalisme a tenu bon, à la faveur du modèle exporté par le vainqueur de la guerre froide. Les administrations et les appareils de production ont été, pour l’essentiel, privatisés dans un monde lui-même presque entièrement soumis aux lois de la propriété privée. Loin de l’ambiance de rationnement et de sous-équipement de 1984, nous baignons, de fait, dans un flot de marchandises d’une sophistication inouïe. Il existe pourtant une évidence partagée que notre monde n’a jamais été plus « orwellien ». Et pas seulement en Chine, fille prodigue du communisme et du capitalisme, qui a régénéré un parti-État totalitaire à côté duquel la satire conçue par Orwell en 1948 semble obsolète : un régime de censure et de camps de rééducation adossé à des systèmes disciplinaires de masse reposant sur la vidéosurveillance et le big data.

Tout semble profiter à Orwell. Même le nom du virus responsable de la première pandémie du XXIe siècle : le « Covid-1984 », tel qu’on le voit tagué ou tweeté pour désigner l’entorse faite aux libertés individuelles au nom de la sécurité sanitaire. Dans les démocraties libérales, l’industrialisation opérée au cours des dernières décennies tend à vider de son sens ce qu’on avait pu entendre par « liberté » et « autonomie » pour placer nos existences dans le maillage étroit d’une infrastructure totalitaire fondée sur des technologies dont les capacités intrusives ont depuis longtemps déclassé celles du ministère de l’Amour. Pour les jeunes générations, la figure de Big Brother n’a plus de moustache depuis belle lurette mais les lunettes du sémillant Bill Gates (Microsoft), les sourires radieux de Larry Page et de Sergey Brin (Google), la mâchoire massive d’Elon Musk (Tesla), le crâne chauve de Jeff Bezos (Amazon), la silhouette athlétique de Mark Zuckerberg (Facebook). Et si on devait l’affubler d’une mèche-perruque, ce ne serait plus celle d’Adolf Hitler mais celle de Donald Trump. Les « vérités alternatives » du plus orwellien des présidents ont en effet surpassé les méthodes grossières de liquidation de la réalité factuelle par le ministère de la Vérité. Depuis longtemps personne n’a besoin de savoir que la « novlangue » est le programme du parti-État qui dirige la société de 1984 pour l’appliquer aux « éléments de langage » des chefs d’entreprise et de gouvernement peaufinés par les mêmes conseillers en communication et martelés par les médias dominants. Il n’est pas non plus nécessaire de connaître la mécanique raffinée de la double pensée des dirigeants du parti intérieur pour en voir l’usage accompli chez les hommes et les femmes politiques au pouvoir dans les plus libérales de nos démocraties. C’est tout un vocabulaire que 1984 propose pour décrire les méfaits de la société industrielle et technocratique, où les individus, enfermés dans leurs trajectoires personnelles, isolés face à la puissance des États et du « marché », sont plus fragiles que jamais face aux techniques de manipulation de masse, à l’exploitation et aux rapports de domination.

Le 22 janvier 1984, le soir de la finale du Superbowl aux États-Unis, 90 millions de téléspectateurs découvrent un spot publicitaire réalisé par le cinéaste Ridley Scott. Des files d’hommes aux crânes rasés, vêtus d’uniformes gris, traversent des tunnels bardés d’écrans pour prendre place, assis en rangs, devant un gigantesque téléviseur sur lequel un visage en gros plan assène un discours de toute-puissance. Soudain, poursuivie par des policiers casqués, une athlétique jeune femme surgit dans l’allée centrale et projette une énorme masse sur l’écran, qui vole en éclats dans un halo lumineux pour laisser place au message de fin : « Le 24 janvier, Apple Computer sort le Macintosh. Et vous allez voir pourquoi 1984 ne ressemblera pas à 1984. »

Pour goûter toute l’ironie de ce message, il faut rappeler que la critique de la dystopie orwellienne était au cœur de l’inspiration qui a présidé à l’avènement de la révolution numérique. À la fin des années 1970, pour les mouvements contestataires, une société fondant sa croissance sur celle d’un complexe militaro-industriel était vouée à dissoudre jusqu’au goût même de la liberté. À l’époque, face à IBM, emblème de l’État répressif associé aux grands groupes monopolistiques, les geeks peace and love s’étaient emparés des ordinateurs et des réseaux dans l’espoir d’inspirer des communautés virtuelles conviviales soustraites à l’emprise des bureaucraties. Si le modèle de la Silicon Valley est bien l’héritier du projet Manhattan (qui a mis au point la bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale) et des investissements publics dans la recherche en électronique, il est aussi le fruit des rêves de toute une frange de la contre-culture californienne issue des campus universitaires.

