Sébastien Navarro, « D’un narcissisme destructeur »

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Sébastien Navarro

D’un narcissisme destructeur 

Mis en ligne sur le site d’A contretemps le 18 avril 2022

■ Daniel BERNABÉ
LE PIÈGE IDENTITAIRE
L’effacement de la question sociale

Traduit de l’espagnol par Patrick Marcolini
avec l’aide de Victoria Goicovich
L’Échappée, 2022, 320 p.

Dans l’excellent avant-propos du livre signé Patrick Marcolini, le lecteur découvre cette étonnante confidence par laquelle Daniel Bernabé, auteur du Piège identitaire, répond aux critiques d’un économiste patenté – et accessoirement ministre du gouvernement espagnol – au sujet de possibles faiblesses théoriques de son livre. Plutôt que de ferrailler sur le terrain marécageux des arguties, Bernabé se rabat sur le nerf de sa démarche : non, il n’a pas rédigé de « thèse universitaire » censée rivaliser avec la production de quelques mandarins émérites mais « un essai politique qui veut s’adresser au plus grand nombre ». On imagine la grimace, sarcastique et dédaigneuse, d’un détenteur de chaire universitaire devant un coming out aussi grossièrement « populiste ». Surtout quand Daniel Bernabé enfonce ce clou – jubilatoire – que nous reproduisons in extenso : « Je n’ai pas un petit bureau au calme à l’université pour me consacrer à la recherche académique. Je suis un travailleur culturel précaire, ce qui signifie que pendant que j’écris mes livres à un rythme infernal, je suis aussi obligé de faire bouillir la marmite avec des articles et des reportages. Je n’ai ni le temps ni les moyens de passer quinze jours, comme le ferait un docteur en sciences sociales, à justifier le moindre petit paragraphe avec une citation d’un auteur obscur. Les gens comme moi doivent se contenter de suivre leur flair et d’écrire au fil de la plume. C’est comme ça qu’on produit de la littérature de combat, et pas autrement. » Ces moments de vérité où un auteur évoque les circonstances matérielles lui permettant d’écrire sont suffisamment rares pour être notés. Dans le cas présent, elles témoignent de l’urgence manifeste d’une voix décidée à maintenir le fer d’une « littérature de combat » dans le coeur du Léviathan économique. Et surtout, à rebours des micros-récits fractionnant les résistances en autant d’esquifs à la dérive, d’innerver ce lien vital entre luttes actuelles et grands récits du passé où les opprimés ont redressé, tous ensemble, l’échine et le poing. Citons le sociologue américain Vivek Chibber dans un article à charge contre les théoriciens du postcolonialisme : « Par quel artifice la mondialisation n’impliquerait-elle pas une forme d’universalisation du monde ? Dès lors que les pratiques qui se répandent partout peuvent légitimement être décrites comme capitalistes, c’est bel et bien qu’elles sont devenues universelles. Le capital avance et asservit une part de plus en plus importante de la population. Ce faisant, il façonne un récit qui vaut pour tous, une histoire universelle : celle du capital (1). » Une condition humaine non pas éparpillée sur les confettis d’un archipel des douleurs mais appréhendée comme un tout menacé par un régime cohérent de prédations planétaires.  (suite…)

Jean-Claude Michéa,  « Pour en finir avec le XXIe siècle »

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Jean-Claude Michéa

 Pour en finir avec le XXIe siècle

(Préface à l’édition en 2006
de La Culture du narcissisme de Christopher Lasch)

 

1. Au début de son merveilleux petit livre sur George Orwell, Simon Leys fait observer, avec raison, que nous avons là un auteur qui « continue de nous parler avec plus de force et de clarté que la plupart des commentateurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin » (1). Toutes proportions gardées, ce jugement s’applique parfaitement à l’œuvre de Christopher Lasch et plus particulièrement à La Culture du narcissisme, qui est sans doute son chef-d’œuvre. Voici, en effet, un ouvrage écrit il y a déjà plus de vingt ans (2) et qui demeure, à l’évidence, infiniment plus actuel que la quasi-totalité des essais qui ont prétendu, depuis, expliquer le monde où nous avons à vivre.

