José Ardillo, recension des « Essais d’hérésie » de L. A. Bredlow

[Nous venons de recevoir cette recension par José Ardillo des Essais d’hérésie
de Luis Andrés Bredlow, que nous publions volontiers]

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José Ardillo

Recension des Essais d’hérésie de Luis Andrés Bredlow
Crise et Critique, 2024

Luis Andrés Bredlow, décédé il y a quelques années, n’est pas un auteur très connu en France. Chercheur en philosophie, essayiste et poète installé à Barcelone, traducteur de Günter Anders et de Guy Debord en espagnol et auteur d’une introduction aux écrits de Stirner, son œuvre se compose également de textes courts et d’articles publiés dans des revues comme Archipiélago, Mania ou Etcétera, connues pour leur vocation critique en marge de tout discours officiel. En ce sens, Bredlow fait partie de ces auteurs qui se tiennent à l’écart de la scène intellectuelle et académique et préfèrent parler à partir d’une perplexité ironique et désintéressée, en occupant des espaces où il est encore possible de porter une voix sans avoir à rendre des comptes aux petites et grandes tyrannies qui nous cernent. Il n’est pas difficile de deviner que notre auteur s’inscrit dans une tradition de pensée libre et inconditionnée, qui tâche de l’être du moins, et qu’il ne craint pas d’être frappé de l’ostracisme auquel les nouvelles orthodoxies condamnent les hérétiques.

De nos jours, nous sommes victimes des différentes orthodoxies que la classe dirigeante et tous ceux qui se soumettent à ses préceptes veulent nous imposer de gré ou de force. Quelles sont-elles ? Le livre de Bredlow en signale précisément quelques-unes, parmi les plus implacables et les plus œcuméniques : Démocratie, État, Progrès, Futur, Bien-Être… Un catalogue d’horreurs quotidiennes qui constituent pourtant l’idéologie utilisée par le Pouvoir pour administrer ses stratégies. Ceux, peu nombreux, qui ne partagent pas les principes de l’orthodoxie officielle sont-ils irrémédiablement voués au bûcher où brûlaient jadis les hérétiques ? En tout état de cause, Bredlow, avant d’être soumis à un supplice si sanguinaire, prend le temps d’expliquer les raisons qui l’ont poussé à s’écarter de l’orthodoxie officielle et à faire acte d’hérésie. Un exercice de toute évidence nécessaire, car bien que les inquisiteurs de service ne semblent pas très enclins à entendre raison, c’est un devoir inéluctable pour le dissident que de rendre public le défi à l’autorité.

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James Horrox, « Le mouvement des kibboutz et l’anarchie »

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James Horrox

Le mouvement des kibboutz et l’anarchie.
Une révolution vivante
(2009, traduit de l’anglais par Philippe Blouin
pour les Editions de l’éclat en 2018)

Introduction

« Comme l’homme cherche la justice dans l’égalité,
la société cherche l’ordre dans l’anarchie.
Anarchie, absence de maître, de souverain, telle est la forme
de gouvernement dont nous approchons tous les jours.
 »
Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? 1840

Parmi toutes les expériences d’« utopies » sociales qui ont pu se développer dans l’histoire récente, le mouvement des kibboutz (1) fait à la fois office d’exemple et d’exception. À partir d’un ensemble de cabanes de torchis rudimentaires établies sur les rives du Jourdain au début du XXe siècle, l’idée d’une société communautaire, dépourvue de toute exploitation et de domination, s’est rapidement implantée en Palestine mandataire et est parvenue à constituer un réseau national de communautés égalitaristes. Avec leurs hauts et leurs bas, ces communes ont perduré sous différentes formes pendant plus d’un siècle.

À la différence des autres expériences « utopiques » qui, pour la plupart, n’ont connu qu’une brève existence historique et ont généralement été rejetées par leurs sociétés d’accueil qui les considéraient avec méfiance et appréhension, les kibboutz ont joué un rôle central et même décisif dans la fondation d’une nation et dans la possibilité donnée à un peuple de se reconstruire. Dès leur création, ils ont assumé l’ensemble des tâches essentielles à la renaissance juive : ils ont aidé à la construction des infrastructures du futur État d’Israël et jeté les bases d’une économie nationale ; ils ont assumé la responsabilité de l’intégration en masse de plusieurs milliers d’émigrants, créé un syndicat national regroupant plus des trois quarts de l’ensemble des forces de travail du pays et fourni une contribution industrielle et agricole encore largement supérieure à leur importance démographique.

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Annkrist, « La beauté du jour »

(écouter la chanson d’Annkrist)

La beauté du jour

Dis-moi toi ce que t’inspire
La beauté du jour
Viens vers moi que j’en retire
Un vrai chant d’amour
Le temps suspend la fragrance
D’un parfum très rare
Quelque archange en vacances
Soupire quelque part

Roux et rousses exceptionnelles
A l’éclat [carrare]
S’inclinent au fond des chapelles
Sises en nos mémoires
L’amour ne fait pas d’esclaves
Mais des volontaires
Faut avoir la peau suave
Et des nerfs de fer

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Trois tracts de Gustav Landauer

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Gustav Landauer
Trois tracts

Que veut l’Alliance socialiste ?
(1908)

L’Alliance socialiste cherche à regrouper tous les êtres humains qui veulent se mettre sérieusement au socialisme.

On vous a dit que la société socialiste ne pourrait remplacer l’exploitation, la prolétarisation, le capitalisme que dans un temps indéterminé, éloigné. On vous a renvoyé au développement.

Nous disons : le socialisme n’adviendra pas du tout si vous ne le créez pas.

Il y en a certains, qui vivent parmi vous, pour dire que la révolution doit d’abord arriver, et qu’ensuite le socialisme pourra commencer.

Mais comment ? Implanté d’en haut ? Un socialisme d’État ? Où sont les organisations, les prémices, les germes d’un travail socialiste et d’un échange juste entre communautés de travail socialistes ? Nulle part on n’en voit la moindre trace, la moindre idée, la moindre prise en compte de sa nécessité.

Nous faudra-t-il à cet instant être renvoyés aux avocats, aux politicards, aux curateurs du peuple ?

Les peuples ont toujours eu de mauvaises expériences avec eux. Nous disons : c’est mettre la charrue avant les bœufs ! Nous n’attendons pas la révolution pour qu’ensuite commence le socialisme, mais nous commençons à faire du socialisme une réalité, afin qu’à travers cela advienne le grand renversement !

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Fabrice Nicolino, « Lettre à des jeunes gens sur le destin du monde »

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Fabrice Nicolino
Lettre à des jeunes gens sur le destin du monde

Voyez-vous, je suis presque vieux. Mais désespérément aussi jeune que vous, qui commencez votre vie terrestre. Il ne vous a pas échappé que tout va mal et vous souffrez, évidemment, d’un avenir aussi noir que le charbon le plus sombre. J’aimerais vous dire quelques mots.

Tout d’abord, c’est vrai. Le climat, cette bénédiction à peu près stable pendant douze milliers d’années, est désormais un fou dangereux. Il aura permis l’émergence des civilisations, de toutes ces civilisations que nous vénérons tant. L’Égypte de Pharaon, la Chine de l’empereur Jaune, la civilisation Chavin d’avant les Incas, Tenochtitlan, Nok, Aksourn, Sumer, Babylone, Athènes, Rome n’auraient pas vu le jour sans la garantie de récoltes à peu près régulières. À peu près.

Et c’est donc fini. Comme si cela ne suffisait pas, un autre phénomène incroyable se déroule devant nous, sous tant de regards incrédules. La vie disparaît, comme une goutte d’eau au soleil. Elle se perd dans l’azur. La beauté nous quitte, sans esprit de retour. Des formes nées au fil d’un temps immense de milliers de siècles ne pourront plus être admirées par quiconque. Et certaines, déjà nombreuses, ont déjà versé dans le néant. Continuer la lecture »

Annie Le Brun, « Du trop de théorie »

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Annie Le Brun
Du trop de théorie
2006

Que j’aie choisi d’intituler cette intervention Du trop de théorie (1) après avoir publié, il y a maintenant six ans, une violente critique de ce temps qui avait pour titre Du trop de réalité (2), n’est pas dû à mon manque d’imagination, comme des esprits malveillants pourraient le croire. Je pense plutôt que c’est le fait de l’époque. Au point de me demander si ce manque d’imagination n’est pas ce qui relie en profondeur le trop de théorie apparu avec les années soixante-dix au trop de réalité des années 2000.

Du moins, j’y vois la raison pour laquelle je me suis tout naturellement tenue très loin des différents philosophes réunis sous le label de la French Theory. Et pour qu’on mesure à quelle distance de cette activité conceptuelle je me trouvais au moment où, justement, commençait à se constituer l’ensemble théorique qui nous occupe aujourd’hui, je citerai quelques phrases de ce que j’écrivais alors. C’était en 1969 : Continuer la lecture »

François Lonchampt, « Engrenage »

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François Lonchampt
Engrenage

Mais d’où vient cette résistance à dissoudre
les hiérarchies sexuelles ?
Le Monde, 2014

On se persuade volontiers d’avoir à vivre des moments décisifs, à l’orée de son existence, et comme bien d’autres avant moi, j’ai éprouvé la certitude de connaître des bouleversements de grande ampleur et d’avoir à jouer dans cette représentation un rôle important : j’imaginais de bonne foi, avec quelques élus, d’être appelé à l’élaboration d’une théorie critique dont la classe ouvrière allait s’emparer pour réaliser le programme que Marx et les premiers socialistes lui avaient assigné et imposer la dictature internationale des conseils. Simone Weil en traitait plaisamment, en relevant que « chaque génération révolutionnaire se croit, dans sa jeunesse, désignée pour faire la vraie révolution, puis vieillit peu à peu et meurt en reportant ses espérances sur les générations suivantes ; elle ne risque pas d’en recevoir le démenti, puisqu’elle meurt ». Mais l’émancipation de l’humanité grâce à l’assaut des prolétaires aux citadelles du capital n’était pas au rendez-vous de l’histoire (1), et il nous revenait seulement de traverser cet éternel présent qui n’en renferme aucune trace, caractéristique de la consommation des temps dans la prophétie millénariste, et tout l’enchaînement de cataclysmes et de vexations qui doit normalement le précéder. Continuer la lecture »

« Poésie contre l’État », un entretien avec Luis Andrés Bredlow

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Un entretien avec Luis Andrés Bredlow
Poésie contre l’État

 

Nous avons reçu de Manuel Martinez, son traducteur, à l’occasion de la parution des Essais d’hérésie de Luis Andrés Bredlow aux éditions Crise & Critique, la traduction d’un entretien inédit datant de 1995, accompagnée d’une brève notice biographique. Pour une plus ample présentation, nous renvoyons le lecteur au portrait « Souvenir de Luis Bredlow » qu’en avait fait son ami Anselm Jappe au moment de son décès.

*

Luis Andrés Bredlow (1958-2017) a enseigné l’histoire de la philosophie à l’université de Barcelone. Poète, traducteur, essayiste, philosophe, spécialiste de Parménide, après avoir contribué à la diffusion des idées situationnistes en Allemagne dès la fin des années soixante-dix par le biais de la revue Ausschreitungen qu’il cofonda avec l’éditeur Klaus Bittermann, il a participé aux revues barcelonaises Archipiélago, Mania et Etcétera, dans lesquelles il a publié de nombreux articles de critique sociale ainsi que des traductions de textes de la critique de la valeur. On lui doit, entre autres choses, une traduction du passage sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » du Capital de Marx (introduite par Anselm Jappe), une édition des Écrits mineurs de Max Stirner, des traductions commentées des œuvres de Gorgias et de Diogène Laërce, une introduction à la philosophie de Platon et à celle de Kant, ainsi qu’une édition critique du Poème de Parménide en collaboration avec Agustín García Calvo. Outre les Essais d’hérésie, le lecteur pourra lire en français son article « La contradiction et le sacré » publié dans le n° 6 de la revue Jaggernaut, ainsi que les présentations qu’il a faites des ouvrages traduits en français d’Agustín García Calvo (La société du bien-être, Le pas de côté, 2014 ; Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire, La Tempête, 2020 ; Qu’est-ce que l’État ?, Atelier de création libertaire, 2021 et Apophtegmes sur le marxisme, Crise & Critique, 2022). Continuer la lecture »

Rémi de Villeneuve, « Par-delà nature et culture : le nouveau règne des machines »

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Rémi de Villeneuve

Par-delà nature et culture :
le nouveau règne des machines
Petite critique de la grande thèse de Philippe Descola

Qui cherche à gagner en influence doit s’en remettre à la circulation de l’information, et donc aux nouvelles technologies utilisées à cet escient. Ceci ne vaut pas que pour les stars du show-business ou les professionnels de la politique, cela vaut aussi désormais pour les savants et les intellectuels, et donc tout particulièrement pour celles et ceux qui font passer l’immédiateté du succès médiatique avant le temps long de la reconnaissance par les pairs (suivie, souvent de façon posthume, par celle des gens ordinaires). Autrement dit, l’intelligence des intellectuels, de leurs travaux ou leurs œuvres, s’est fait doubler par une sorte d’opportunisme cybernétique qui ne se mesure jamais mieux qu’à l’aune du nombre de fois où leur nom est cité dans les fichiers informatiques de la recherche techno-scientifique globalisée, avant de se faire une place dans les médias et – ce qui revient à peu près au même – les « milieux » qui font l’actualité.

C’est ainsi que nous entendons beaucoup parler aujourd’hui de Philippe Descola – et de Bruno Latour notamment, mort récemment, avec qui Descola entretenait d’ailleurs des échanges intellectuels très rapprochés.

Un tel opportunisme technologiquement augmenté n’est évidemment pas donné à tout le monde ; il faut quand même savoir saisir les bonnes opportunités. Et pour cela, rien de tel que de partir avec les bons bagages, qu’ils soient « économiques » (comme c’est le cas du champagne Latour) ou « culturels » (à l’image de la thèse d’anthropologie que Descola a soutenue sous la direction de Claude Lévi-Strauss). Continuer la lecture »

Freddy Gomez, « Digression sur la confusion »

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Freddy Gomez
Digression sur la confusion

Mis en ligne sur le site A contretemps le 4 mars 2024

 

Il arrive parfois qu’on nous écrive pour nous manifester une certaine mauvaise humeur, voire plus, suscitée par nos hétérodoxes « digressions » qui, l’air de rien, circulent assez dans certains milieux que, par facilité, l’on pourrait qualifier de gauchistes à la mode post-mo. Encore que le terme de « gauchistes », au sens de Lénine, leur aille plutôt mal, puisqu’il désignait explicitement les « gauches communistes » et, plus largement, tous ceux qui, anti-autoritaires, remettaient en cause, d’un point de vue révolution-naire s’entend, le postulat avant-gardiste et les méthodes policières du bolchevisme historique. Il leur va tout aussi mal, d’ailleurs, au sens que prit, par un curieux retournement, cette qualification dépréciative dans l’après-68, qui finit par englober tout ce qui, de près ou de loin, se situait à la gauche du Parti communiste français – ce qui, entre nous soit dit, n’était pas difficile. Ainsi des autonomes de toutes sortes et des anarchistes (pas encore post mais, pour beaucoup, déjà néo) se virent rangés dans le même panier à crabes que les léninistes de tout acabit – trotskistes, maoïstes, guévaristes et autres –, autrement dit les contempteurs historiques du gauchisme originel. Preuve que les journaleux de l’époque n’étaient pas encore lobotomisés, mais déjà ignorants en matière d’histoire. 