L’utopie cybernétique s’est bel et bien matérialisée. Plébiscitée par les classes moyennes, qui ont éprouvé dans la « société de communication » une euphorie de liberté et de puissance. Mais ce qui s’annonçait comme une révolution face aux tendances totalitaires de la société de masse les a prodigieusement renforcées. L’omniprésence technologique a rendu caduque toute aspiration à retrouver une autonomie matérielle à échelle humaine. Et elle a moins rapproché les individus les uns des autres qu’elle ne les a rapprochés des machines, décuplant notre vulnérabilité à la manipulation de masse.

« L’aboutissement logique du progrès mécanique, notait Orwell en 1937, est de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal. » On trouverait difficilement meilleure image pour décrire la situation créée par le capitalisme numérique. Nous vivons dans un monde où nombre de tâches professionnelles, de loisirs et de conversations ont lieu derrière des écrans. De plus en plus, les possibilités infinies offertes par le mouvement du corps et les cinq sens sont remplacées par une hypertrophie du cerveau, exclusivement alimenté par la vue et l’ouïe. À l’heure où le transfert des activités humaines en ligne justifie la fermeture des espaces publics, notre expérience du monde se déroule sur les parois de verre des bocaux numériques.

L’isolement engendré par notre quotidien bureautique crée une atmosphère d’irréalité et de scepticisme qui rappelle singulièrement ce « théâtre d’ombres » qu’est le régime océanien, dans lequel Winston constate que « tout se perd dans la brume ». La trame de notre perception du monde et des autres est aujourd’hui faite d’innombrables messages, fils d’information et suggestions de moteurs de recherche déterminés par des algorithmes qui adaptent la réalité à nos préférences. « Quand vous tapez “changement climatique” sur Google, selon où vous vivez, vous aurez des réponses différentes, explique Justin Rosenstein, ancien ingénieur Facebook et Google. Dans certaines villes, on vous suggérera “Le réchauffement climatique est un canular”, dans d’autres, “Le changement climatique détruit la nature”. Cela dépend d’où vous faites la demande et des centres d’intérêt que Google [vous] connaît. »

Ce « cerveau dans un bocal » est donc en passe de devenir un trait dominant de notre quotidien. Et comme dans 1984, où les livres sont écrits par des machines, on voit apparaître les premiers romans intégralement rédigés par des algorithmes. À l’instar de Winston Smith, un internaute ordinaire peut vivre à son insu « comme un scarabée sous une loupe », ou, pour le dire avec les mots de Tristan Harris, un ex-designer de Google décrivant l’intelligence artificielle développée par les plateformes, « comme une araignée dont on stimulerait expérimentalement les pattes pour voir quel nerf va répondre ». Cette mécanique de prédiction et de manipulation des comportements, généralisée à des fins commerciales, est aujourd’hui tout aussi banalement mise à la disposition des États.

L’essor inouï des capacités de surveillance est l’aspect le plus évident de l’infrastructure totalitaire qui s’est constituée progressivement au cœur des démocraties, donnant jusque dans le détail raison à la science-fiction, au mépris des avertissements fournis par le genre depuis des décennies.

En 2013, Edward Snowden, informaticien employé par un sous-traitant de la National Security Agency (NSA), révélait l’ampleur de la surveillance électronique opérée par les services de renseignement des pays occidentaux. Faisant du télécran auquel Winston cherche à échapper un jouet désuet, les services de renseignement s’appuient sur les opérateurs téléphoniques et les gestionnaires de réseaux sociaux pour stocker des données, en quantité virtuellement infinie, sur la vie quotidienne de milliards de personnes, à toutes fins utiles. Il est devenu banal que tout opposant (ou supposé tel) soit scruté par des caméras, des drones, des hélicoptères et que la moindre mobilisation soit dispersée comme une nuée d’insectes par les armes antiémeute. Une fois atteint un certain degré d’asymétrie de rapport de force entre les États et leurs populations, la liberté politique se mue en pure abstraction, puisque tout soulèvement (dont la plupart des nations démocratiques sont issues) devient matériellement impossible. C’est la raison pour laquelle Snowden qualifie ce système de surveillance de « plus grande arme d’oppression de l’histoire de l’humanité ».

