Renaud Garcia, note sur « Terre et Liberté » d’Aurélien Berlan

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Renaud Garcia

Note sur Terre et Liberté
d’Aurélien Berlan

L’Inventaire, automne 2022

Dans Terre et Liberté, sous-titré La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, livre important publié à l’automne 2021, Aurélien Berlan propose une nouvelle histoire de l’idée de liberté, en suivant le fil du développement industriel. Une histoire dont les fidèles de la première heure de cette revue ont déjà lu quelques jalons : voyez les articles « Critique sociale et critique culturelle » dans notre numéro 1 (automne 2014) et « le citoyen augmenté » dans notre numéro 6 (automne 2017).

Les réactions somme toute modérées aux révélations de l’ex-agent de la NSA Edward Snowden l’ont montré dès 2013 : désormais, le citoyen de l’ère digitale, sans cesse expose sous l’œil des réseaux, n’a cure de défendre sa vie privée contre les intrusions du Big Brother informatique. Au fond, à quoi bon protéger son intimité si l’on n’a rien à se reprocher ? La distinction établie par les Modernes entre la liberté comme jouissance tranquille de l’indépendance privée et la liberté (gréco-romaine) comme participation civique aux affaires publiques a vécu.

(suite…)

Nicolas Gey, « Subsister »

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Nicolas Gey
Subsister
L’Inventaire, automne 2022

Merci à Amélie, à qui
cette réflexion doit beaucoup.

Comme Aurélien Berlan le confie au lecteur, son dernier ouvrage, intitulé Terre et Liberté, est né d’une dizaine d’années de lectures, d’analyses et d’expériences (personnelles et collectives) touchant aux relations périlleuses qu’entretiennent quête d’autonomie et fantasme de délivrance. La réflexion, méticuleuse et claire, possède en outre le mérite de ne pas éluder la question de l’énergie dont tout effort d’autonomie dépend effectivement. Une fois ramenée dans le giron de la politique, la question de l’énergie rappelle que nous ne pouvons nous contenter d’espérer une juste redistribution des fruits de la croissance industrielle (qui, comme l’avait compris Ivan Illich, concentre par essence le pouvoir) : il faudrait, ici et maintenant, distribuer plus équitablement les ressources naturelles et le travail, travail entendu au sens physique de dépense utile d’énergie.

On regrettera toutefois que l’analyse s’arrête en chemin, dans son dernier tiers, lorsqu’elle délaisse subrepticement le postulat matérialiste sur lequel elle entendait se fonder. À mesure que la réflexion sur l’autonomie prend un tour plus idéel, le propos se fait plus volontariste, sinon incantatoire. Ainsi, lorsqu’elle s’applique à distinguer entre une conception survivaliste de la situation socio-économique et une conception moins libérale, qualifiée de « subsistantialiste », cette réflexion sacrifie finalement à l’impératif militant qui enjoint à chacun de conclure toute prise de position sur une note positive :

Dès lors que l’on adopte la perspective de la subsistance, écrit Aurélien Berlan, l’hypothèse que le supermarché global s’effondre perd sa dimension apocalyptique : ce ne sera pas la fin du monde, mais seulement la fin d’un monde, celui que les puissants ont construit dans leur propre intérêt. (1)

Qui doit-il subsister ? (suite…)

Aurélien Berlan, postface à « Du satori à la Silicon Valley » de Theodore Roszak

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Aurélien Berlan

Postface à
Du satori à la Silicon Valley 

de Theodore Roszak
Éditions Libre, 2022

L’intérêt porté en France à l’œuvre de Theodore Roszak (1933-2011) est révélateur des vicissitudes de la critique du « système », c’est-à-dire de la société industrielle caractérisée par la synergie entre le capitalisme, l’État bureaucratique et la technoscience. Largement connu et traduit dans les années 1970, alors que la contestation de ces trois puissances sociales fait rage, il tombe dans l’oubli à partir des années 1980, avec la reprise en main néolibérale du monde et la canalisation sociale-démocrate de la critique sociale (1). Depuis quelques années, dans un contexte où l’accélération du désastre socio-écologique relance la critique radicale, il réémerge en tant que fondateur de l’écopsychologie (2). Ce prisme-là peut toutefois induire en erreur sur la pensée de l’essayiste et historien californien, tant l’écopsychologie, telle qu’elle est vendue dans les rayons « développement personnel » des librairies, conduit à dépolitiser l’écologie et à nourrir le greenwashing ambiant, à rebours des intentions de celui qui a forgé le terme (3). Ce faisant, Roszak voulait souligner que l’impasse socio-écologique dans laquelle nous nous enfonçons était le symptôme d’une profonde aliénation psychique, liée au primat de la vision scientiste et technocratique du monde (ce qu’il appelle la « conscience objective (4) »). En sortir suppose donc de libérer l’écologie des griffes des gestionnaires du « système-Terre » pour en saisir la portée subversive sur les plans social, culturel et spirituel. À la manière du groupe français Survivre et vivre (5), Roszak défend une critique de la modernité industrielle qui, loin de se cantonner à la dénonciation de la quête de profit, inclut une critique de la technoscience et de sa conception étriquée de la rationalité. L’écologie doit prendre la forme d’une contre-culture (autre notion qu’il a sinon forgée, du moins contribué à diffuser), à la fois contre l’establishment conservateur et ses critiques progressistes – qu’il s’agisse de la gauche classique ou de la « nouvelle gauche ». Et c’est à ce titre qu’il suscite à nouveau de l’intérêt, à l’heure où les invitations à « déserter » la Grande Armée du Progrès industriel et à combattre sa politique de la Terre brûlée se multiplient comme dans les années 1960 et 1970. En témoigne la nouvelle traduction en 2021 de son essai phare de 1969 sur la contre-culture américaine : Naissance d’une contre-culture. (suite…)