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Béatrice Douvre, « A l’hiver d’un feu »

À l’hiver d’un feu

Le visage traversé
Dans des jardins à jambes de verre, et de roses
Quand recommence la mer tendue
Des lampes, et le froid
Et que l’on tient, dans les mains, le dernier monde

Rêve, et à l’avant du rêve un corps l’éclaire
J’ai peur de ces troupeaux dans le progrès des lampes
Peur de la terre des pas
Près de la porte où penche
La nuit lourde de l’aile
Il y a ce péril

Des lampes dans la maison
Ce désir
Comme un taureau dans l’or
Un feu de bois de rose
Coupé par l’hiver.

Soleils courts, 1991 Continuer la lecture »

Charles Stépanoff, « Métaphysiques de la prédation »

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Charles Stépanoff

Métaphysiques de la prédation

Conclusion de l’essai L’animal et la mort
La Découverte, 2021

 

« Après tout, le moyen le plus simple d’identifier
autrui à soi-même, c’est encore de le manger. »
Claude Lévi-Strauss, « Nous sommes tous des cannibales », 2013 [1993].

 

L’un des plus puissants et épineux paradoxes de notre rapport moderne aux animaux est un étrange mélange de sensibilité extrême et d’insensibilité endurcie. Pour le philosophe Baptiste Morizot, la crise écologique actuelle est en grande partie une crise de la sensibilité. Les oiseaux disparaissent de nos horizons en même temps que notre capacité d’entendre leurs chants, de les reconnaître et de nous y intéresser. Devant une prairie fleurie résonnant de myriades de cris, de bourdonnements, de messages d’amour et de menaces qu’émettent passereaux, insectes et petits mammifères, nous n’entendons rien, nous ne percevons que le « silence reposant » que l’on vient chercher à la campagne [1].

Or, d’un autre côté, notre parcours historique nous a montré que l’âge moderne est caractérisé par le progrès et la généralisation d’une forme de sensibilité aiguë à la souffrance animale, entérinée par une législation toujours plus protectrice. Nous sommes devenus incapables de mettre à mort le poulet que nous mangeons, écraser un insecte nous est pénible et les pratiques cruelles envers les animaux nous heurtent. Alors qu’il nous est difficile de distinguer un sansonnet d’une grive, ou même une chèvre d’une brebis, nous sommes remplis de respect envers ces êtres que nous ne savons plus ni nommer ni comprendre. Comment expliquer ce décalage ? Existerait-il plusieurs manières d’être « sensible » au vivant, dont l’une pourrait se développer tandis que l’autre déclinerait ?

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Quentin Bérard, « Éléments d’écologie politique »

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Quentin Bérard

Éléments d’écologie politique
Début du chapitre I : «  Survol ethno-historique »  

Mis en ligne le 27 février 2024 sur le site Lieux communs

L’approche historique me semble la plus à même d’introduire d’emblée quelques repères essentiels. Je vais donc dresser un petit panorama des rapports que les humains ont tissés avec leur environnement naturel au fil de leur longue histoire – ou courte, tout dépend dans quelle perspective on se place. Bien sûr, il n’est pas question d’épuiser le sujet, cela n’a pas de sens, seulement de prendre un peu de recul en posant quelques jalons, aussi connus qu’oubliés. Il en sera de même pour chaque séance : établir quelques repères élémentaires, sous forme de synthèse d’éléments plus ou moins épars, plus ou moins connus – quitte à ce que le propos paraisse un peu dense ou trop allusif – en soulevant presque sur chaque point une multitude de questions, dont certaines seront abordées au fil du temps.

Dans tous les cas, le présent exposé me semble un prérequis à toute réflexion sur l’écologie qui ne se cantonnerait pas à du discours idéologique. À propos de ce dernier, il y a, par exemple, deux idées à abattre : celle selon laquelle les sociétés primitives ou premières, donc pré-néolithiques, ou bien les civilisations pré-industrielles, pré-modernes ou plus généralement non occidentales auraient entretenu une sorte d’« harmonie », de « communion » avec la nature. Ce mythe du « bon sauvage » – et l’on verra que dès qu’il est question de « la » « Nature », les mythes abondent, aujourd’hui comme hier – est progressivement remis en cause auprès du grand public au profit de cet autre, totalement contraire, qui voudrait que l’être humain soit ontologiquement une sorte de prédateur de la « Nature », un cancer de la biosphère, un parasite de la vie, un destructeur-né de la Création… Vous voyez que ces deux mythes, presque omniprésents, se répondent parfaitement ; ils n’ouvrent sur aucune possibilité d’action politique, et ça tombe bien, c’est leur fonction, c’est la fonction première du mythe : garder les choses telles qu’elles sont tout en donnant un sens pré-donné à ce qui arrive, quel qu’il soit. Continuer la lecture »

Jacques Ellul, « Technique et Économie »

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Jacques Ellul
Technique et Économie
(1984)

Il n’est pas question de traiter de la relation entre Technique et Économie comme si elles étaient des réalités permanentes, toujours identiques à elles-mêmes, ou comme s’il y avait un être-technique et un être-économique transcendants et indépendants de leurs manifestations historiques. Si l’on commence à étudier depuis une vingtaine d’années la question philosophique de la technique, c’est uniquement dans la mesure où celle-ci a pris une ampleur, une complexité, qui la rendent prégnante, où le phénomène technique ne peut plus être ignoré. Il est évident que dans les sociétés antérieures, on appliquait des techniques multiples, mais qui étaient à la fois subordonnées et fragmentaires. Il y a toujours eu des techniques mais le phénomène ne s’imposait pas. Certes on pouvait accidentellement s’y intéresser sur un plan intellectuel mais il ne pouvait y avoir ni une théorie générale de la technique ni la considération d’une réalité philosophique de la technique. Aristote, Varron, Caton, s’intéressent à des techniques et les décrivent, cela ne va pas plus loin. Au fond, il se passe pour la Technique ce que Marx a parfaitement décrit pour l’Économie. Il y a toujours eu une activité économique de l’homme, mais cette activité économique n’était pas « l’Économie politique ». C’est-à-dire que si importante qu’elle soit elle n’avait pas acquis un volume et une complexité qui fassent passer au stade réflexif. C’est seulement lorsque l’activité économique devient majeure, envahissant tous les aspects de la société, que l’on peut commencer à procéder à une réflexion, à une théorisation de ce phénomène, et l’on voit alors naître l’Économie politique. Comme il le dit, l’Économie politique est l’Économie devenue consciente d’elle-même. Je dirais exactement la même chose en ce qui concerne la Technique. D’où je ne puis considérer ni Technique ni Économie comme des réalités fixes, éternelles et « en soi ». La Technique comme l’Économie changent d’être et de réalité suivant la place qu’elles occupent dans une société, suivant leur volume et leur complexité.

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Marcelle Delpastre, « La terre »

Marcelle Delpastre
La terre

Il fut un temps pour te chanter, parole, poésie de vent.

Mais maintenant je tiens la terre à bras-le-corps, je l’étreins corps à corps, je porte entre mes bras la fraîcheur de la glèbe.

Je porte entre mes doigts le sable avec l’humus, et j’ai sous mes genoux la pesanteur des pierres. J’ai la fraîcheur du sable entre mes cuisses et la rugosité des pierres sous mes pieds.

Le gravier marque sur ma peau des lignes et des signes. La poussière me trace mes rides, avec ma sueur et ma salive. Avec ma sueur et ma salive, je fais de la pâte vivante. C’est moi qui sème les levures.

C’est moi qui creuse le sillon, moi qui sème le blé. Je porte l’eau jusqu’aux racines, et la récolte me revient. J’ai le poids du soleil sur mon cou, le poids du blé sur mes épaules, entre mes bras la pesanteur des gerbes; et le parfum des herbes embaume tous mes os.

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Patrick Dupouey, « Pour ne pas en finir avec la nature »

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Patrick Dupouey
Pour ne pas en finir avec la nature
Questions d’un philosophe à l’anthropologue Philippe Descola

Introduction
(suivie de Dix questions à Philippe Descola)

Faut-il encore présenter Philippe Descola ? Figure majeure de l’anthropologie, professeur au Collège de France de 2000 à 2019, titulaire de la médaille d’or du CNRS et de plusieurs distinctions scientifiques et universitaires, il est l’auteur de nombreux ouvrages (1).

Par-delà nature et culture est un livre qui a fait date dans les recherches anthropologiques. Au point de s’être légitimement imposé dans la bibliothèque de celui que le siècle des Lumières appelait l’« honnête homme » – et qui, soit dit en passant, savait aussi être une femme !

À celles et ceux qui veulent lire Descola, je conseille de commencer par La Composition des mondes. Dans ce long entretien avec Pierre Charbonnier, l’anthropologue propose, en même temps qu’une présentation générale de ses thèses, une bonne introduction à l’histoire et aux problèmes de la discipline anthropologique.

Le texte de la leçon inaugurale au Collège de France, très dense, intéressera de près les philosophes. C’est peut-être là que se trouve définie de la manière la plus concise la mission de l’anthropologie : « Contribuer avec d’autres sciences, et selon ses méthodes propres, à rendre intelligible la façon dont des organismes d’un genre particulier s’insèrent dans le monde, en sélectionnent telle ou telle propriété pour leur usage et concourent à le modifier en tissant, avec lui et entre eux, des liens constants ou occasionnels d’une diversité remarquable mais non infinie » [UCF, § 17] [Pour le développement des sigles bibliographiques, voir infra, Abréviations]. Continuer la lecture »

Daniel S. Milo, « La survie des médiocres »

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Daniel S. Milo

La survie des médiocres
Critique du darwinisme et du capitalisme

Introduction

Il y a trop de choses dans notre monde, beaucoup trop. Il y a trop de types de céréales pour le petit déjeuner (Kellogg’s a commercialisé quatorze sortes de Rice Krispies depuis 1929) ; trop de synonymes pour l’adjectif « merveilleux » (le Dictionnaire électronique des synonymes en compte cinquante-neuf) ; trop d’illusions perdues, trop de races de chien, trop de stimuli dans la journée, et trop de nuances de beige pour les armoires de cuisine. Trop, c’est trop !

Le trop est mon obsession, ma hantise, ma phobie, je l’ai même honoré d’un néologisme barbare : la tropéité. L’excès humain – je n’en ai pas imaginé d’autre – est une obsession devenue programme de recherches en histoire, en littérature, en philosophie et au cinéma. J’ai passé vingt-quatre ans à l’explorer sous des angles divers et variés. Dans ma thèse de doctorat, Aspects de la survie culturelle (1), j’ai cherché les lois qui président à l’entrée des auteurs et des œuvres dans le canon artistique et littéraire. Comme le titre l’indique, la recherche a été menée sous le signe de Malthus et de Darwin. Il y a trop de postulants à la mémoire collective et trop peu de sièges au Panthéon. Les premiers prolifèrent de manière exponentielle, tandis que les seconds ne croissent que lentement. Dans la culture, c’est la postérité qui joue le rôle de la sélection naturelle dans la lutte pour la survie posthume. J’ai tourné deux courts-métrages qui sont des bœufs (des improvisations à la manière du jazz) sur le trop. Le héros de Entre canapé et plafond (2000) ne fait que contempler le plafond, tandis qu’une voix off déclame que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Pascal). Le jeûne comme art (2006) met en scène l’artiste de la faim de Kafka. En 2006 toujours, j’ai lancé le site TooMuch.Us, un musée philosophique interactif. J’ai même essayé d’imiter Henry David Thoreau en m’isolant à la campagne pendant quatre ans pour me soustraire au trop. Continuer la lecture »

Olivier Rey, « De la limite en général et en médecine en particulier »

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Olivier Rey
De la limite en général et en médecine en particulier
Contribution au colloque La médecine confrontée aux limites, Paris, 18-19 novembre 2021

 

Au seuil d’un colloque qui a pour objet la médecine confrontée aux limites, il vaut la peine d’accorder quelque attention au contexte général dans lequel la question se pose. Il n’y a pas que la médecine, en effet, qui se trouve confrontée aux limites : c’est notre monde dans son ensemble qui, après ce que Marcel Gauchet a appelé la « sortie de la religion » (1), après la répudiation des cadres traditionnels, et après deux siècles marqués par un développement industriel et technologique explosif, accompagné d’une croissance démographique non moins explosive, voit se dresser devant lui la question des limites, qu’il a désappris à appréhender.

La limite, à respecter ou à dépasser ?

Paul Valéry disait que « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre (2) ». Un ordre trop strict ou un désordre trop grand sont, l’un comme l’autre, contraires à l’épanouissement et à la fécondité de la vie. La limite présente le même type d’ambiguïté. Trop étroite ou mal placée, elle empêche de respirer. Cela étant, avant de contraindre, la limite est aussi ce qui distingue de l’informe, ce qui fait être.

Pourquoi la limite est-elle, pour les humains que nous sommes, une question si essentielle ? Nous venons au monde pauvres en instincts. Nous avons des pulsions – qui, donc, nous poussent, mais à quoi exactement ? Le mode d’emploi ne nous est pas d’emblée donné. C’est pourquoi il revient aux hommes de donner forme, par des coutumes, des usages, des interdits, des règles, des lois à leurs comportements – qui sans cela seraient erratiques, imprévisibles, dangereux, impropres à toute vie communautaire (3). En tant qu’elles ne sont pas dictées par l’instinct, mais établies, les formes que les groupes humains confèrent à leurs comportements sont susceptibles de changements, d’évolutions – au gré des circonstances, des rapports de force et aussi, dans certains cas, simplement afin de satisfaire une certaine appétence pour la nouveauté. Il en résulte, dans tout groupe humain, une tension, latente ou explicite, entre ce qu’on pourrait qualifier de « conservatisme » (c’est-à-dire le respect par principe des formes et des limites établies), et ce qu’on pourrait qualifier de « progressisme » (c’est-à-dire un préjugé favorable à l’égard du changement, qui implique, sinon l’effacement de toute limite, du moins la transgression des limites établies). Les conservateurs intransigeants ont tendance à identifier les limites, sans lesquelles il n’y a pas d’humanité, aux limites en cours – négligeant le fait qu’une certaine évolution des limites fait elle-même partie de l’humanité. Les progressistes militants, de leur côté, ont tendance à faire de la transgression des limites en cours une fin en soi – quitte à perdre de vue le caractère positif et indispensable de la limite, et à oublier qu’un changement, pour souhaitable qu’il soit, ne doit pas être précipité, sans quoi, en lieu et place de l’amélioration attendue, on n’obtient que la confusion (4).

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L’Atelier paysan, « Reprendre la terre aux machines »

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L’Atelier paysan
Reprendre la terre aux machines
(Extrait du chapitre 2 : Les ingrédients d’un verrouillage)

Le complexe agro-industriel…

Ces difficultés sont à la mesure des organisations qui dominent depuis plusieurs décennies les exploitants agricoles soi-disant indépendants, clients ou fournisseurs captifs de ces géants. On parle communément de complexe militaro-industriel, en premier lieu aux États-Unis, pour désigner l’ensemble formé par les industries de l’armement, l’armée elle-même, et les décideurs publics qui promeuvent les intérêts des deux premières. Il paraît justifié de parler dans les mêmes termes d’un complexe agro-industriel à propos des industries de l’agroalimentaire, de la grande distribution, des engrais, pesticides et semences, des machines agricoles ; des banques ; des organisations syndicales dont les figures dirigeantes sont de gros exploitants et des décideurs publics (ministres, hauts fonctionnaires, organisations internationales) qui promeuvent l’intérêt de ces industries et des agriculteurs les plus prospères.