Pourtant, ces constats bien connus ne semblent en rien freiner le développement de ces technologies. Tout se passe comme si elles étaient jugées a priori innocentes jusqu’à preuve de leurs méfaits – c’est-à-dire trop tard. Pourquoi ? « Dans la pratique, tout effort visant à contrôler le développement de la machine nous paraît comme une atteinte à la science, c’est-à-dire comme une sorte de blasphème », répondait déjà Orwell dans Le Quai de Wigan.

On ne s’étonnera donc pas, pour ne prendre que cet exemple, que le CNRS (Centre national de la recherche scientifique), la ville de Montpellier et son université aient investi dans un appartement témoin baptisé « Human at home project » pour analyser les usages d’objets connectés. « Grâce à des dalles spécifiques, les étudiantes sont localisées en permanence, tandis que des bracelets captent certaines données de santé : la température, la teneur en gaz et la pression au sein de l’appartement. Il en sera de même pour les données environnementales, économiques et médiatiques susceptibles d’influencer leur comportement. » Mais attention, précise-t-on : du fait de « l’accent mis sur le respect de la vie privée », cette version exubérante de l’appartement de Winston Smith n’a « rien d’attentatoire aux libertés ». Pareille affirmation ubuesque est désormais noyée dans la masse des énoncés contre-intuitifs qui entourent la promotion de la « vie connectée ». Ce qui en dit long sur la place prise par la propagande dans nos très libérales sociétés. Comme l’expliquaient justement en 1997 les principaux éditeurs d’Orwell en réponse à ses « calomniateurs », cette propagande « n’a pas besoin de convaincre pour réussir et ce n’est pas là son but » : elle sert avant tout à « produire le découragement des esprits, pour persuader chacun de son impuissance à rétablir la vérité autour de soi et de l’inutilité de toute tentative de s’opposer à la diffusion du mensonge ».

1984 donne matière à réfléchir sur la notion de « respect de la vie privée [privacy] », requalification en novlangue du concept de « liberté ». L’évocation de la « vie privée » allume une rassurante petite lumière verte dans notre cerveau : en régime démocratique, le contrôle est sous contrôle, des experts neutres et bienveillants veillent au bon routage des informations. L’usage du concept de « privacy policy » relève de la double pensée. Dans le roman d’Orwell, la double pensée est une gymnastique mentale acquise dès le plus jeune âge par les élites, qui permet de faire coexister sans inconfort pour l’esprit deux propositions contradictoires. Notre environnement est entièrement conçu pour sonder nos allées et venues, nos goûts, notre intimité et notre état physique en vue de nous soutirer le plus d’argent possible en exploitant nos faiblesses et nos pulsions ; de nous faire respecter les dernières normes (marchandes, politiques et morales) en vigueur ; de détecter même une incohérence anodine dans notre situation administrative, pour, au besoin, nous placer sous l’œil des services de renseignement. À part ça, nous sommes libres. Et même plus libres, dit-on, que les habitants de n’importe quelle autre époque.

« Qu’on dorme ou qu’on veille, qu’on travaille ou qu’on mange, dedans ou dehors, au bain ou au lit, on ne s’échappait pas. Rien n’était à vous en dehors de quelques centimètres cubes à l’intérieur de votre crâne », médite Winston. C’est ce petit volume de cerveau que recouvre aujourd’hui l’idée d’une « vie privée » : l’illusion d’un espace sanctuarisé alors que le capitalisme de surveillance peut désormais exploiter, à la faveur de quelques mots tapés sur un moteur de recherche, nos désirs les plus passagers. « En réalité, ils pouvaient pénétrer la pensée », comprend Winston à la fin du roman. La liberté, pas plus que l’intégrité morale ou la créativité, ne subsiste par la seule préservation de notre for intérieur. « Comme certains animaux sauvages, l’imagination ne se reproduit pas en captivité », constatait Orwell. On peut ainsi lire son roman comme une illustration de la futilité du rempart de la « vie privée » dès lors que l’organisation matérielle nécessite de renoncer aux conditions minimales qui permettaient de mener une existence digne de ce nom : un quotidien de relations interpersonnelles et de solidarité collective, des activités non subordonnées à l’État ou au « marché », l’existence d’une nature vivante et accessible. « L’illusion est de croire qu’on pourrait demeurer intérieurement libre sous un gouvernement totalitaire. […] La grande erreur est d’imaginer que l’être humain soit un individu autonome. Cette liberté secrète dont vous pourriez prétendument jouir sous un tel gouvernement ne tient pas debout, car vos pensées ne vous appartiennent jamais entièrement. »