2. Par sa formation intellectuelle initiale (le « marxisme occidental » et, plus particulièrement, l’École de Francfort) Lasch s’est, en effet, trouvé assez vite immunisé contre ce culte du « Progrès » (ou, comme on dit maintenant, de la « modernisation ») qui constitue, de nos jours, le catéchisme résiduel des électeurs de gauche et donc également un des principaux ressorts psychologiques qui les retient encore à cette étrange Église malgré son évidente faillite historique. Présentant, quelques années plus tard, la logique de son itinéraire philosophique, Lasch ira jusqu’à écrire que le point de départ de sa réflexion avait toujours été cette « question faussement simple : comment se fait-il que des gens sérieux continuent encore à croire au Progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandonner cette idée ? »  (3) Or, le simple fait d’accepter de poser cette question sacrilège ne permet pas seulement de renouer avec plusieurs aspects oubliés du socialisme originel (4). Il contribue également à lever un certain nombre d’interdits théoriques qui, en se solidifiant avec le temps, avaient fini par rendre pratiquement inconcevable toute mise en cause un peu radicale de l’utopie capitaliste. C’est ainsi, par exemple, que la question soulevée par Lasch rend à nouveau possible l’examen critique de l’identification devenue traditionnelle – par le biais d’une forme quelconque de la théorie des « ruses de la raison » – entre le mouvement, posé comme inéluctable, qui soumet toutes les sociétés au règne de l’Économie et le processus d’émancipation effective des individus et des peuples. En d’autres termes, si l’on consent à traduire les concepts a priori de l’entendement progressiste, devant le tribunal de la Raison, si, par conséquent, on cesse de tenir pour auto-démontrée l’idée que n’importe quelle modernisation de n’importe quel aspect de la vie humaine constitue, par essence, un bienfait pour le genre humain, alors plus rien ne peut venir garantir théologiquement que le système capitaliste – sous le simple effet magique du « développement des forces productives » – serait historiquement voué à construire, « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » (Marx), la célèbre « base matérielle du socialisme », autrement dit l’ensemble des conditions techniques et morales de son propre « dépassement dialectique ». Cela signifie en clair – pour s’en tenir à quelques nuisances bien connues – que le développement d’une agriculture génétiquement modifiée, la destruction méthodique des villes et des formes d’urbanité correspondantes ou encore l’abrutissement médiatique généralisé et ses cyberprolongements, ne peuvent, de quelque façon que ce soit, être sérieusement présentés comme un préalable historique nécessaire, ou simplement favorable, à l’édification d’une société « libre, égalitaire et décente » (5). Ce sont là, au contraire, autant d’obstacles évidents à l’émancipation des hommes, et plus ces obstacles se développeront et s’accumuleront (qu’on songe par exemple à certaines lésions probablement irréversibles de l’environnement), plus il deviendra difficile de remettre en place les conditions écologiques et culturelles indispensables à l’existence de toute société véritablement humaine. Ceci revient à dire, le capitalisme étant ce qu’il est, que le temps travaille désormais essentiellement contre les individus et les peuples, et que plus ceux-ci se contenteront d’attendre la venue d’un monde meilleur, plus le monde qu’ils recevront effectivement en héritage sera impropre à la réalisation de leurs espérances – y compris les plus modestes. Or cette idée constitue la négation même du dogme progressiste, lequel pose par définition que la Raison finit toujours par l’emporter et qu’ainsi, il est d’ores et déjà acquis que le xxie siècle sera grand et l’avenir radieux. C’est pourquoi la critique de l’aliénation progressiste doit devenir le premier présupposé de toute critique sociale. Et malheureusement c’est une critique qui, jusqu’à présent, n’a guère dépassé le stade des commencements (6).