Rappelons d’abord l’asymétrie de taille et de pouvoir entre un exploitant agricole ordinaire, en France de nos jours, et les entreprises dont il est généralement dépendant. Cinq acteurs majeurs dominent le marché mondial de l’agroéquipement : John Deere, CNH Industrial (avec les marques New Holland, CASE IH, STeyr, IVECO, Unie, Magirus), Kubota, AGCO (Massey Ferguson, Fendt, Challenger, Valtra) et Claas. Ces géants représentent environ 60 % d’un marché mondial estimé à 131 milliards de dollars en 2016. Même logique oligopolistique dans le secteur des semences : cinq groupes contrôlent les deux tiers d’un marché mondial de près de 40 milliards de dollars (1), après les rachats-fusions des dernières années. Après l’absorption de Syngenta par ChemChina, le mariage de Dow Chemical et DuPont (donnant naissance à Corteva Agrisciences), l’acquisition de Monsanto par Bayer, amenant ce dernier groupe à céder son activité semences à BASF, le Français Vilmorin fait figure de challenger dans ce quintette. Cette concentration concerne aussi l’agrochimie, où Bayer-Monsanto, Syngenta, Corteva, FMC et BASF s’approprient les deux tiers du marché mondial des pesticides, estimé à 57,6 milliards de dollars en 2018 (2).

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Antoine Antignac, « La calomnie »

Antoine Antignac
La calomnie

[« Charretier anarchiste » d’après le Maitron, Antoine Antignac est né à Argentat (Corrèze) en 1874 et mort en 1930 au Bouscat, près de Bordeaux où il passa la plupart de sa vie. Cet article est paru dans Le Libertaire en 1904. Il a été mis en ligne en septembre 2023 sur le site de Nedjib Sidi Moussa, à qui nous devons une remarquable défense d’Albert Camus, cet autre calomnié.]

La calomnie est une arme lourdement maniée par les uns, finement par les autres. Elle tranche les réputations, fauche les caractères, trouble la sérénité ou le repos des personnes sur lesquelles elle s’abat avec perfidie. Ses ravages sont considérables, parce qu’il est souvent difficile de les prévenir ou que, parfois, on les ignore.

La calomnie est l’instrument des sots, des méchants ou des jaloux. Quand elle s’exerce dans l’ombre, elle est redoutable ; publiquement, elle est aussi lâche.

Réduire à néant la pureté morale, la probité intellectuelle ou matérielle des gens dont la sincérité irrite ; dresser avec irréflexion ou volontairement un réquisitoire contre des individus à la conscience nette, insinuer qu’ils sont des êtres pervers, baver sur eux comme une limace sur une feuille de papier blanc ; parce qu’on est constipé cérébralement, bilieux, ignare, se permettre d’accuser des citoyens d’horreurs invraisemblables, n’est-ce pas la preuve de l’indignité des calomniateurs, de leur manque de sens critique ?

La calomnie est le signe le plus significatif de la faiblesse d’esprit, le symptôme de la stupidité des diseurs de mensonges, des émetteurs d’infamies.

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Jean-Claude Michéa sur le Conseil constitutionnel

Jean-Claude Michéa
Extension du domaine du capital
(p. 125-127)

Dans ce transfert progressif et continu, depuis maintenant plusieurs décennies, de l’ancienne « souveraineté populaire » – même si celle-ci ne s’exerçait jusque-là que dans le cadre limité des institutions « républicaines » – au seul bénéfice du pouvoir (aujourd’hui quasiment sans aucun contrepoids légal) d’« experts », de juges et de « sages » non élus (puisque tel est le nouveau sens qu’a pris aux yeux du monde médiatique et « universitaire » – depuis l’entrée du capitalisme dans son stade néolibéral et la chute du mur de Berlin – le vieux concept d’« État de droit »), une place de choix doit être reconnue à l’incroyable décision prise par le Conseil constitutionnel, le 16 juillet 1971 (alors que les cendres du général de Gaulle étaient encore chaudes et les lampions de la fête nationale à peine éteints), de s’octroyer de lui-même – et cela, sans la moindre protestation de Georges Pompidou ni de la majorité parlementaire de droite de l’époque – des pouvoirs démesurés et exorbitants que la Constitution de 1958 (pourtant approuvée par 82,6 % des électeurs) ne lui accordait absolument pas. Cette décision (qui constitue donc, de ce point de vue, un véritable coup d’État légal) revenait tout simplement, en effet, à subordonner désormais la validité de cette Constitution (c’est-à-dire d’un texte juridique clair et précis et à l’interprétation technique duquel se bornait jusque-là la compétence dudit Conseil constitutionnel) à celle de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » qui figure symboliquement dans son préambule (c’est la théorie dite du « bloc de constitutionnalité »).

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Édouard Schaelchli, « À chacun son fascisme ? »

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Édouard Schaelchli
À chacun son fascisme ?

Le collectif est le lien nécessaire, indispensable, où s’inscrire dans la liberté […]. Il devient la condition objective de la liberté parce que c’est sa présence qui exige l’objectivation de la liberté, l’affrontement qui conduit à savoir si cette liberté n’est que prétexte, illusion ou attestation. Le collectif est alors à la fois l’occasion de la liberté (sans lui, elle ne pourrait jamais s’attester, elle serait toujours supposée) et la possibilité de la liberté (sans lui, la liberté n’aurait jamais aucun moyen d’expression). Ainsi la société, le groupe, la collectivité ne peuvent jamais être libérales ou permissives, ce n’est jamais par fusion en eux que l’on trouve la liberté, mais sans eux cette liberté n’est que problème. On peut en débattre indéfiniment, il n’y a aucune solution. On ne saura jamais que l’homme est libre, sinon par son affrontement avec l’en deçà de la liberté, avec cette réalité très exacte qui la nie. Ainsi le collectif est le lieu où la volonté de liberté individuelle, que l’on pourrait appeler, à la limite, la métaphysique de la liberté, est sommée de se découvrir dans sa réalité en même temps que dans sa vérité, c’est-à-dire de devenir historique.

Jacques Ellul

Il est plus que déconcertant de voir, dans un podcast de la radio Zoom écologie du 18 octobre 2022 (« Bilan critique du courant anti-industriel »), puis dans une brochure, anonyme, très largement diffusée depuis le 7 décembre (1), à partir du site de l’IAATA, sur tout le réseau des luttes anti-autoritaires et écologistes (« Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel »), se mettre en place toute une argumentation explicitement destinée à nous mettre en garde contre les dangers d’une dérive réactionnaire et/ou fascisante au sein du mouvement anti-industriel. Ce mouvement, en effet, tout comme celui de la décroissance, s’inspire principalement, si ce n’est essentiellement, des grandes critiques de la technoscience qu’ont développées dans la seconde moitié du vingtième siècle des penseurs aussi profondément anti-autoritaires et/ou anti-fascistes qu’Orwell et Bookchin, Arendt et Anders, ou, en France (à la suite de Bernanos), Ellul, Charbonneau, Illich, Castoriadis et Virilio, pour n’en citer que quelques-uns. On a du mal à comprendre comment des mouvements aussi soucieux de se démarquer des courants idéologiques dominants de l’ère industrielle auraient pu, sans même s’en rendre compte, dériver de leurs propres attaches spirituelles au point de se retrouver, en fin de compte, dans la situation de constituer de véritables têtes de pont pour tout ce qui, de façon plus ou moins occulte, ne rêve que de mettre à la tête de l’humanité un gouvernement autoritaire destiné à revenir sur toutes les conquêtes de la liberté et sur tous les acquis sociaux.

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Philippe Descola pour « l’homme machine »

[Dans une série d’entretiens avec François L’Yvonnet  publiés dans l’ouvrage Le sport est-il un jeu ? (Robert Laffont, 2022), Philippe Descola oublie quelque peu ses habituelles précautions oratoires et montre à quoi l’on arrive en postulant que « la nature, ça n’existe pas » : à présenter le transhumanisme (« la cohabitation avec des robots humanoïdes », « l’ajout de prothèses amplifiant des capacités humaines »…) comme une « nouvelle manière d’être humain »,  une « hominisation » comme les autres. Ceux qui s’y opposent ne sauraient bien sûr être mus que par  « des considérations morales de type religieux ».]

L’homme machine

François L’Yvonnet. – Vous avez consacré plusieurs ouvrages à la question de la nature et de la culture, montrant que, au fond, cette coupure est dépassée. Que vous inspirent toutes ces avancées liées au transhumanisme, à l’hybridation de l’homme et de la machine, à tout ce qui est en train d’émerger et qui évidemment pose des problèmes nouveaux ? Pas simplement l’intervention de l’homme sur la nature, mais la modification de l’homme par l’homme, la perspective du cyborg, cette rencontre des nanotechnologies, de la biologie informatique et de l’intelligence artificielle. Comment l’anthropologue que vous êtes analyse-t-il ce phénomène ?

Philippe Descola. – Je pense que cela signale peut-être la fin d’un cycle. Ce que j’ai appelé le « naturalisme », dans ses grandes façons de percevoir des continuités et des discontinuités entre les objets du monde, est fondé sur cette idée que, par contraste avec l’animisme que j’évoquais tout à l’heure, les humains se sont arrogé une place prééminente du fait de leurs dispositions cognitives : aptitude réflexive, capacités symboliques, langage, etc. Et, en revanche, ils se considèrent comme faisant partie d’un continuum beaucoup plus large, organique et inorganique, gouverné par les mêmes lois. C’est exactement l’inverse de l’animisme.

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Julia Laïnae et Nicolas Alep, « Contre l’alternumérisme »

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Julia Laïnae et Nicolas Alep

Contre l’alternumérisme

Chapitre 6
La pensée de Jacques Ellul
et la réalité du système technicien de nos jours

L’ambivalence de la Technique et le système technicien

Au cours de presque chaque débat que nous avons sur le sujet, après que nous avons exposé en long et en large l’ensemble des conséquences destructrices de la numérisation du monde, arrive un moment ou une (ou plusieurs) personne(s) nous di(sen)t : « Mais le numérique, ce n’est qu’un outil, il suffit de bien l’utiliser ; il y a forcément des possibilités de le contrôler, de le maîtriser. » Il faudrait pour cela distinguer « les mauvais des bons usages » et ne garder que les « bons côtés ».

Croire que tout dépend de l’usage que l’on en fait, c’est penser que la Technique est neutre. Et effectivement, l’exemple suivant revient si souvent : « Avec un couteau, on peut peler une pomme ou tuer son voisin. » Ellul, comme de nombreux penseurs de la Technique, explique que ce genre de comparaison est absurde, car la Technique porte ses effets en elle-même, indépendamment des usages (1). C’est-à-dire qu’elle induit intrinsèquement, quel que soit l’usage que l’on en fait, un certain nombre de conséquences, indissolublement positives et négatives. En tout cas, ce n’est pas une affaire d’intention : la Technique contient en elle-même des potentialités qui seront inévitablement exploitées. « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille », disait ainsi Hannah Arendt. Paul Virilio, lui, expliquait :

Inventer le train, c’est inventer le déraillement, inventer l’avion, c’est inventer le crash […]. Il n’y a aucun pessimisme là-dedans, aucune désespérance, c’est un phénomène rationnel […], masqué par la propagande du progrès (2).

La Technique n’est donc ni bonne, ni mauvaise, ni neutre, mais ambivalente. Les exemples le confirmant ne manquent pas : pas de rationalisation de la production sans aliénation des producteurs, pas d’économie numérique sans concentration capitalistique, pas de nucléaire civil sans son pendant militaire, son secret-défense, sa raison d’État et ses déchets radioactifs. La numérisation à 1’œuvre actuellement nous (sur)connecte à la société et nous déconnecte du monde. Elle nous rend plus efficaces et nous fait perdre du temps. C’est un tout, qu’on le veuille ou non. Continuer la lecture »

Une lettre d’Olivier Rey à Vincent Cheynet

[Nous avons reçu copie de cette lettre adressée par l’écrivain, philosophe et mathématicien Olivier Rey à Vincent Cheynet, directeur de publication de la revue La Décroissance, en réponse au texte « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel », dont nous avions publié le 7 janvier la réaction d’Annie Gouilleux.]

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Soulbrois, le 10 janvier 2024

Cher Vincent,

Sur ton conseil j’ai lu la plaidoirie en faveur de ceux que l’article « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel » mettaient en cause.
https://lille.indymedia.org/spip.php?article36165
Séduit par ce texte, j’ai ensuite eu la curiosité de lire l’acte d’accusation dont je n’avais pas connaissance.
https://paris-luttes.info/le-naufrage-reactionnaire-du-17598#nb35
Ce qui m’a appris beaucoup de choses, dont certaines sur moi-même.
Par exemple, je ne m’appelle pas Olivier Rey, mon vrai nom est « le fasciste Olivier Rey ».
Éléments de preuve :

— Je suis catholique. Voilà une charge bien lourde.
Si on disait de quelqu’un qu’il est juif, ou musulman, avec autant de sous-entendu malveillant, ce serait odieux – du fascisme, du nazisme –, mais catholique, on peut y aller (en faisant semblant de croire que les catholiques représentent une majorité oppressive, alors qu’ils ne constituent plus aujourd’hui en France qu’une minorité qui se réduit comme peau de chagrin et qui, sur quelque sujet que ce soit, se voit depuis plus d’un siècle toujours défaite ; ceux qui à l’heure actuelle s’en prennent aux catholiques se donnent des airs de courageux chevaliers affrontant le dragon, tout en goûtant le plaisir de taper sur une minorité).

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Internationale Situationniste, « Adresse aux révolutionnaires d’Algérie… »

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Internationale Situationniste
Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays
(1965)

Les révolutions prolétariennes… raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible
tout retour en arrière.
Marx (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte).

Camarades,

L’écroulement en miettes de l’image révolutionnaire que présentait le mouvement communiste international suit avec quarante années de retard l’écroulement du mouvement révolutionnaire lui-même. Ce temps gagné par le mensonge bureaucratique, ajouté au permanent mensonge bourgeois, a été du temps perdu par la révolution. L’histoire du monde moderne poursuit son processus révolutionnaire, mais inconsciemment ou dans une fausse conscience. Partout des affrontements sociaux, mais nulle part l’ordre ancien n’est liquidé parmi les forces mêmes qui le contestent. Partout les idéologies du vieux monde sont critiquées et rejetées, mais nulle part « le mouvement réel qui supprime les conditions existantes » n’est libéré d’une « idéologie » au sens de Marx : les idées qui servent des maîtres. Partout des révolutionnaires, mais nulle part la Révolution. Continuer la lecture »

Internationale Situationniste, « Deux guerres locales »

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Internationale Situationniste
Deux guerres locales
(1967)

La guerre israélo-arabe a été un mauvais tour joué par l’histoire moderne à la bonne conscience de gauche, qui communiait dans le grand spectacle de sa protestation contre la guerre du Vietnam. La fausse conscience, qui voyait dans le F.N.L. le champion de la « révolution socialiste » contre l’impérialisme américain, ne put que s’embrouiller et sombrer dans ses insurmontables contradictions, quand il s’est agi de départager Israël et Nasser ; elle n’a pas cependant, à travers ses burlesques polémiques, cessé de proclamer que l’un ou l’autre avait absolument raison, même que telle ou telle de leurs perspectives était révolutionnaire.