Cet aperçu de l’infrastructure totalitaire qui sous-tend la vie contemporaine permet d’éclairer pourquoi, malgré son ancrage dans les conflits politiques du XXe siècle, la satire politique qu’Orwell donne dans 1984 est devenue pour les lecteurs et les lectrices du XXIe siècle une référence pour comprendre les régimes de contrôle actuels.

Notre expérience quotidienne nous démontre certes que cette infrastructure est loin d’être déployée à la pleine mesure de ses possibilités. Et il reste possible de renoncer à la mise en algorithme de nos activités, de soustraire nos loisirs à l’emprise des monopoles numériques, de sauver les espaces naturels de la destruction appelée par l’expansion économique. Mais la plongée définitive dans « ce gouffre totalitaire auquel nous sommes si précairement suspendus » semble tenir à peu de chose – comme l’écrivait Simon Leys dans sa lecture d’Orwell.

Pour écrire 1984, Orwell s’est inspiré de la séquence historique ouverte avec les années 1930 et l’effondrement des pays occidentaux causé par la Grande Dépression, qui a débouché sur la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. Après l’intermède des Trente Glorieuses, qui en a préparé les conditions, la crise écologique globale annonce des ébranlements au moins comparables. Pourtant ce roman est écrit au passé, en particulier l’« Appendice sur les principes de la novlangue », rédigé depuis un monde qui a survécu à la défaite de Winston Smith. Comme s’écrira peut-être un jour au passé la brève histoire, au regard de celle de l’humanité, de notre asservissement aux régimes techno-capitalistes. L’avertissement d’Orwell au moment de la parution de Nineteen Eighty-Four est là pour nous le rappeler : « La morale à tirer de ce dangereux cauchemar est simple : Ne permettez pas qu’il se réalise. Cela dépend de vous. »