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Christopher Lasch,  Nouveau regard sur « La Culture du narcissisme »

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Christopher Lasch

 Nouveau regard sur
La Culture du narcissisme

(Postface à l’édition de 1991)

 

Grâce à Tom Wolfe et à toute une meute de journalistes de moindre importance, les années soixante-dix avaient déjà été baptisées « décennie du moi » lorsque La Culture du narcissisme a été publiée en 1979. De nombreux commentateurs n’ont vu évidemment dans ce livre qu’une analyse supplémentaire des attitudes égocentriques qui paraissaient avoir détrôné les préoccupations sociales des années soixante. Les journalistes nous ont appris à considérer les décennies comme l’étalon du temps historique et à voir apparaître un nouvel ensemble de tendances culturelles tous les dix ans. Si les années soixante étaient l’ère du Verseau, de l’engagement social et de la révolution culturelle, les années soixante-dix n’ont pas tardé à être identifiées comme l’ère de l’égocentrisme et du repli politique.

Les critiques ont accueilli La Culture du narcissisme comme une « jérémiade » supplémentaire s’attaquant au sybaritisme, comme un constat sur les années soixante-dix. Ceux qui ont trouvé le livre trop sinistre ont annoncé qu’il serait de toute façon bientôt dépassé, puisque la décennie qui allait commencer nécessiterait un nouvel ensemble de tendances, de nouveaux slogans et de nouveaux mots d’ordre, afin de se distinguer des décennies précédentes.

Malgré les prédictions de nombreux commentateurs, les années quatre-vingt n’ont toutefois pas été celles d’un retour à l’altruisme et à l’esprit civique. Les yuppies qui ont donné le ton culturel de cette décennie n’étaient pas des exemples de dévouement altruiste au bien public. À présent que commence une nouvelle décennie, on me demande, selon l’expression du New York Times, si « le je commande toujours ». Sommes-nous encore aujourd’hui une nation de « Narcisses contemporains » ? Ou avons-nous enfin commencé à redécouvrir le sens du devoir civique ? Ces questions sont, je pense, mal posées ; mais, même s’il s’agissait de bonnes questions, elles n’ont pas grand-chose à voir avec les problèmes que pose La Culture du narcissisme.

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Daniel Sibony, « Islam, phobie, culpabilité »

(Ce texte a été mis en ligne une première fois en août 2015 sur le site
du collectif Lieux communs, précédé d’une présentation et d’un avertissement)

L’émission Répliques sur le sujet

Télécharger le fichier Islam…

Daniel Sibony

Islam, phobie, culpabilité

(extraits choisis)

Articulation du livre

1. Ce livre part d’un constat : dans le Texte fondateur de l’islam s’exprime une malédiction envers les « Gens du Livre » (juifs et chrétiens).

2. Il est lu par la masse des fidèles, et certains, plus zélés que d’autres ou plus fragiles, veulent passer à l’acte ces paroles négatives.

3. Les modérés disent que cela n’a rien à voir avec l’islam. Or, plus ils le disent, plus il y a d’intégristes qui veulent soutenir ce texte comme pour ne pas l’abandonner. Il les rattrape et les rappelle à une certaine fidélité.

4. L’Occident, au lieu de poser que nul n’est responsable de ses ancêtres et de leurs écrits, a fait de ce problème un tabou et l’a enveloppé de secret au nom d’une culpabilité qui sert surtout son narcissisme et son pouvoir. Une culpabilité dont l’usage est pervers.

5. Il s’ensuit que non seulement le problème demeure, mais qu’il y en a un nouveau : l’interdit de parler du problème, qui dès lors est perçu comme une tare dont les radicaux violents seraient le symptôme le plus criant.

6. Cette situation bloquée, des noyaux actifs la travaillent en tous sens (intégristes, gens de pouvoir en Europe, groupes et associations, médias etc.). La grande masse, elle, musulmane ou non, est laissée là-dessus dans une sorte d’abandon où prévaut le chacun pour soi.

7. Il s’ensuit une baisse réelle de la liberté d’expression, un accroissement de la censure, qui est lui-même censuré, passé sous silence.

8. Il faut repenser la transmission du Texte et chercher des issues symboliques. Les musulmans ne sont pas responsables de ce que leur Texte dit des autres ; et les autres – actuels – ne sont pas responsables des péchés qu’on impute à leurs ancêtres.

9. Le livre s’achève sur le rêve d’un ami : il y aurait un verset oublié du Coran, où Allah acquiesce à toute sa création et donne son agrément aux insoumis et aux soumis, aux vertueux et aux pervers, en disant que la vie de chacun lui donne toujours la réplique qu’il mérite. (suite…)