C’est qu’en immigrant dans les zones sous-développées, la lutte révolutionnaire était l’objet d’une double aliénation : d’une part, celle d’une gauche impuissante devant un capitalisme surdéveloppé qu’elle ne peut nullement combattre, et, d’autre part, celle des masses laborieuses des pays colonisés, qui ont hérité des restes d’une révolution défigurée et ont dû subir ses tares. L’absence de mouvement révolutionnaire en Europe a réduit la gauche à sa plus simple expression : une masse de spectateurs qui se pâment chaque fois que les exploités des colonies prennent les armes contre leurs maîtres, et ne peut s’empêcher d’y voir le nec plus ultra de la Révolution. De même que l’absence de la vie politique du prolétariat en tant que classe-pour-soi (et pour nous le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est rien) a permis à cette gauche de devenir le chevalier de la vertu dans un monde sans vertu. Mais quand elle se lamente et se plaint de « l’ordre du monde » comme étant en conflit avec ses bonnes intentions, et qu’elle maintient ses pauvres aspirations en face de cet ordre, elle est en fait attachée à lui comme à son essence, et si cet ordre lui est ravi et si elle-même s’en exclut elle perd tout. La gauche européenne se montre si pauvre que, comme le voyageur dans le désert aspire à une simple goutte d’eau, elle semble aspirer pour se réconforter seulement au maigre sentiment d’une objection abstraite. À la facilité avec laquelle elle se satisfait peut se mesurer l’étendue de son indigence. Elle est étrangère à l’histoire, autant que le prolétariat est étranger à ce monde ; la fausse conscience est son état naturel, le spectacle son élément, et l’affrontement apparent des systèmes sa référence universelle : toujours et partout où il y a conflit, c’est le bien qui combat le mal, la « Révolution absolue » contre la « Réaction absolue ».

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Annie Gouilleux, « La nébuleuse (soi-disant) anti-autoritaire… »

Annie Gouilleux
La nébuleuse (soi-disant) anti-autoritaire plonge
dans le confusionnisme et la délation.

[Nous venons de recevoir d’Annie Gouilleux, traductrice entre autres de Maria Mies, Lewis Mumford ou Paul Kingsnorth, le texte suivant, en réaction personnelle au fumeux pamphlet anonyme intitulé Le naufrage du mouvement anti-industriel où elle est mise en cause. Nous le publions sans attendre, un peu vexés de ne pas faire partie de cette charrette où nous comptons de nombreux amis. On pourra consulter également deux autres réactions : ce texte et celui-ci.]

*

Je parle de « nébuleuse » à propos des auteurs (et/ou auteures ?) du pamphlet intitulé Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel qui se réfugient courageusement derrière l’anonymat que leur procure Mars-Info tout en lançant des accusations ad hominem. Tous ceux qui sont accusés de « faire le jeu de » ou, pire, de « frayer avec » l’extrême-droite signent ce qu’ils écrivent. C’est également mon cas. Je suis mise en cause en tant que traductrice de Kingsnorth (il serait utopique de croire qu’ils ont lu Mumford, ou Maria Mies) précisément parce que je signe mes traductions. J’ajoute que je ne traduis que les textes que je trouve intéressants – ou que mes amis, mis en cause ici également, jugent intéressants – et/ou utiles dans la « guerre des idées » qui est ou devrait être notre meilleure arme si le débat était possible.

Une nébuleuse, c’est confus, et celle-ci l’est particulièrement. J’essaie ici de dresser une liste (non exhaustive) de leurs confusions : Continuer la lecture »

La Lenteur, avant-propos à « La Prolétarisation des paysans »

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La Lenteur
Avant-propos
à La Prolétarisation des paysans
de Kostas Papaïoannou

La Prolétarisation des paysans regroupe trois articles initialement parus en 1963 dans la revue de Boris Souvarine Le Contrat social. Vingt ans plus tard, Raymond Aron les avait inclus dans son recueil posthume des travaux de Papaïoannou, De Marx et du marxisme (1). À l’origine, les trois articles s’intitulaient : « La prolétarisation des paysans, I » (n° 1, janvier-février 1963), « La prolétarisation des paysans, II. La contre-révolution totalitaire » (n° 2, mars-avril), et « L’accumulation totalitaire » (n° 3, mai-juin 1963).

Nous avons pour cette édition repris la présentation d’Aron, c’est-à-dire le changement d’ordre entre le deuxième et le troisième article (conformément à des indications manuscrites laissées par l’auteur), et le titre donné au triptyque. Les citations et la bibliographie ont été mises à jour, lorsque des traductions plus récentes étaient parues.

Nous n’avons pas cherché, sauf rares exceptions, à gommer les quelques répétitions entre les trois articles d’origine (qui sont ici des chapitres). Dans la biographie qu’il consacre à Kostas Papaïoannou, François Bordes indique que ce dernier reprenait et complétait ses textes successifs « à l’aide de ciseaux, de scotch, de colle […]. [Ses] archives portent la trace de ce travail continuel, sans cesse repris, continué, remis sur le métier (2) » Un grand nombre de ses articles d’analyse et de combat, surtout dans les années 1960, travaillaient effectivement toujours la même matière : la pensée de Marx et de ses disciples, et la réalité des régimes qui se réclamaient d’eux au XXe siècle. Papaïoannou voulut durant les années 1970 écrire un livre synthétisant ses réflexions sur ces deux thèmes, mais cet opus magnum ne vit jamais le jour. Des recueils tels que De Marx et du marxisme, La Consécration de l’Histoire (3), ou encore l’essai L’Idéologie froide (4) donnent toutefois une belle idée de la clairvoyance de cet écrivain grec, arrivé en France en 1945 par le même bateau que Cornelius Castoriadis – un autre illustre représentant de l’étude hétérodoxe de Marx, émancipée des mensonges des Partis communistes. Continuer la lecture »

Jacques Réda, « Terre des livres »

Longtemps après l’arrachement des dernières fusées,
Dans les coins abrités des ruines de nos maisons
Pour veiller les milliards de morts les livres resteront
Tout seuls sur la planète.
Mais les yeux des milliards de mots qui lisaient dans les nôtres,
Cherchant à voir encore,
Feront-ils de leurs cils un souffle de forêt
Sur la terre à nouveau muette ?
Autant demander si la mer se souviendra du battement de nos jambes ; le vent,
D’Ulysse entrant nu dans le cercle des jeunes filles.
Ô belle au bois dormant,
La lumière aura fui comme s’abaisse une paupière.
Et le soleil étant son casque
Verra choir une larme entre ses pieds qui ne bougent plus.
Nul n’entendra le bâton aveugle du poète
Toucher le rebord de la pierre au seuil déserté.
Lui qui dans l’imparfait déjà heurte et nous a précédés
Quand nous étions encore à jouer sous vos yeux,
Incrédules étoiles.

2024

2024 a

Annick Stevens, préface au « Municipalisme libertaire »

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Annick Stevens

Préface à la nouvelle édition
du Municipalisme libertaire
de Janet Biehl
2013

Dans la plupart des pays où les différents paliers de gouvernement sont constitués par des élections, on constate un abstentionnisme croissant lors des scrutins, et d’une manière générale un désintérêt pour la vie politique. Nombreux sont les observateurs qui attribuent cette tendance à un repli égoïste et consumériste sur la vie privée. Quelques-uns seulement font remarquer que, si le remplacement progressif de toutes les valeurs par la valeur économique est certainement un facteur important, ce repli a aussi été suscité par les institutions représentatives elles-mêmes, qui privent le « citoyen » – terme désormais abusif – de tout pouvoir de décision quant à l’organisation de la vie en société, ne lui laissant que le loisir d’élire des candidats de plus en plus identiques et, éventuellement, de participer à des consultations très médiatisées dont les résultats ne seront jamais pris en compte. Rousseau, déjà, adressait cette critique au régime parlementaire, et c’est en toute connaissance de cause que les constitutions républicaines depuis la fin du XVIIIe siècle ont fixé dans l’airain ce régime qui ne laisse aucune chance à la démocratie, c’est-à-dire au pouvoir exercé par le peuple.

La plupart des gens se sont habitués à cette passivité, et s’ils protestent parfois, c’est à propos du contenu d’une décision, non du mode de décision lui-même. Les habitants des pays dits démocratiques sont suffisamment formatés par l’idéologie dominante pour considérer qu’une véritable démocratie n’est ni possible ni même souhaitable. Pour s’en convaincre, chacun s’empresse de déprécier les expériences qui en ont été faites dans le passé, soit en invoquant d’autres défauts des sociétés où elles ont eu lieu, soit en alléguant leur inadéquation aux sociétés actuelles.

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Janet Biehl, entretien avec Murray Bookchin

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Janet Biehl
Entretien avec Murray Bookchin
(1996)

Janet Biehl – Murray, un de vos critiques anarchistes a pris votre mot d’ordre « démocratiser la république et radicaliser la démocratie » et, en un certain sens, il l’a scindé en deux. Il vous accuse de vouloir seulement démocratiser la république, omettant de dire que vous voulez aussi radicaliser la démocratie. Pouvez-vous expliquer le sens de ce mot d’ordre ?

Murray Bookchin – Actuellement, dans la plupart des États-nations républicains, les libertés civiques qui existent au sein des cités et des villes ont été obtenues au prix de luttes ardues, livrées il y a longtemps par différents mouvements populaires. Bien des cités, il est vrai, n’ont pas de libertés civiques. Mais celles qui en ont les ont obtenues d’abord et avant tout grâce aux combats des parties opprimées de la population contre les aristocrates qui prétendaient que ces cités faisaient partie de leur propre État ou qui tentaient de les incorporer dans les États qu’ils essayaient de former. Il est vrai que dans bien des cités et des villes les personnes les plus éduquées et les mieux nanties ont souvent joué un rôle hégémonique dans ces victoires. Mais même dans ce cas, elles avaient toujours peur de ces opprimés qu’elles exploitaient le plus souvent.

Ces libertés conquises de haute lutte ont rétréci avec le temps et ont été circonscrites par les bien-nantis. Pourtant, elles existent encore, sous forme de vestige ou de sédiment, dans la culture politique de notre époque. Aujourd’hui, le mouvement municipaliste libertaire doit faire deux choses. Premièrement, il doit tenter de les préserver ; deuxièmement, il doit tenter de les étendre, de les utiliser comme tremplin pour revendiquer des libertés civiques plus étendues et pour en créer de nouvelles qui stimuleront la participation de l’ensemble de la population.

Alors, quand je dis que nous devons démocratiser la république, je veux dire que nous devons préserver ces éléments démocratiques qu’a gagnés le peuple autrefois. En même temps, il nous faut aller plus loin et essayer de les radicaliser en les élargissant, en opposition à l’État et à ces éléments de l’État qui ont envahi la vie. Je sais bien que nombre d’aspects de la vie urbaine de nos jours sont contrôlés par l’État-nation ou des corps intermédiaires tels que les gouvernements des provinces et des États fédérés qui fonctionnent dans l’intérêt de l’État-nation. On retrouve ces aspects de l’État partout, même dans les villages, sans parler de toutes les cités du monde à l’heure actuelle.

Mais à côté de ces très puissants éléments étatiques dans la vie civique, il y a aussi des éléments démocratiques, ou des vestiges d’éléments démocratiques, et ceux-ci doivent être élargis et radicalisés. Cette radicalisation, selon moi, est le seul moyen dont dispose le mouvement municipaliste libertaire pour développer un pouvoir parallèle dirigé contre l’État. Continuer la lecture »

Cornelius Castoriadis, « Les racines psychiques et sociales de la haine »

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Cornelius Castoriadis

Les racines psychiques et sociales de la haine
1996 (1)

(Mis en ligne le 2 juin 2010 sur le site de Lieux communs)

Peut-être y a-t-il eu des guerres n’ayant mobilisé que des pulsions agressives « limitées », par exemple le minimum d’agressivité impliqué par la défense de soi. Mais ce dont nous sommes les témoins depuis des années en Afrique et en Europe, de même que ce qui a eu lieu en Europe et en Asie de l’Est pendant la Deuxième Guerre mondiale, c’est une explosion d’agression illimitée, exprimée par le racisme, les meurtres sans discrimination des populations civiles, les viols, les destructions de monuments et d’habitations, les assassinats et les tortures infligées aux prisonniers, etc. Et ce que nous savons de l’histoire humaine nous oblige à penser que les innovations de la période récente dans ce domaine concernent surtout les dimensions quantitatives et les instrumentations techniques du phénomène, comme aussi ses articulations avec l’imaginaire des groupes considérés, nullement sa nature. Quelle que soit l’importance d’autres conditions ou de facteurs concomitants, impossible de comprendre le comportement des gens participant à ces événements sans y voir la matérialisation d’affects de haine extrêmement puissants.

J’essaierai de montrer ici que cette haine a deux sources qui se renforcent l’une l’autre :

– la tendance fondamentale de la psyché à rejeter (et ainsi, à haïr) ce qui n’est pas elle-même ;

– la quasi-nécessité de la clôture de l’institution sociale et des significations imaginaires qu’elle porte.

La racine psychique Continuer la lecture »

Thomas Jodarewski, « L’Apocalypse selon Nolanheimer »

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Thomas Jodarewski
L’Apocalypse selon Nolanheimer

Mis en ligne le 14 septembre 2023 sur le blog Chez Renart

Il aura quand même fallu 3h30 au réalisateur britannique Christopher Nolan pour rendre sympathique le directeur scientifique du programme nucléaire qui fit 200 000 morts civiles, les 6 et 8 août 1945, à Hiroshima et Nagasaki. Sa recette : un acteur sexy joue un honnête physicien persécuté, rongé par des problèmes de conscience. Nous, qui ne sommes pas responsables d’un crime de masse, avons d’autres problèmes. Et d’abord celui de rétablir la biographie du « Père de la bombe atomique », puisque les critiques cinéma s’empêchent de le faire. Question de salubrité intellectuelle. Le film a dépassé les quatre millions d’entrées en France, et les 315 millions aux États-Unis. Le Japon ne s’est quant à lui pas embarrassé à diffuser le film. Allez savoir…

En 1958, les surréalistes sifflaient les conférences d’Oppenheimer et boycottaient les « films qui endorment l’opinion » au sujet de l’atome. Allez comprendre…

Voyez la puissance de suggestion du cinéma. Hollywood est parvenu cet été à réhabiliter deux monstres du XXe siècle, Barbie et Oppenheimer. Grâce aux 100 millions de dollars de l’industriel Mattel, Barbie est désormais une poupée féministe, et sa production plastique retrouve les sommets [1]. Quant au Scientifique, il était à côté du Gendarme, du Curé et du Marchand un de ces archétypes que le cinéma ou le théâtre mettaient en scène pour effrayer ou amuser les enfants – que l’on songe à l’effrayant Dr. Frankenstein, au Pr. Folamour et à son surmoi nazi, aux Pr. Tournesol ou Shadoko à la rationalité farfelue. Avec Oppenheimer, le Scientifique devient, en dépit de l’extermination de civils, un chic type.

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Mohamed El Khebir, « Brève histoire de la libre-pensée arabe »

Mohamed El Khebir
Brève histoire de la libre-pensée arabe

Préambule [1]

L’extrême visibilité de l’islam aujourd’hui nourrit l’idée – fausse – que toute personne qui, de quelque façon, par sa famille, son pays, son nom ou sa culture, aurait lien avec lui, serait intrinsèquement croyante ou religieuse. Cette visibilité, essentiellement construite autour des idéologies extrémistes, rejaillit indûment sur toute une partie du monde, en dépit des réalités historiques, politiques et sociales qui vont à l’encontre de cette vision.

Tout cela participe d’une double ignorance : celle de l’histoire des oppositions, des hérésies, d’une pensée libre et critique dans les pays musulmans, et celle des réalités sociales et politiques de ces mêmes pays. Car depuis son apparition, de très nombreux courants, personnages ou penseurs, mystiques ou rationalistes, ont critiqué l’islam comme religion de pouvoir, tels Averroès, les mu’tazilites, les qarmates, Ibn Arabi, Abu Nuwas, Omar Khayyam, Bayazid Bostami, et bien d’autres. Mais, plus récemment, s’y sont ajoutées différentes formes d’athéisme dans les pays dits musulmans – philosophies modernistes, séculières, baasistes, marxistes, et même anarchistes – et, sur un autre plan, un islam dit de marché à dimension très peu spirituelle.