Notes

  1. Tronquée de quarante-deux phrases et de certaines parties de dialogues, la première traduction de Nineteen Eighty-Four parue chez Gallimard en 1950 (et éditée à partir de 1972 au format poche dans la collection « Folio ») contient plusieurs contresens et erreurs – comme par exemple la proportion des « proles », qui est de 85 %, et non de 15 %, comme on le lit dans cette version fautive. Ces lacunes n’empêchent sans doute pas l’accès à l’essentiel du propos mais donnent une indication du peu de sérieux que lui accorde son éditeur ; et elles interdisent sûrement toute lecture précise du roman en français – telle que celle du philosophe américain James Conant, qui analyse les conceptions de la vérité, du réalisme et du langage chez Orwell. À la fin des années 1970, la désinvolture avec laquelle Gallimard édite les livres d’Orwell a débouché sur un procès avec les agents littéraires de ce dernier ; après compromis, les droits de l’œuvre en français, à l’exception de 1984, sont passés aux éditions Champ libre (devenues Ivrea en 1991), qui ont tout réédité et souvent traduit – dont les quatre volumes inédits d’Articles, essais et lettres (en coédition avec L’Encyclopédie des nuisances). À partir des années 2000 et en fonction de la demande commerciale, Gallimard rachète à Ivrea les titres les plus vendeurs (comme Hommage à la Catalogne et La Ferme des animaux) pour les exploiter au format poche. Deux ans avant qu’Orwell ne tombe dans le domaine public (soixante-dix ans après sa mort), les éditions Gallimard ont commandé une nouvelle traduction supposée rendre à l’auteur son « rang littéraire » ; mais les libertés prises avec le texte, en particulier avec les concepts fondamentaux en français (dont « novlangue » et « police de la pensée », devenus « néoparler » et « mentopolice »), relèvent littéralement d’une entreprise d’« orwellisation » – au sens de destruction de la langue au point de rendre le monde incompréhensible. Pour ne perdre aucun bénéfice (politique et commercial), cette nouvelle traduction (par Josée Kamoun) est désormais vendue par Gallimard au format poche. Fait inédit dans l’édition française, deux ans plus tard (et trois mois avant l’entrée d’Orwell dans le domaine public), Gallimard fait paraître une troisième traduction de Nineteen Eighty-Four, cette fois dans « La Pléiade », nécropole de l’édition française. Un malheur n’allant jamais seul, on constate dans cette version, donnée par Philippe Jaworski, la poursuite de l’orwellisation avec la traduction de « Big Brother » par « Grand Frère », l’enfoncement de « novlangue » en « néoparle » et l’apparition de « doublepense ». Au moment où ce livre paraît, les trois traductions commandées par Gallimard (en 1950, 2018 et 2020) sont commercialisées dans cinq éditions, dont trois au format poche.
  2. Parfois cet opprobre a fait prendre à certains contempteurs leurs rêves pour la réalité – comme lorsqu’en 1979 la New Left Review, grande revue britannique de science politique, pronostiquait pompeusement que « 1984 ser[ait] une antiquité en l’an 1984 ». Pour ne citer que quelques-uns des noms de la fine fleur anglo-saxonne du ressentiment anti-orwellien : Salman Rushdie, Edward Saïd, Isaac Deutscher, Raymond Williams et Edward Thompson – dont l’ire n’atteint toutefois pas celle de l’historien Christopher Hill, ancien membre du Parti communiste britannique et contemporain d’Orwell.
  1. Aux États-Unis, cette annexion d’Orwell a commencé dans les années 1980 et de la manière la plus emblématique avec le très reaganien Norman Podhoretz. Plus récente en France, on la trouve notamment aux programmes des journalistes Alain Finkielkraut et (mâtinée de Jean-Claude Michéa) Natacha Polony, qui a tenté en vain d’arrimer le nom d’Orwell à sa web-TV souverainiste ; et au Québec, où Mathieu Bock Côté a recruté Orwell dans son combat contre l’antiracisme.

Bibliographie française commentée

Une partie des idées et des sources de cette postface est issue des Chroniques orwelliennes de Jean-Jacques Rosat (éditées en 2013 dans la collection de livres numériques « Philosophie de la connaissance » du Collège de France), où l’on trouve la ligne intellectuelle de l’édition d’Orwell chez Agone.

L’essentiel des éléments biographiques utilisés viennent de Bernard Crick, George Orwell, une vie, tr. fr. Stéphanie Carretero et Frédéric Joly (Flammarion, 2008) – que Simon Leys qualifie de « magistrale et définitive » (et dont le seul reproche qu’on peut faire à son édition française est l’incompréhensible absence d’un index) ; quelques compléments spécifiques se trouvent dans John Newsinger, La Politique selon Orwell, Agone, 2006.

Les citations d’Orwell sont issues de « Plaidoyer pour le roman » (1936), « Charles Dickens » (1939), « Dans le ventre de la baleine » (1940), « L’écrivain prolétarien » (1940), « Le lion et la licorne » (1941), « L’immunité artistique. Quelques notes sur Salvador Dali » (1944), « Le peuple anglais » (1944), « Les bons mauvais livres » (1945), « Réflexions sur le crapaud ordinaire » (1946), « Où meurt la littérature » (1946), « Pourquoi j’écris » (1946), « Les lieux de loisirs » (1946), « James Burnham et l’ère des organisateurs » (1946) ; sa correspondance avec Roger Senhouse (26 décembre 1948) et Francis Henson (16 juin 1949) – qu’on trouve, avec le plus important de ce qu’a écrit Orwell, dans ses Essais, articles et lettres en quatre volumes (Ivrea & Encyclopédie des nuisances, 1995-2001). La mise au point d’Orwell sur son engagement politique au moment de la parution de Nineteen Eighty-Four est parue dans ses Écrits politiques(Agone, 2009) ; et ses chroniques « À ma guise » dans le recueil À ma guise. Chroniques 1943-1947 (Agone, 2008). Les extraits de la traduction par Richard Prêtre de Coming up for air (Un peu d’air frais, Ivrea, 2009) ont été modifiés. Les émissions de radio qu’Orwell a données à la BBC sont éditées sous le titre Chroniques du temps de guerre. 1941-1943 (Gérard Lebovici, 1988). La citation des « principaux éditeurs d’Orwell » est extraite de la brochure George Orwell devant ses calomniateurs (Ivrea & Encyclopédie des nuisances, 1997 – dont de larges extraits sont donnés ici : « Malheureux comme Orwell en France (III). L’affaire de la “liste noire” (2) » (Agone.org, 20 septembre 2020).

