Thierry Discepolo et Celia Izoard, postface à « 1984 »

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Thierry Discepolo et Celia Izoard

Postface à la nouvelle traduction de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre
de George Orwell par Celia Izoard aux éditions Agone (2021)

Pour définir certains romans qui ne répondent pas aux exigences les plus élevées de la création littéraire mais qui, dans leur genre, sont très réussis, Orwell parlait de « bons mauvais livres ». Sous cette formule, il rassemblait un type d’ouvrage dont les qualités de « savoir-faire et la grâce naturelle », une indéniable efficacité, ou encore la sincérité d’un auteur qui n’est pas « inhibé par le bon goût » leur donnaient de sérieux avantages en termes de « survie littéraire ». Ces bons mauvais romans, précisait-il, « laissent dans leur sillage un parfum particulier [et] “inventent un monde” » sans pour autant mobiliser ni érudition ni recherches stylistiques. Au vu de ces critères et de la durée de son succès, ne peut-on justement qualifier 1984 de « bonne mauvaise littérature » ?

En attendant d’éprouver cette hypothèse, il ne fait aucun doute que c’est en mauvaise littérature, tout simplement, que ce roman a été traité, depuis sa première version française en 1950, par le monde des lettres parisien et jusqu’à son éditeur. Pendant soixante-huit ans, c’est en effet la même traduction fautive et caviardée qui a été réimprimée (1). Et deux écrivains reconnus ont pris la peine de discréditer la conception de la littérature d’Orwell ainsi que son engagement politique. « Ce que j’ai voulu plus que tout, écrivait-il en 1946, c’est faire de l’écriture politique un art. » Pour Milan Kundera, romancier immortalisé par L’Insoutenable Légèreté de l’être, ce programme ne fait pas seulement de l’auteur de1984 un traître à la littérature mais aussi un fossoyeur des idées qu’il défend. Et le prix Nobel de littérature Claude Simon s’est appliqué à démontrer qu’Orwell a fait la preuve, dans son Hommage à la Catalogne, qu’il n’est ni un témoin sincère ni un écrivain. Comment expliquer pareil traitement, alors que l’œuvre de l’essayiste, journaliste et romancier britannique est devenue une référence toujours plus pertinente pour décrire l’évolution du monde ?

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