Généralement censurée dans les pays où l’islam est religion d’État, cette histoire spécifique disparaît sous des récits de fondation de la Nation tous frappés du sceau de l’identité ethnique et confessionnelle, récits participant de ce qu’Aziz al-Azmeh nomme l’ « industrie de la méconnaissance ». Ce processus de recouvrement est à double effet : d’une part, il maintient les peuples des pays musulmans, et plus largement tous les musulmans d’origine, dans l’ignorance de cette histoire spécifique ; de l’autre, il donne une image de l’islamité, construite médiatiquement, qui contribue elle-même à cette ignorance en reproduisant les discours et formes de légitimation de ces différents pouvoirs. Ainsi, du fait de cette méconnaissance historique et de la non-prise en compte des discours et des combats qu’elles mènent, les nombreuses figures d’athées, d’apostats ou de libres-penseurs d’Égypte, du Maroc, d’Iran, d’Arabie saoudite, du Liban, d’Indonésie, du Soudan, des Philippines, etc. se voient doublement condamnées au silence.
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Albert Camus et Marguerite Yourcenar, par Renaud Garcia et Marius Blouin (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Albert Camus & Marguerite Yourcenar
Notre Bibliothèque Verte n° 57 et 58
Mis en ligne par Pièces et main d’œuvre sur leur site le 3 décembre 2023

Albert Camus (1913-1960) n’eut pas de père, et Marguerite Yourcenar (1903-1987), pas de mère. Ce n’est certes pas cette similitude biographique qui réunit dans Notre Bibliothèque Verte l’auteur de L’Etranger (1942) et celui des Mémoires d’Hadrien (1951), mais leur style ainsi décrit par Sartre : « un certain genre de sinistre solaire, ordonné, cérémonieux et désolé, tout annonce un classique, un méditerranéen. » Et aussi l’acquiescement sans réserve à la vie que partagent le petit employé d’Alger et le maître de l’empire romain, sans chercher de sens au-delà des sens.

Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Eternité
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Un acquiescement qui trouve sa source chez les Grecs, stoïciens, épicuriens, dans le culte de la beauté, de la mesure et de la sérénité. Camus et Yourcenar partagent également une réserve un peu ombrageuse et altière, un même dégoût de la société industrielle ; chaos de laideur, de violence et de vulgarité déshumanisantes ; un même refus des mobilisations grégaires sous la discipline des partis. Ni l’une, ni l’autre, n’ont jamais embrassé la misérable maxime de « la fin qui justifie les moyens ».

Ils restent personnels même quand ils joignent leurs voix à celles de groupes solidaires des hommes et des animaux opprimés, suppliciés et exterminés. La protestation solitaire de Camus dans Combat, le 8 août 1945, seul face au Monde et à L’Humanité, contre l’application scientifique de la volonté de puiscience, à Hiroshima, inaugure en France une critique des technosciences mortifères, devenue depuis un demi-siècle la révolte même de l’humanité contre son propre instinct de mort. Une révolte sans illusion que Yourcenar nourrit de tout son être, par la parole, par l’écrit et par l’action, notamment dans sa défense des animaux et du milieu naturel.

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François Lonchampt, deux articles dans « La Décroissance »

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François Lonchampt

Deux articles dans La Décroissance

Tribune parue dans le n° 197 de mars 2023

François Lonchampt est l’auteur d’Une merveilleuse victoire qui n’existait pas (L’Allée des brumes, 2022), et avec Alain Tizon, de Votre révolution n’est pas la mienne (Sulliver, 1999). Il a contribué longtemps à La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire fondée par Pierre Monatte en 1925.

L’existence de faux universels dissimulant des intérêts de classe, coloniaux ou d’un autre ordre est avérée, sans qu’on doive conclure pour autant qu’il n’en saurait exister aucun, qu’au nom d’un relativisme absolu on doive réfuter la possibilité même d’une appréhension objective de la réalité, qu’en raisonnant avec logique on fasse preuve d’un insigne mépris envers les peuples premiers. Et les questions sexuelles ou raciales sont sans doute des questions sérieuses, outre-Atlantique notamment. Peut-être n’ont-elles pas été traitées par nos aînés avec l’attention qu’elles méritaient – en référence aux conditions de la production et de la reproduction sociale, non aux fantasmes des activistes ou aux caprices des minorités concernées. Cette carence a déchaîné une funeste cabale qui menace la vie intellectuelle d’un affaissement durable, le patrimoine culturel d’annulation pure et simple, les factions révolutionnaires d’une stérilité sans failles.

Une fois échappées des laboratoires de recherche où elles auraient dû rester confinées en effet, concourant à la perte de tout point de vue à partir duquel il soit loisible de porter un jugement fondé sur ce monde, les impostures du post-modernisme militant ont fini par infuser dans l’ensemble de la société, gangrenant la gauche de la gauche, l’écologie politique et le courant libertaire, qui dans sa déclinaison collectiviste passait autrefois pour une des meilleures veines du parti prolétarien.

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Bernard Lahire, « Eux/nous: ethnocentrisme, racismes »

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Bernard Lahire

Les structures fondamentales
des sociétés humaines

Eux/nous : ethnocentrisme, racismes
(Extraits du chapitre 21)

« La plupart des groupes sociaux
doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion,
c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas “nous”. »
Richard Hoggart, La Culture du pauvre (1970 : 117).

« Il a l’habitude de considérer tous les étrangers comme des inférieurs,
comme des êtres pas tout à fait humains. »
Ursula Le Guin, Les Dépossédés (1975 : 25).

Dans l’histoire des sociétés humaines, l’un des grands invariants réside dans l’opposition entre un « nous », chargé de toutes les valeurs positives imaginables, et un « eux » associé à tout ce qui est perçu comme négatif (1). Le renvoi de l’« autre » (clan, tribu, société, ethnie, race, classe, caste, ordre, groupe, catégorie, etc.) du côté de la laideur, de l’ignorance, de l’animalité, de la « barbarie » ou de la « sauvagerie » est le principe de tout ethnocentrisme. L’absolutisation et la sublimation (au sens d’une image « portée au sublime ») des traits de son propre groupe (qu’il soit familial, amical, religieux ou national) conduisent classiquement à découper tous les beaux costumes (bonnes mœurs, bon goût, vraie culture, pleine humanité, etc.) à sa taille et à juger de la grandeur des « autres » à partir de ces costumes faits sur (sa propre) mesure :

Que les Walbiri [Aborigènes d’Australie] considèrent d’autres tribus sous un jour favorable ou non, leurs opinions traduisent toujours une conviction inébranlable en leur propre supériorité. Comme on pourrait s’y attendre, ils évaluent le comportement et les usages des autres à l’aune de leur adéquation avec les normes Walbiri, et ils considèrent toute divergence notable entre les deux comme une preuve des défauts des étrangers. Le fait que le rituel mortuaire de Warramunga diffère de celui des Walbiri, ou que les Pintupi soient dépourvus d’un système élaboré de sous-sections de mariage, est interprété comme un reflet de l’infériorité foncière des groupes en question. Inversement, le plus grand compliment dont les Walbiri puissent gratifier des voisins qu’ils apprécient, comme les Walmanba ou les Yanmadjari, est de parler d’eux comme « à demi Walbiri » (2).

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Sylvaine Bulle, « L’anarchisme juif et ses résurgences écologiques contemporaines »

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Sylvaine Bulle
L’anarchisme juif et ses résurgences écologiques contemporaines
Article mis en ligne le 23 novembre 2022 sur le site de la Revue K

L’écologie, tout comme les alternatives anticapitalistes et communalistes, connaissent un succès croissant auprès des militants et des chercheurs attachés à la critique sociale. Ces publics se réclament quelquefois de Gustave Landauer (1870-1919), d’Emma Goldman (1869-1940), de Murray Bookchin (1921-2006), ou même de Martin Buber (1878-1965), des penseurs juifs que l’on peut qualifier d’anarchistes ou de socialistes libertaires[1]. Leurs visions utopiques ont préfiguré un socialisme agraire ou un communisme du quotidien, dont certaines initiatives, en France – comme les zones à défendre ou les collectifs alternatifs et écologiques – sont des réactivations. Sylvaine Bulle revient sur les origines juives de ces auteurs de référence ; origines qui restent tues par ceux qui analysent et défendent leur pensée.

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Meng Jiao, « Songes d’automne »

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Meng Jiao
(751-814)
Songes d’automne 

Traduction d’André Markowicz

1.

La nuit vieille carcasse l’insomnie
Chant du grillon il chante chante chante.
Les sanglots du vieillard n’ont pas de larmes
C’est la rosée d’automne qui les verse.
Forces parties – tranchées comme au ciseau
Indémêlable – un écheveau de ruines
La fin du fil – rien de frais pour le cœur
Tant de douleurs ne sont que de mémoire.
Comment avec ce fil suivre la voile
Par les monts et les fleuves du passé ?

2.

Lune d’automne un visage de glace
Le vieil errant cœur réduit à sa trame.
Rosée qui goutte – disloquant les rêves
Un vent féroce sur des os transis.
Forme d’un corps malade sur la natte
Écheveau de tristesses dans le cœur.
Craintes et doutes nés comme d’eux-mêmes
Écoute en vain les choses – sans raison.
Dans le wu-t’ung nu et majestueux
Le vent – accords comme un écho de plainte.

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Henri Lefebvre, « Anthropes ou cybernanthropes ? »

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Henri Lefebvre

Anthropes ou cybernanthropes ?
Contribution à la problématique de l’humanisme
(extrait de  Positions : contre les technocrates, Gonthier, 1967
Réédité avec de légères modifications sous le titre Vers le cybernanthrope, Denoël, 1971
)

L’espèce nouvelle

Nous entrons dans un nouvel âge, qui l’ignore ? Une espèce nouvelle naît autour de nous, en nous peut-être (ici « nous », c’est vous, toi, moi, elles et ils). Elle naît à l’intérieur du genre humain qui la précède, dont elle procède comme la branche de l’arbre. Peut-être l’espèce va-t-elle supplanter le genre. Sa naissance accompagne une inquiétude. Le genre humain ne serait-il pas voué à l’échec ? N’aurait-il pas déjà échoué ? Cette suspicion remplace le sentiment de culpabilité qui a empoisonné les générations précédentes. Certes, ce n’est pas ma faute, ni la tienne, si « nous » sommes des avortons, contemporains de grands avortements, sachant depuis peu, par Bolk et son école, que l’homme n’est pas un descendant du singe mais un singe prématuré et que le fameux progrès consiste biologiquement en une « fœtalisation ». Non, ce n’est pas ma faute, ma chérie, ni la tienne. Nous sommes innocents comme le Devenir. Tu es, douce amie, plus fœtalisée que moi, et mieux, plus nue, plus faible, donc supérieure. Mais alors quid de l’homme ? Celui qui exprima le mieux cette inquiétude, Zarathoustra parlant par la bouche d’un homme du xixe siècle, annonçait le surhumain. Nous ne demandions qu’à le croire. Quand le géant blond monta sur l’estrade en levant son drapeau et qu’il se mit à hurler : « C’est moi le Surhomme », nous eûmes envie de rire et nous avons répondu : « Tu te vantes ! Pourquoi pas moi ? » Et voilà que nous ne croyons plus au genre humain mais au fœtus de singe et que surgit la nouvelle espèce et qu’elle monte à l’assaut du genre humain, en lignes et colonnes aussi serrées que celles des plus puissantes matrices. Serait-ce le Surhomme espéré ou le sous-homme tant craint ?

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Une promenade biographique avec Bernard Charbonneau.

Ces entretiens inédits ont été réalisés les 9 et 10 septembre 1995,  quelques mois avant sa mort dans sa quatre-vingt-sixième année le 28 avril 1996,  dans sa maison du Boucau à Saint-Pé-de-Léren dans les Pyrénées-Atlantiques. Bernard Charbonneau – et sa femme Henriette qui intervient à plusieurs moments – y répondent aux questions de Michel Bergès et Daniel Cérézuelle. Ces cinq heures de discussions furent enregistrées sur un magnétophone de médiocre qualité, que la teneur des propos fait vite oublier. Un découpage des sept cassettes suit chaque enregistrement audio.

Première cassette

0 mn. Souvenirs d’enfance. Naissance. Parents notables (père pharmacien, grand-père banquier), famille. Mariage mixte de ses parents (père protestant, mère catholique, enfants baptisés catholiques). Père abonné au Temps (devenu Le Monde). D’Agen vers Bordeaux. Mère plus grosse dot du département (50 000 francs or).

6 mn. Quatre enfants. Jacques (1898), l’aîné. Jeté au front à 18 ans entre la première et la seconde partie du bac. Pierre (1899), passion de la mer. Capitaine au long cours. Messageries maritimes de Marseille (Tahiti, Hébrides etc.). Marthe. Devenue américaine (épousa professeur d’université quaker en Pennsylvanie). S’était embarquée clandestinement à 18 ans sur un paquebot qui allait aux USA. Accueillie comme une vedette.

11 mn. École primaire privée puis école du lycée Montesquieu (Longchamps). « Élève lamentable », agité et se désintéressant complètement des cours.

13 mn. Atmosphère familiale. Père très gentil, fantaisiste, dans la lune, qui fabriquait des produits nouveaux qui l’ont ruiné… Lisait Zola, Maupassant, écoutait Beethoven, Wagner.

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Thierry Paquot, « Lewis Mumford, une philosophie de l’amour »

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Thierry Paquot

Lewis Mumford,
pour une philosophie de l’amour

Introduction à
Histoire naturelle de l’urbanisation
PUF, 2023

Elvina Conradina Baron (1865-1950) est amoureuse à dix-huit ans d’un Anglais de deux fois son âge, John Mumford, qui réside dans la pension que tient sa mère. Elle l’épouse et devient madame Mumford. Le mariage n’est pas consommé, le mari part au Canada et ne donne plus aucun signe de vie, au point que le mariage est annulé. Elvina devient gouvernante chez un célibataire aisé qui reçoit régulièrement son neveu, Jacob Mack, un homme d’affaires marié, qui vit à Somerville dans le New Jersey, non indifférent à Elvina. Ils s’aiment et elle donne naissance à Lewis le 19 octobre 1895, de « père inconnu », car Jacob ne peut le reconnaître. Il passe néanmoins de nombreux samedis après-midi avec le petit Lewis lors de ses déplacements à New York, jusqu’au début du siècle. Il envoie, chaque année, 600 dollars à Elvina et offre des cadeaux de Noël à son fils. Tout cela cesse avec sa mort prématurée, mais il léguera un petit héritage, d’abord géré par un oncle, puis par Lewis dès 1915. Lorsqu’Elvina décède à son tour, Lewis découvre dans son sac à main la notice nécrologique de Jacob qu’elle conservait près d’elle, prouvant qu’il fut bien l’amour de sa vie.