Sur les traductions françaises de Nineteen Eighty-Four, nos analyses font référence aux textes de Celia Izoard : «Pourquoi fallait-il retraduire 1984 ? » (Spirale, 16 janvier 2019) ; de Jean-Jacques Rosat : « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018) et sa préface ainsi que son appareil de référence à la traduction de James Conant, Orwell ou le Pouvoir de la vérité (Agone, 2012) ; enfin à l’entretien avec les éditeurs d’Orwell : « Malheureux comme Orwell en France (I). Traduire de mal en pis (1) » (Agone.org, 27 avril 2019).

Deux essais sur Orwell sortent du lot, auxquels cette postface a beaucoup emprunté : Simon Leys, Orwell ou l’Horreur du politique ([1984, 2006], Flammarion, 2014) ; et Christopher Hitchens, Dans la tête d’Orwell. La vérisur l’auteur de « 1984 », tr. fr. Bernard Cohen (Saint-Simon, 2019). On trouve chez tous deux l’analyse de la récupération néoconservatrice d’Orwell ; et chez Hitchens celle du ressentiment anti-orwellien. Sur le traitement d’Orwell par Claude Simon, Leys s’est contenté de signaler en note que cette calomnie « bête et basse » n’est « tempérée que par l’inintelligibilité générale de la prose » de son auteur (réussi ou non, l’exercice de style n’a donc sans doute guère été lu que par des bedeaux de la religion littéraire française) ; et Christopher Hitchens attribue « certains passages plus qu’obscurs de la traduction anglaise des Géorgiques à la malice des fidèles revendiqués de Claude Simon qui l’ont traduit »… Il a fallu la patience d’un Jean-Jacques Rosat pour qu’on y comprenne quelque chose (lire « Quand Claude Simon réécrit Hommage à la Catalogne », la onzième de ses Chroniques orwelliennes, op. cit.). Sur Claude Simon et le communisme, lire Jean-Yves Laurichesse, Le Rire du voyageur : Claude Simon en URSS (Presses universitaire de Perpignan, 2010).

L’analyse philosophique de 1984 est donnée par James Conant dans Orwell ou le Pouvoir de la vérité, tr. fr. et préface Jean-Jacques Rosat (Agone, 2012).

Sur la « campagne radieuse » imaginée par Orwell dans 1984, lire Piers Stephens, « Nature and human liberty : “The Golden Country” in George Orwell’s 1984 and an alternative conception on human freedom », Organization & Environment, mars 2004, vol. 17, no 1, p. 76-98.

On trouvera une analyse de la réception française de 1984 dans Thierry Discepolo, « L’art de détourner George Orwell »(Le Monde diplomatique, juillet 2019), qui rend aussi compte de sa récupération par les néoconservateurs et le traitement par la gauche, notamment du fait de l’embrigadement d’Orwell dans la guerre froide culturelle : thème développé dans « Malheureux comme Orwell en France (II). Qui veut tuer son maître l’accuse de la rage » (Agone.org, 20 septembre 2020) – les références aux ouvrages qui traitent de la question sont cités dans les annexes : « Malheureux comme Orwell en France (III). L’affaire de la “liste noire” (1 à 7) » (Agone.org, 20 septembre 2020).

Les propos de Milan Kundera et de Bernard Pivot sont extraits de « Franz Kafka et George Orwell », Apostrophes(Antenne 2, 27 janvier 1984), où les autres invités sont Simon Leys et Maurice Nadeau (de La Quinzaine littéraire) ; Kundera est bien plus sévère avec Orwell dans Les Testaments trahis (Gallimard, 1993). Marcel Gauchet évoque Orwell dans L’Avènement de la démocratie, III : À l’épreuve des totalitarismes. 1914-1974 (Gallimard, 2010).

Sur la Silicon Valley, lire Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture (tr. fr. Laurent Vannini, C&F éditions, 2012). Justin Rosenstein et Tristan Harris témoignent de leur expérience au service de Facebook et de Google dans le documentaire de Jeff Orlowski, The Social Dilemma (Netflix, 2020). Les propos d’Edward Snowden sont extraits de Citizenfour, documentaire de Laura Poitras (Praxis Films, 2014). L’expérience menée par le CNRS à Montpellier est rapportée par Jacques Henno (Les Échos, 2 octobre 2018).

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1 commentaire

  1. Debra

     /  12 juin 2023

    Voici un excellent document que je vais partager avec certains de mon entourage. Il permet de percevoir les enjeux de « socialisme » et « totalitarisme ».

    Je pense qu’il est important de se dire qu’il y a le mot « total » dans « totalitarisme », donc, il s’agit d’une entreprise… totalisante.
    Une entreprise (ou une utopie) totalisante vise à abolir l’extérieur comme extérieur, ce qui en soi est… un vrai malheur. Sans extérieur (une autre manière de parler d’objectivité, car l’objet est nécessairement extérieur à soi) aucune pensée n’est possible. La possibilité de pensée suppose un va et vient constant entre intérieur et extérieur, (matérialisé ? par des frontières pour limiter/délimiter) afin de pouvoir… comparer, et sans cette comparaison, il n’est pas possible de construire une vérité viable.. pour soi.
    Ce problème de l’extérieur et son identification est déterminant pour l’individu, et pour la société dans laquelle ce dernier prend place, et la volonté d’abolir l’extérieur (le projet paulinien, « dans le Christ il n’y a ni Est, ni Ouest ni Nord, ni Sud, mais UNE GRANDE COMMUNAUTE D’AMOUR à travers la terre tout entière, mais aussi… la « démocratie » planétaire, rejeton du projet Paulinien) ne peut qu’échouer, d’une manière ou d’une autre. Le total… n’est jamais total, et le Un… se laisse toujours éclater dans ses parties, surtout quand il s’agit d’autre chose que des abstractions mathématiques.

    Ce qui me frappe et m’interroge dans cette postface est l’hostilité de l’intellectuel français contre Orwell, et ce problème très actuel remonte dans le temps au delà d’Orwell.
    On se souviendra que Tocqueville s’étonnera de l’irruption d’un intelligentsia français s’octroyant l’expertise sur l’art de gouverner depuis le monde des… lettres, et en dehors de toute exercice du pouvoir sur le terrain, et ceci, avant la Révolution Française. Ne pourrait-on pas dire qu’avant la Révolution française, une classe ? intellectuelle s’impose comme incarnant la Raison triomphante, qui, de haut en bas, DIRIGE l’activité du corps politique, mais coupée, et clivée des apports du terrain ? N’a t-on pas déjà ce cerveau dans un bocal, profondément DECONNECTE du terrain où se vit l’expérience qui n’est pas livresque ? (une pensée pour l’expérience très différente de Simon et Orwell sur le « terrain ». Une pensée également pour Rory Stewart, dans « En Afghanistan » racontant son périple à la suite de Babur, en comparaison avec des journalistes occidentaux qui, sans des acquis historiques et linguistiques pour faire leur travail en Afghanistan étaient… à la merci de ce qu' »on » voulait bien leur raconter de ce qui se passait sur le terrain en 2001.)

    Cela fait longtemps que je crois que ce cerveau dans un bocal est une métaphore organisatrice de ce qui est devenu un nouveau projet totalisant, greffé sur le projet Paulinien, mais s’y substituant à la longue. La glorification de l’intelligence… cérébrale, PURE, un cerveau coupé de pieds, de sphincters, de liquides visqueux organise le monde machinal qui.. EXCLUT un corporel vécu comme une profonde blessure narcissique infligée à l’individu, et à l’espèce. Cette exclusion là va de pair avec la désincarnation, la volonté de vivre… en dehors du corps ? de manière virtuelle ?

    Il y a beaucoup à dire sur ce texte, et j’y reviendrai, je l’espère, car il le mérite.

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