C’est en 1942 que sa mère lui apprend l’existence de son père juif, il a 47 ans, ce qui l’amuse, car lorsqu’il s’est marié avec Sophia, sa future belle-mère regrettait qu’il soit goy. Il a été baptisé, sa mère et sa grand-mère étaient des protestantes d’origine allemande, mais n’a pas reçu ce qu’on appelle une « éducation religieuse ». Son environnement est féminin et aimant. Le compagnon de sa grand-mère, Charles Graessel, également venu d’Allemagne dans les années 1860, l’emmène explorer la ville, il lui doit sa passion pour New York et la découverte de deux musées qu’il ne cessera de visiter, l’America Museum of Natural History et le Metropolitan Museum of Arts. Sa mort en 1906 s’avère une grande perte pour le jeune garçon. L’été, Lewis part en vacances dans le Vermont chez Mrs French et s’initie à la vie champêtre, ce qui, indéniablement, en fait un amoureux de la nature, comme Emerson et Thoreau, qu’il lira passionnément toute sa vie. Son enfance et son adolescence bénéficient du dévouement et de l’amour de sa nurse irlandaise, Nellie Ahearn, dite « Nana », qu’il présente dans ses Mémoires comme une seconde mère. Continuer la lecture »

George Perkins Marsh, « L’homme et la nature »

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George Perkins Marsh

L’homme et la nature
ou la géographie physique modifiée
par l’action humaine
(1864)
Revue Écologie & Politique, nos 35-36, 2008

Présentation, par Estienne Rodary

L’ouvrage de George Perkins Marsh Man and nature ; or  physical geography as modified by human action, (The Belknap Press of Harvard Univ. Press, The John Harvard Library, Cambridge, 1965, initialement paru en 1864 chez Charles Scribner, New York) dont nous traduisons ici pour la première fois en français un chapitre, est un monument de l’histoire de la pensée environnementale, écologique et géographique. Salué à ce titre dans les pays anglo-saxons depuis sa première publication en 1864, l’ouvrage est généralement ignoré des spécialistes, et a fortiori du grand public, francophones. Après plus de 140 ans, Man and nature conserve pourtant un indéniable intérêt, principalement constitué par ce mélange déroutant de contemporanéité et d’obsolescence. Le livre est de sage culture, écrit par un homme aisé et instruit du XIXe siècle, et de nature exubérante, encore rétif aux disciplines scientifiques et pourtant fondateur de ces disciplines, ouvrage positiviste et pourtant héraut de la critique environnementale. Il pose ainsi, au moment où se consolide la modernité, les fondements de la réflexion sur les dépassements de cette modernité tels qu’ils se déploient aujourd’hui à travers la question environnementale.

Un ouvrage ignoré des Français Continuer la lecture »

Freddy Gomez, « Digression sur les boomers »

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Freddy Gomez
Digression sur les boomers
Mis en ligne le 23 octobre 2023 sur le site A contretemps

Il y a quelque temps déjà, sur le parvis du théâtre de la Commune (Aubervilliers), un soir de printemps, quelques cultureux à la conscience écologiste aiguisée dissertaient, en bande, sur l’état du monde. Vague, polie, morale, la parole « bienveillante » y circulait sans que personne, à aucun moment, ne haussât jamais le ton. Le groupe était jeune, avenant, inclusif et probablement intersectionnel. Accompagnée d’une amie qui, par son âge et ses activités, aurait pu en faire partie, et mu par curiosité, je m’agrégeai à ce cercle, en me contentant d’écouter, quand, du haut de sa quarantaine distinguée, une militante de l’écologie gnangnan que je voyais pour la première fois de ma vie, s’adressa à moi et s’exprima en ces termes : « C’est votre génération, Monsieur, celle des boomers, qui a fait de ce monde dont vous avez profité cette terre brulée dont nous avons héritée. » Au vu de mon rapport plutôt distant depuis toujours au productivisme et à la consommation, la visée généralisante d’une telle accusation me fit sourire, mais jaune. Ma réplique cassa, pour sûr, la bienveillante ambiance de ce cénacle bobo : « Je pourrais vous proposer, Madame la Procureure, de comparer nos bilans carbone en sachant d’avance que, même si le vôtre a du retard sur le mien, je suis sûr que vous le dépassez déjà, et de loin. Quant au poids de culpabilité dont vous me chargez sans me connaître, sachez qu’il ne prouve que votre arrogante bêtise ! » Un léger brouhaha de désapprobation conféra enfin à cette assemblée de bien-pensants un peu de vie.

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Jacques Philipponneau, « Au-dessus du volcan »

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Jacques Philipponneau

Au-dessus du volcan
Lettres italiennes
(2017-2022)

Éditions de L’Encyclopédie des Nuisances

Postface

L’actualité récente confirme lourdement les analyses et le titre de ce recueil. Il y a là peu de mérite, tant ces évidences semblent aveuglantes pour qui se donne la peine d’observer sans œillères idéologiques la réalité conflictuelle de son temps. Et pour ce faire il existe une méthode infaillible, il suffit d’y prendre part. Ces quelques commentaires, au risque de se répéter, seront donc lapidaires.
L’embrasement des banlieues de cet été, qui excède d’ores et déjà en intensité celui de 2005, révèle le mélange d’aveuglement, d’incapacité et d’illusions de cette société devant des événements pourtant si aisément prévisibles. Éclairés par le précédent américain, vieux d’une soixantaine d’années, on devait s’attendre sans doute possible à ce que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
En 1965, le sociologue noir américain Kenneth Clark avait parfaitement résumé la raison fondamentale des émeutes, d’une tout autre ampleur, qui venaient d’éclater à Detroit : « Le comportement [des insurgés] dans les ghettos noirs correspond en partie à la volonté inconsciente de détruire le cadre de leur vie qu’ils haïssent. »
Il aura donc fallu cinquante ans pour que tous les responsables politiques successifs laissent se constituer en France des ghettos urbains issus de la colonisation. Cette réalité est désormais irréversible. Le maintien de l’invisibilité relative de cette désintégration sociale spécifique, qui concerne quelque 1 200 quartiers dits sensibles, a été confié progressivement, et maintenant quasi exclusivement, à une police dont la brutalité et le racisme institutionnel jouent le rôle de pompier pyromane. Pour le reste, la consommation généralisée et l’économie informelle de la drogue produisent l’abrutissement social et l’autodestruction violente pour le contrôle d’un marché dont la construction de milliers de places de prison constitue l’ultime retombée économique. Un cynisme implicitement partagé par tous les décideurs se satisfait, faute de mieux, de cette situation. Continuer la lecture »

Ibn Warraq, « Pourquoi je ne suis pas musulman »

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Ibn Warraq

Pourquoi je ne suis pas musulman
(1994)

Introduction

Les musulmans sont les premières victimes de l’islam.
Combien de fois n’ai-je pas observé au cours de mes voyages
en Orient, que le fanatisme est le fait d’une minorité
d’hommes dangereux qui, par la terreur, maintiennent les autres
dans la pratique d’une religion. Affranchir le musulman de
sa religion est le plus grand service qu’on puisse lui rendre.
E. Renan

Le lecteur fera la distinction entre théorie et pratique : la distinction entre ce que les musulmans devraient faire et ce qu’ils font en réalité ; ce qu’ils devraient croire et faire par opposition à ce qu’ils croient et font réellement. Nous pourrions distinguer trois islams, que je numéroterais 1, 2, et 3. L’islam 1 est ce que le Prophète enseigna, c’est-à-dire les préceptes qui sont contenus dans le Coran. L’islam 2 est la religion telle qu’elle est exposée, interprétée et développée par les théologiens à travers les traditions (hadiths). Elle comprend la charia et la loi coranique. L’islam 3 est ce que les musulmans réalisent, c’est-à-dire la civilisation islamique.

Si jamais une idée générale ressort de ce livre, c’est que la civilisation islamique, l’islam 3, est souvent parvenue au sommet de sa splendeur malgré l’islam 1 et l’islam 2, et non pas grâce à eux. La philosophie islamique, les sciences islamiques, la littérature islamique et l’art islamique n’auraient pas atteint leurs sommets s’ils avaient uniquement reposé sur l’islam 1 et 2. Prenez la poésie par exemple. Muhammad méprisait les poètes : « quant aux poètes : ils sont suivis par ceux qui s’égarent » (sourate 26.224), et dans un recueil de traditions appelé le Mishkat, Muhammad aurait dit « une panse remplie de matière purulente vaut mieux qu’un ventre plein de poésie ». Les poètes eussent-ils adhéré à l’islam 1 et 2, nous n’aurions jamais connu les textes d’Abu Nuwas qui chante les louanges du vin et les merveilleuses fesses d’éphèbes, ou n’importe quel autre poème bachique pour lesquels la littérature arabe est si justement renommée. Pour ce qui est de l’art islamique, le Dictionnaire de l’Islam nous apprend que Muhammad maudissait ceux qui peignaient ou dessinaient des êtres humains ou des animaux (Mishkat, 7.1.1). Par conséquent, cela est illicite. Ettinghausen signale dans son introduction à La Peinture arabe que les hadiths contiennent de nombreuses condamnations contre les « faiseurs d’images », dès lors qualifiés de « pires des hommes ». On leur reproche de concurrencer Dieu, qui est le seul créateur. La position dogmatique ne laisse aucune place à la peinture figurative. Heureusement, influencés par les traditions artistiques des civilisations voisines, des musulmans nouvellement convertis n’hésitèrent pas à défier l’orthodoxie et à produire des chefs-d’œuvre d’art figuratif tels que les miniatures perses ou mongoles. Continuer la lecture »

Bertrand Russell, « Pourquoi je ne suis pas chrétien »

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(Merci à Floréal)

Bertrand Russell

Pourquoi je ne suis pas chrétien
(1927)

Préface

J’ai une dette de reconnaissance à l’égard du professeur Paul Edwards, de l’université de New York. C’est lui en effet qui a pris l’initiative de réunir dans cet ouvrage les textes qui en font la matière, conçus et rédigés en des époques très différentes, et qui tous ont pour sujet la théologie. Je lui suis tout particulièrement reconnaissant de ce qu’il m’a donné l’occasion de réaffirmer mes convictions sur des problèmes essentiels.

Un bruit s’est répandu ces dernières années selon lequel je serais devenu moins hostile à l’orthodoxie religieuse que je ne le fus autrefois. Ce bruit est dénué de fondement. Je considère sans exception les grandes religions du monde – le bouddhisme, l’hindouisme, le christianisme, l’islamisme et le communisme – comme fausses et néfastes. Il est donc logique de considérer, puisque ces religions diffèrent, qu’il ne saurait y en avoir plus d’une, parmi elles, qui soit vraie. L’on peut admettre au surplus que la religion adoptée par un individu est celle de la société dans laquelle il vit.

Les scolastiques ont inventé de prétendus arguments logiques prouvant l’existence de Dieu, et ces arguments, ou d’autres du même genre, ont été acceptés par maints philosophes éminents. Mais la logique à laquelle se réfèrent ces arguments traditionnels relève de l’ancienne logique aristotélicienne qui est actuellement réfutée, pratiquement, par tous les logiciens à l’exception de ceux qui sont catholiques. Il est un de ces arguments qui n’est pas purement logique. Je veux parler de l’argument de la finalité. Cet argument, cependant, fut réfuté par Darwin ; et en tout cas il ne pouvait être pris en considération sur le plan logique qu’au prix de l’abandon de l’omnipotence divine. La logique mise à part, il existe à mes yeux quelque chose d’un peu étrange dans l’échelle des valeurs morales de ceux qui croient qu’une divinité toute-puissante, omnisciente et bienfaisante, après avoir préparé le terrain demeuré pendant des millions d’années à l’état de nébuleuses privées de toute vie, se considérerait parfaitement récompensée par l’apparition finale d’Hitler, de Staline et de la bombe H. Continuer la lecture »

Pièces et main-d’œuvre, « IA et technofascisme »

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Pièces et main-d’œuvre
Intelligence artificielle & technofascisme
Les accointances du « camp progressiste » avec l’extrême-droite

Mis en ligne par PMO sur leur blog le 12 octobre 2023

 

« L’intelligence artificielle » – en fait, le calcul machine – constitue pour le moment l’état le plus avancé de la Machinerie générale. Le plus intégré, le plus étendu, le plus puissant ; la Machine des machines. La critique théorique et politique n’a rien de plus à en dire que tout ce qui a été dit par des milliers d’auteurs depuis que le mathématicien Norbert Wiener, en 1948, a publié La Cybernétique, ou Contrôle et Communication dans l’Animal et la Machine (1). Un mot forgé en 1834 par Ampère, un autre mathématicien, pour désigner « la science du gouvernement des hommes ». En clair, tout calculer pour tout pouvoir. Un projet totalitaire.

En revanche, l’avènement concret, matériel, du « tout numérique », de cette Machine à tout pouvoir (mégaréseaux + mégadonnées + supercalculateurs + algorithmes), provoque soudain le trouble chez ses victimes actuelles ou à venir ; et des débats au sein de la caste politico-médiatique sur la meilleure façon de plier la population à cette machination générale (« encadrer », « réguler »). C’est ainsi que Le Monde qui n’a jamais cessé de vanter discrètement le moindre progrès de l’« IA », nous alerte à son sujet d’un schisme entre « techno-progressistes » et « technofascistes » ; nous appelant bien sûr à soutenir les premiers contre les seconds. Les protagonistes de ce débat secondaire s’accordent sur le principal : il n’est pas question – ni possible – de détruire cette mégamachine dont chacun convoite la puissance pour son propre camp.

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Jean-Claude Michéa, « Extension du domaine du capital »

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Jean-Claude Michéa

Extension du domaine du capital

(Trois scolies choisies)
Albin Michel, 2023

 

 

2. Tout ce qui bouge n’est pas rouge

S’il y a bien un trait qui distingue le système capitaliste développé (ou « moderne ») de toutes les sociétés de classes qui l’ont précédé dans l’histoire, c’est sans conteste le caractère révolutionnaire de la dynamique qui l’anime depuis l’origine. Marx et Engels le soulignaient dès 1848, dans le Manifeste du parti communiste, lorsqu’ils écrivaient que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes ».

Et en 1892 – dans sa préface à la nouvelle édition allemande de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre – Engels prenait encore bien soin de rappeler que le mode de production capitaliste [a], du fait qu’il repose par définition sur l’accumulation continuelle et illimitée du capital – ou, si l’on préfère, sur la « croissance » –, « ne peut pas se stabiliser, il lui faut s’accroître et se développer, sinon [il] est condamné à périr ».

On mesure alors tout ce qu’a de mystificateur le dogme habituel de l’intelligentsia de gauche selon lequel la société capitaliste moderne serait conservatrice par essence et ne chercherait donc, à ce titre, qu’à « se maintenir sans changement » (il suffit, du reste, d’observer l’« évolution des mœurs » – ou celle de n’importe quelle agglomération urbaine – sur deux ou trois décennies, pour prendre immédiatement conscience de l’inanité absolue de cette thèse profondément antimarxiste [b]). Ce dogme ne peut que conduire les idéologues de la « gauche progressiste » – c’est-à-dire tous ceux qui croient encore, de nos jours, que « tout ce qui bouge est rouge » (c’était certainement là l’un des slogans les plus naïfs – ou les plus pervers – de Mai 68 !) – à tenir chaque nouvelle « avancée » du capitalisme contemporain (qu’il s’agisse de la voiture électrique, de la « maison connectée », des réseaux sociaux, du « métavers » de Mark Zuckerberg, de l’« Intelligence artificielle », du bitcoin ou encore de la GPA) pour un pas supplémentaire dans la bonne direction – autrement dit, la plupart du temps, celle que symbolisent la Silicon Valley et sa « contre-culture » californienne [c]. Continuer la lecture »

Matthieu Amiech, « Lettre ouverte aux… »

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Lettre ouverte aux organisatrices du rassemblement estival Les Résistantes,
au(x) Réseau(x) de ravitaillement des luttes
et aux comités locaux des Soulèvements de la Terre

par Matthieu Amiech
(collectif Écran total/éditions La Lenteur)

L’envie d’écrire ce texte m’est venue au retour du rassemblement des luttes écologistes et de défense des territoires, du 3 au 6 août dernier sur le plateau du Larzac, en lisière de l’autoroute A 75. Je suis rentré de ce rassemblement animé de sentiments contradictoires : à la fois surexcité et frustré, rempli de l’énergie donnée par toutes les rencontres qui ont lieu dans un tel moment, et en même temps gêné de ce qui y manque. Conscient qu’une telle initiative est précieuse et traduit le fait que la société où nous vivons n’est pas encore écrasée par l’État et le capitalisme, qu’elle présente des réserves admirables d’auto-organisation et de solidarités ; mais aussi frappé par l’homogénéité sociale des participants, par la présence diffuse d’une écologie – dépolitisée – du bien-être en contrepoint des discussions visant à raconter et faire grandir les luttes. Enfin, j’ai été frappé par la persistance de l’emprise numérique sur le milieu social et politique qui se trouvait réuni à cette occasion.

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Bernard Lahire, « Les structures fondamentales des sociétés humaines »

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Bernard Lahire

Les structures fondamentales
des sociétés humaines

Editions La Découverte, 2023

Introduction générale. L’oubli du réel
(extraits)

[…]

Contre-pente

Dégager des constantes ou des lois concernant les sociétés humaines lorsque le réalisme est perçu comme naïf, et la recherche de lois comme une pure illusion, ne va pas du tout de soi. Proposer un cadre général, synthétique et intégrateur commun, ou encore ce que Thomas Kuhn appelait un « paradigme », à des chercheurs en sciences sociales éparpillés en chapelles théoriques ou en petites entreprises personnelles n’a rien d’une chose facile.

Établir des liens ou viser la consilience (1) entre certains faits établis et interprétés par la biologie évolutive, l’éthologie, la paléoanthropologie, la préhistoire et les sciences sociales, et construire un cadre commun de pensée à l’ensemble de ces domaines de savoir leur permettant d’échanger de façon fructueuse, dans un monde scientifique qui craint plus que tout la naturalisation ou la biologisation du social, ne va pas davantage de soi. Montrer la présence trans-spécifique et trans-historique de certaines lois biologiques et sociales dans un univers scientifique qui a partie liée avec l’idée de changement, de variation et d’historicité, et au sein duquel les chercheurs inclinent à penser, comme ces jeunes hégéliens révolutionnaires dont parlaient Marx et Engels, qu’il suffit de (se) défaire (d’)une idée ou de ne plus y croire pour abolir un état de fait existant, n’a rien d’une évidence (2). Établir une différence classificatrice entre le « social » et le « culturel », en montrant que les animaux non humains sont aussi sociaux que les humains, mais qu’ils ne sont pas ou ne sont que très peu culturels – les humains étant, quant à eux, à la fois sociaux et culturels – n’est pas une habitude de pensée ordinaire dans un monde qui utilise indifféremment les termes de « social », de « culturel » et d’« historique ». Faire tomber la différence entre « nature » et « culture » ou entre « nature » et « social », en montrant que nous sommes sociaux et culturels par nature et que la culture n’est qu’une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides et plus efficaces que celles permises par la sélection naturelle, est pour le moins déroutant pour des chercheurs qui ont en tête une nette différence entre « eux » (les « animaux » qui sont du côté de la nature) et « nous » (les êtres humains qui sommes du côté de la culture). Brosser l’histoire des sociétés humaines en tant qu’histoire globalement structurée par les contraintes propres à l’espèce, contraintes qui ne se saisissent qu’en comprenant ce que nous sommes au sein du règne animal – parmi les vertébrés, parmi les mammifères et parmi les primates – est une démarche peu commune dans des sciences qui sont habituées à défendre chèrement leur autonomie, et à n’expliquer le social que par le social, pour reprendre la célèbre formule durkheimienne. Continuer la lecture »

Günther Anders, « L’Homme sans monde »

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Günther Anders
L’Homme sans monde
(1984)

Traduit de l’allemand par Christian David
Fario, 2015

Introduction
I. L’Homme sans monde

Ce n’est pas à tort que je passe pour un auteur ayant consacré des décennies à peindre la fresque des rotations du globe terrestre désolé à travers l’espace – une occupation peu divertissante –, c’est-à-dire à mettre en garde contre l’autodestruction de l’humanité, contre « le monde sans hommes » (et peut-être même sans vie).

Cette « idée fixe » qui est la mienne (c’est ce que disait Bloch, désespérément condamné à l’espoir perpétuel) m’a certes accompagné pendant plus de la moitié de ma vita philosophica (si je peux dire du « sujet apocalyptique », qui s’est imposé un jour à moi, qu’il m’a « accompagné »). Mais cette « préoccupation » pour la fin possible, apparue sur-le-champ, le jour d’Hiroshima, le 6 août 1945, sans avoir pu bien sûr se transformer aussitôt en « textes », constitue véritablement un « tournant » (pour reprendre le terme de Heidegger), un renversement de ce qui était mon sujet principal à l’origine. Car, avant cette date-césure, presque toutes mes préoccupations – spéculatives, politiques, pédagogiques et littéraires, les différencier me semble assez absurde – étaient tournées vers « l’homme sans monde ». Qu’est-ce que je vise sous cette expression ?

Plusieurs choses.

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Hans Magnus Enzensberger, « Deux notes sur la fin du monde »

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Hans Magnus Enzensberger
Deux notes sur la fin du monde
(New Left Review n°110, juillet-août 1978)

Traduction Le Grand Continent, décembre 2022

I

L’apocalypse fait partie de notre bagage idéologique. C’est un aphrodisiaque, un cauchemar, une marchandise comme une autre. On peut en faire une métaphore de l’effondrement du capitalisme, qui, comme nous le savons tous, est imminent depuis plus d’un siècle. Nous nous y heurtons sous les formes et les aspects les plus divers : comme un signal d’alarme et une prévision scientifique, une fiction collective et un cri de ralliement sectaire, un produit de l’industrie des loisirs, une superstition, une mythologie vulgaire, une énigme, un coup, une plaisanterie, une projection. Elle est toujours présente, mais jamais « actuelle » : comme une deuxième réalité, une image que nous nous construisons, une production incessante de notre fantasme — une catastrophe dans l’esprit.

Elle est tout cela et plus encore, car c’est l’une des plus anciennes idées de l’espèce humaine. Des volumes épais auraient pu être écrits sur ses origines — et de tels volumes ont bien sûr été écrits. Nous savons également beaucoup de choses sur son histoire mouvementée, sur ses flux et reflux périodiques et sur la manière dont ces fluctuations sont liées au processus matériel de l’histoire. L’idée de l’apocalypse accompagne la pensée utopique depuis ses débuts, elle la poursuit comme une ombre, comme un revers qu’on ne peut laisser derrière soi : sans catastrophe, pas de millénaire ; sans apocalypse, pas de paradis. L’idée de la fin du monde est simplement une utopie négative. Continuer la lecture »

Günther Anders, « Dix thèses sur Tchernobyl »

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Günther Anders

Dix thèses sur Tchernobyl

Adresse amicale au 6e congrès international des médecins
pour l’empêchement d’une guerre nucléaire
1986

Chers contemporains du temps de la fin !
Car c’est bien ce que nous sommes : des contemporains du temps de la fin, et c’est notre devoir de ne pas devenir des contemporains de la fin des temps afin de pouvoir précisément continuer à nous occuper du temps de la fin. Cette série de thèses sur le danger atomique aujourd’hui est la troisième que je propose. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung avait encore accepté de publier la première, en 1957 ; il ne voudrait plus aujourd’hui se compromettre avec ce genre de choses. J’ai dicté la deuxième en 1959, après mon retour d’Hiroshima, aux étudiants de la Freie Universität de Berlin qui l’ont publiée et faite circuler [1]. J’avais conclu la première série de thèses par les mots : « Hiroshima est partout. » Plus tard, j’ai fait de ce mot d’ordre le titre d’un livre [2]. Aujourd’hui, on l’a détourné à mon insu, mais avec un parfait esprit d’à propos, pour en faire ce nouveau mot d’ordre : « Tchernobyl est partout. »
Ces deux premières séries de thèses étaient des mises en garde. Espérons qu’une même fonction de mise en garde incombera encore à cette troisième série de thèses. C’est assailli par le doute et le cœur serré que je dis cela car, entre-temps, le début de ce contre quoi les deux premières séries de thèses mettaient en garde a peut-être déjà commencé. Quoi qu’il en soit, nous devons continuer à mettre en garde. Continuer la lecture »

Jean-Noël Rieffel, « Éloge des oiseaux de passage »

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Jean-Noël Rieffel
Éloge des oiseaux de passage
(extrait des pages 157 à 164)

Equateurs, 2023

8. L’expérience François Terrasson

Le rythme d’érosion actuel des espèces animales et végétales (cent fois plus élevé par rapport au taux naturel d’extinction) est largement imputable aux activités humaines.

Selon François Terrasson, scientifique français à la personnalité atypique et à la pensée iconoclaste, élève de Théodore Monod au Muséum national d’histoire naturelle, « la nature, c’est ce qui existe en dehors de toute action de la part de l’homme ». Relire ses écrits permet de s’interroger sur notre rapport à la nature.

François Terrasson, avec le franc-parler qui le caractérisait, avait le sens de la punchline : « Vous aimez la nature, alors foutez-lui la paix ! » Le nourrissage des oiseaux à la mangeoire et sans discernement tout au long de l’année ou encore les déchets alimentaires jetés en pâture aux bébés lions de mer de Steller sont des pratiques totalement contre-productives pour ces espèces animales et de superbes illustrations du message de Terrasson : au diable la sensiblerie !

Il considérait que la vraie cause du besoin de destruction de la nature par l’homme était inscrite au plus profond de notre inconscient, dans notre peur de la nature sauvage. Une peur viscérale de cet univers hostile. La peur de ce qui grouille, de ce monde puant, visqueux et gluant. Comme cette peur d’un coronavirus hébergé par des chauves-souris, puis transmis par un pangolin ayant côtoyé de trop près des hommes dans des marchés chinois. Certaines de ces peurs irrationnelles (loups, chauves-souris, chouettes) étant transmises dès le plus jeune âge, notamment par certains contes de notre enfance. Selon François Terrasson, cette peur nous pousse à dominer et maîtriser tous les aspects effrayants de la nature. Par exemple, la peur de cette vie mycologique et bactérienne foisonnante et menaçante contre laquelle nous nous défendons à grands coups de pesticides ou de gels hydroalcooliques. Mais que se cache-t-il vraiment derrière notre besoin de dompter la nature ? Continuer la lecture »

Olivier Lefebvre, « Lettre aux ingénieurs qui doutent »

Olivier Lefebvre
Lettre aux ingénieurs qui doutent
L’Echappée
(extrait, p. 33-40)

La dimension politique du travail

La dissonance cognitive est en réalité produite par la conscience d’une dimension politique du travail : la politique mise en œuvre par son travail va à l’encontre de la politique qu’on souhaiterait mettre en œuvre. Le caractère politique du travail d’ingénieur apparaît comme une évidence si on le pense selon un enchaînement de deux propositions élémentaires.

La première proposition est que l’ingénieur développe de la technologie. C’est une tautologie, car son travail consiste historiquement à créer des moyens techniques,  c’est-à-dire non seulement des objets techniques, mais aussi tout le système technique dans lequel ils s’insèrent. Hartmut Rosa souligne que le rythme du changement technique ne cesse de s’accélérer, produisant une accélération sociale et une accélération des modes de vie qui engendre à son tour un besoin de technologies permettant de s’adapter à cette accélération du rythme social (1). Le rôle de l’ingénieur producteur de nouvelles technologies est au cœur de cette spirale d’accélération.

La seconde proposition est que la technologie est politique. Elle peut sembler moins évidente, car l’idée que la technologie serait neutre, c’est-à-dire ni bonne ni mauvaise en soi, est largement dominante dans nos sociétés. Selon cette conception, les objets technologiques seraient de simples outils, des instruments dont les effets sociaux dépendraient essentiellement de l’usage qui en est fait. Penser la technologie se réduirait alors à encadrer ses usages afin de se prémunir de ses effets indésirables.

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Marin Fouqué, « A la terre »

Marin Fouqué
A la terre
Un reportage littéraire
XXI bis
(extraits)

J’sais pas c’qu’il s’passe dans ma têteParfois, j’voudrais sauver la TerreParfois, j’voudrais la voir brûler
PNL, Jusqu’au dernier gramme

[…] Et quelles sont vos références?

Sourire figé, Valentin se lance. Un à un, comme des rats avant le naufrage, les mots s’échappent de sa bouche. Bien sûr qu’il connaît ses artistes de référence, quand on est en cinquième année, C’est le minimum. Mais quelque chose coince. Il fait diversion en parlant de sa peinture. Il décrit sa peinture. Il explique ce que l’on voit, c’est-à-dire l’arrière-train d’une INRA 95, c’est-à-dire un culard, c’est-à-dire une anomalie génétique, c’est-à-dire un animal créé par l’homme, c’est-à-dire un bovin aux muscles hypertrophiés d’hormones, c’est-à-dire une bête conçue pour l’abattoir, ça veut dire un tas de steaks sur pattes.

Uhmmokay, et qu’est-ce que ça questionne ?

Ça questionne ton ventre, connard. On ne peut pas répondre ça, on ne peut pas froisser l’homme à l’écharpe de soie, Valentin le sait. Alors il se met à parler de son tableau, de la composition, de la ligne, des couleurs, de la manière dont la lumière s’empare de la chair rose, et peu à peu, son regard s’éteint. De son côté, l’homme en soie semble s’apaiser.

[…]  C’est une aberration. On a tassé la terre, rasé la garrigue, tronçonné les chênes, bétonné les hectares, creusé des tunnels, tiré des rails, tracé des lignes, levé des poteaux, collé du bois, vitré les parois. L’ensemble est impeccable, propre, moderne. Moche, en somme. Aix-TGV, les bagnoles foncent.

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Daniel Blanchard, « La vie sur les crêtes »

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Daniel Blanchard
La vie sur les crêtes
Editions du Sandre

(Extraits choisis à propos de Socialisme ou Barbarie,
Debord, Castoriadis, Baudrillard, Bookchin  etc.)

[…] Ce n’est pas par hasard si, s’agissant de mon histoire individuelle, je préfère parler d’affranchissement plutôt que de liberté. Je ne saurais me proclamer, comme Bakounine, « un amant fanatique de la liberté ». Je dirais plutôt avec l’écrivain norvégien Jens Bjerneboe : « Y a-t-il quelque chose qui puisse me saisir d’angoisse comme la liberté ? » L’angoisse du vide… La liberté n’a de séduction que par ce qui la comble, les sentiments et les entreprises passionnés dont elle ouvre la possibilité. Mais n’en va-t-il pas de même pour les sociétés ? Car dans ces fissures, ces fractures qui ont ébranlé dans ces années-là les régimes d’oppression et d’exploitation écrasant la planète, allait ressurgir et se déployer à nouveau la créativité historique des peuples, ouvrant non pas sur une liberté anomique mais donnant vie concrètement à des rapports plus justes et plus féconds entre les humains et laissant entrevoir, pendant quelques années, la possibilité concrète d’une société affranchie de la domination et ouverte ainsi à une existence plus foisonnante, plus passionnante… C’est ce que nous avons vécu – ou voulu vivre, peut-être – dans les années soixante, très brièvement.

[…] C’est aussi au cours de ces soirées que j’ai fait de plus près connaissance avec Chaulieu-Castoriadis. Là, nous n’étions pas soumis à l’exigence de sérieux, de rigueur dans le raisonnement et l’expression qu’imposait la participation aux réunions du Groupe. Là, nous donnions libre cours à notre verve critique, à notre passion de démolition ironique de toutes les constructions de l’ordre établi. La conversation à bâtons rompus donnait l’occasion d’échanger boutades et plaisanteries avec ce Chaulieu qui nous intimidait si fort lors des réunions par la puissance et l’ampleur de ses exposés, de ses raisonnements. Enfin, nous pouvions rivaliser avec lui sur le mode des associations libres, des extrapolations acrobatiques, volontiers sur le mode caricatural, parfois ubuesque, la boutade fusant dans le rire, dans une connivence chaleureuse. Continuer la lecture »

François Terrasson, « La peur de la nature »

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François Terrasson
La peur de la nature
(extraits)

« Nous faisons périr le corps de la nature
en oubliant que c’est le nôtre
. »
Ibrahim al Koni

Expliquer les paysages. Voilà une vieille ambition sur laquelle ont peiné des générations de géographes. Et bien sûr, une seule cause ne peut être à l’œuvre. L’économie, l’organisation sociale, le climat, le sol, l’écologie sont des conditionnements réels.

Mais à voir vivre les hommes, à les entendre parler de leurs paysages, on se prend à soupçonner de plus profondes et de plus déterminantes raisons.

Les arbres, les fourrés, les friches sauvages sont le domaine des forces naturelles. Le paysan des sociétés traditionnelles prend position face à elles. Il parle de la forêt de façon amicale, comme protectrice et bienveillante, ou au contraire il y verra le repaire de loups et d’ours féroces, l’obstacle à l’extension de ses champs.

Les haies autour des parcelles, caractéristiques du bocage, seront des clôtures utiles, des coupe-vent, des pourvoyeuses de bois de chauffage et de piquets, voire de fruits sauvages.

Ou bien des pieuvres conquérantes lançant leurs ronces à l’assaut de la civilisation qui a le devoir de s’en défendre. La vision tentaculaire et inquiétante du foisonnement végétal s’oppose comme plus moderne face à l’acceptation du paysage ancien. Elle arrive portée par un courant culturel urbain. Des idées, un style, une façon de faire et d’être dont l’origine se révèle urbaine. 

Et nous tenons là un bout du secret qui commande la forme du paysage.

Les sociétés rurales qui gardent des arbres se distinguent de celles qui les massacrent parce que leur culture est différente.

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Pièces et main-d’œuvre, « Naissance, nature et liberté »

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Pièces et main-d’œuvre
Naissance, nature et liberté

Mis en ligne par PMO sur leur site le 30 juin 2023

Avis aux intéressés : les 5e « rencontres internationales contre les technosciences » auront lieu à Alessandria, en Italie, les 28, 29 et 30 juillet 2023. (Voir ici le programme et les détails pratiques). Ces rencontres sont organisées par Resistenze al Nanomondo, avec qui nous avons participé aux Enfants de la machine, le n° 65 de la revue Ecologie & Politique, publié en novembre 2022 et consacré à l’eugénisme, aux biotechnologies et à la reproduction artificielle de l’humain.

Si vous l’avez manqué, il est épuisé – mais vous pourrez en lire l’édition italienne à l’automne, si vous lisez l’italien ? Non ? Alors il ne vous reste qu’à lire « Naissance, nature et liberté », notre contribution à ce volume collectif (1) ; ou encore Les lettres simiesques du Professeur Bonobo, dont nous avons déjà posté quatre spécimens ; et qui dissèquent les accusations d’ « écofascisme » portées par l’Illustre Professeur Flappi et ses pareils contre notre livre et ses auteurs.

« Ecofascistes » (var. « biocentrés »), c’est l’infâmie en vogue à l’extrême-gauche de la Machine pour disqualifier les défenseurs d’une humanité libre dans un monde vivant. Quitte, par ailleurs, à radoter ad nauseam les mots d’ordre confusionnistes de la cybernétique et de la deep ecology fusionnées : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Nous les cyborgs, les transhumanistes, technologistes et machinistes. Nous et nos machines. Nous, machines. Nous la Machine Nature. Car la nature est une machine et les machines sont naturelles. En même temps, oui. Aussi n’est-il pas question d’être « binaire » ou « dualiste », de choisir ou de distinguer entre l’une et l’autre – ce serait « fasciste ».

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François Jarrige, postface au « Modernisme réactionnaire »

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François Jarrige

Sur le culte de la technologie

Postface à l’édition française
du Modernisme réactionnaire de Jeffrey Herf paru aux Editions de L’Echappée

Depuis les débuts de l’âge industriel, le déferlement incessant et le gigantisme croissant des technologies ont conduit à de nombreux débats et querelles sur leurs risques, leurs potentialités et leurs effets. Si l’hostilité et la fascination à l’égard des nouvelles technologies n’ont évidemment rien de neuf, elles s’exprimèrent avec une intensité particulière dans la première moitié du XXe siècle. Au cours de cet « âge des extrêmes » qui vit les ravages des deux guerres mondiales ainsi que l’accélération de l’industrialisation et l’essor de la consommation de masse, la question des techniques fut prise dans un ensemble de discours opposés et conflictuels. Dans le champ intellectuel, elle suscita d’innombrables querelles et controverses qui se déclinèrent en de subtiles nuances selon les pays. Parallèlement au développement du capitalisme et de la colonisation et aux grandes crises sociales et culturelles qui secouèrent l’époque, les nations industrialisées expérimentèrent en effet un déferlement inédit de nouvelles technologies – pensons à l’électricité, à l’aviation, à la chimie. Partout dans le monde, la question des techniques surgit alors comme un enjeu décisif, opposant des critiques pessimistes et inquiets aux entrepreneurs modernes et enthousiastes, tandis que les discours laudateurs sur la technique s’incorporaient aux nationalismes triomphants.

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Jeffrey Herf, préface au « Modernisme réactionnaire »

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Jeffrey Herf

Le modernisme réactionnaire

Préface à l’édition française de 2018
aux Editions de L’Echappée

J’ai été ravi d’apprendre que les éditions L’Échappée avaient décidé de publier une traduction française de mon ouvrage Reactionary Modernism et de le faire découvrir aux chercheurs ainsi qu’à un plus large public s’intéressant à ces questions, en France comme dans les pays francophones. Ce livre a été tout d’abord publié en Grande-Bretagne, en 1984, par Cambridge University Press. Je me suis ensuite toujours abstenu de le réviser ou de le compléter chaque fois qu’il fut traduit – et il l’a été dans plusieurs langues : en italien (en 1988), en espagnol (en 1990), en japonais (en 1991) et en portugais (en 1993). Il a été écrit dans un contexte intellectuel bien particulier : sa préparation et les débuts de son écriture se déroulèrent aux États-Unis, à partir de la fin de la décennie 1970, époque où je m’efforçais, en m’appuyant sur la Théorie critique, d’expliquer ce que je considérais être un paradoxe de l’histoire allemande – en l’occurrence, la manière qu’avait eue l’Allemagne, tout au long de la république de Weimar, puis sous le règne nazi, de rejeter le legs des Lumières pour adopter, dans le même mouvement, l’un de ses produits : la technologie moderne.

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Daniel Blanchard, « La vie sur les crêtes »

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Daniel Blanchard

La vie sur les crêtes
Essai autobiographique

(Premières pages)

Musil, L’Homme sans qualités, chapitre IV : « S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible… »
Mais n’est-ce pas le même ? Le « réel » que perçoit ce « sens », ce n’est pas une surface, mais une profondeur – une échappée, une « découverte » qui lance le regard sur toute une perspective de « possibles ». C’est cela que l’art explore – qui ne crée pas, n’est pas démiurge, pas davantage que la science –, c’est l’horizon toujours fuyant du possible, des formes et des significations possibles du monde.
N’est-ce pas aussi ce « sens du possible » qui porte chaque être humain de jour en jour, d’heure en heure, au-delà, ne fût-ce qu’en pensée, de l’astreinte du réel ?
Ce réel que nous traversons, avant qu’il ne tombe derrière nous en histoire, en vécu, en passé, en révolu…, pour lui trouver un sens autre que fatalité, nous le fissurons, le forons de possibles – et à travers eux, nous faisons le pas qui nous porte d’aujourd’hui à demain.
C’est une telle démarche que s’efforce de reparcourir au gré des circonstances le récit qui suit – récit à la première personne, mais qui aurait pu aussi bien s’attacher aux pas de l’un des nombreux et divers passagers du possible que cette première personne a rencontrés ou accompagnés et qui tous ont exploré passionnément et tenté de faire advenir les possibles du dernier demi-siècle.

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Renaud Garcia, « Reprendre l’écologie à ses fossoyeurs ». Entretien avec Matthieu Delaunay

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Renaud Garcia
Reprendre l’écologie à ses fossoyeurs
Entretien avec Matthieu Delaunay, mis en ligne sur son blog le 16 mai 2023

Dans Notre Bibliothèque verte, Renaud Garcia, professeur de philosophie – à la ville comme dans les Calanques -, et bibliothécaire à ses heures, propose des notices de lecture brillantes, enlevées et érudites, dont le style marque par sa limpidité.

Introduits par les animaux politiques de Pièces et Main d’œuvre, dont on a déjà parlé ici et , ces textes proposent un chant polyphonique dans lesquels les membres d’une même famille d’âme et de cœur, incarnent l’écologie sans parfois même le savoir. Pour se bâtir une culture naturienne digne de ce nom, rien de plus facile, il suffit de lire ces textes, pour partie publiés en deux tomes et tous accessibles en ligne.

Quelle est la genèse de cet objet littéraire inédit ?
Dans ce projet de texte, je suis l’exécutant, le bibliothécaire. L’idée a germé du cerveau fécond de Pièces et main d’œuvre, suite à un constat partagé. Depuis quelques années, des figures de l’écologie dite radicale émergent. Il est toujours intéressant de voir comment se développe un champ disciplinaire, politique et militant. Pour cela, il est utile de garder un œil sur ce que le journal Le Monde fait ressortir comme pensée importante. Depuis quelques années donc, des discours à prétention écologiste prennent de plus en plus de place dans les colonnes de la presse autorisée.

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Theodore Kaczynski, « Sursocialisation »

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Theodore Kaczynski

Sursocialisation

Extrait de La Société industrielle et son avenir,
édité et traduit par l’Encyclopédie des Nuisances en 1998

[Arrêté en 1996 et condamné à la prison à vie en 1998,
Ted Kaczynski s’est suicidé dans sa cellule le 10 juin 2023.] 

Note de l’éditeur

Le 22 janvier 1998, Theodore Kaczynski a reconnu devant un tribunal californien être le terroriste que la police avait dénommé « Unabomber » ; et par là même être l’auteur du manifeste – Industrial Society and Its Future – dont « Unabomber » avait obtenu la publication dans la presse, en assurant qu’il cesserait en échange les attentats à la bombe qu’il commettait depuis dix-sept ans. Ces attentats, destinés selon leur auteur à frapper des individus liés à la recherche scientifique ou diversement impliqués dans la promotion du progrès technique, avaient fait trois morts – le propriétaire d’un magasin d’ordinateurs, un cadre d’une compagnie de publicité et le président de la corporation des exploitants forestiers de Californie –, ainsi qu’une vingtaine de blessés. Dénoncé par son frère, qui l’avait reconnu grâce aux indices fournis par le texte du manifeste, Kaczynski avait été arrêté le 3 avril 1996. Lors de son procès, commencé en novembre 1997, le droit d’assurer lui-même sa défense lui fut refusé, le juge invoquant sa « schizophrénie paranoïde » et sa volonté de « manipuler le procès » ; il finit donc par accepter de plaider coupable et fut condamné à la prison à vie.

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Thierry Discepolo et Celia Izoard, postface à « 1984 »

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Thierry Discepolo et Celia Izoard

Postface à la nouvelle traduction de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre
de George Orwell par Celia Izoard aux éditions Agone (2021)

Pour définir certains romans qui ne répondent pas aux exigences les plus élevées de la création littéraire mais qui, dans leur genre, sont très réussis, Orwell parlait de « bons mauvais livres ». Sous cette formule, il rassemblait un type d’ouvrage dont les qualités de « savoir-faire et la grâce naturelle », une indéniable efficacité, ou encore la sincérité d’un auteur qui n’est pas « inhibé par le bon goût » leur donnaient de sérieux avantages en termes de « survie littéraire ». Ces bons mauvais romans, précisait-il, « laissent dans leur sillage un parfum particulier [et] “inventent un monde” » sans pour autant mobiliser ni érudition ni recherches stylistiques. Au vu de ces critères et de la durée de son succès, ne peut-on justement qualifier 1984 de « bonne mauvaise littérature » ?

En attendant d’éprouver cette hypothèse, il ne fait aucun doute que c’est en mauvaise littérature, tout simplement, que ce roman a été traité, depuis sa première version française en 1950, par le monde des lettres parisien et jusqu’à son éditeur. Pendant soixante-huit ans, c’est en effet la même traduction fautive et caviardée qui a été réimprimée (1). Et deux écrivains reconnus ont pris la peine de discréditer la conception de la littérature d’Orwell ainsi que son engagement politique. « Ce que j’ai voulu plus que tout, écrivait-il en 1946, c’est faire de l’écriture politique un art. » Pour Milan Kundera, romancier immortalisé par L’Insoutenable Légèreté de l’être, ce programme ne fait pas seulement de l’auteur de1984 un traître à la littérature mais aussi un fossoyeur des idées qu’il défend. Et le prix Nobel de littérature Claude Simon s’est appliqué à démontrer qu’Orwell a fait la preuve, dans son Hommage à la Catalogne, qu’il n’est ni un témoin sincère ni un écrivain. Comment expliquer pareil traitement, alors que l’œuvre de l’essayiste, journaliste et romancier britannique est devenue une référence toujours plus pertinente pour décrire l’évolution du monde ?

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Renaud Garcia, note sur « Terre et Liberté » d’Aurélien Berlan

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Renaud Garcia

Note sur Terre et Liberté
d’Aurélien Berlan

L’Inventaire, automne 2022

Dans Terre et Liberté, sous-titré La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, livre important publié à l’automne 2021, Aurélien Berlan propose une nouvelle histoire de l’idée de liberté, en suivant le fil du développement industriel. Une histoire dont les fidèles de la première heure de cette revue ont déjà lu quelques jalons : voyez les articles « Critique sociale et critique culturelle » dans notre numéro 1 (automne 2014) et « le citoyen augmenté » dans notre numéro 6 (automne 2017).

Les réactions somme toute modérées aux révélations de l’ex-agent de la NSA Edward Snowden l’ont montré dès 2013 : désormais, le citoyen de l’ère digitale, sans cesse expose sous l’œil des réseaux, n’a cure de défendre sa vie privée contre les intrusions du Big Brother informatique. Au fond, à quoi bon protéger son intimité si l’on n’a rien à se reprocher ? La distinction établie par les Modernes entre la liberté comme jouissance tranquille de l’indépendance privée et la liberté (gréco-romaine) comme participation civique aux affaires publiques a vécu.

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Nicolas Gey, « Subsister »

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Nicolas Gey
Subsister
L’Inventaire, automne 2022

Merci à Amélie, à qui
cette réflexion doit beaucoup.

Comme Aurélien Berlan le confie au lecteur, son dernier ouvrage, intitulé Terre et Liberté, est né d’une dizaine d’années de lectures, d’analyses et d’expériences (personnelles et collectives) touchant aux relations périlleuses qu’entretiennent quête d’autonomie et fantasme de délivrance. La réflexion, méticuleuse et claire, possède en outre le mérite de ne pas éluder la question de l’énergie dont tout effort d’autonomie dépend effectivement. Une fois ramenée dans le giron de la politique, la question de l’énergie rappelle que nous ne pouvons nous contenter d’espérer une juste redistribution des fruits de la croissance industrielle (qui, comme l’avait compris Ivan Illich, concentre par essence le pouvoir) : il faudrait, ici et maintenant, distribuer plus équitablement les ressources naturelles et le travail, travail entendu au sens physique de dépense utile d’énergie.

On regrettera toutefois que l’analyse s’arrête en chemin, dans son dernier tiers, lorsqu’elle délaisse subrepticement le postulat matérialiste sur lequel elle entendait se fonder. À mesure que la réflexion sur l’autonomie prend un tour plus idéel, le propos se fait plus volontariste, sinon incantatoire. Ainsi, lorsqu’elle s’applique à distinguer entre une conception survivaliste de la situation socio-économique et une conception moins libérale, qualifiée de « subsistantialiste », cette réflexion sacrifie finalement à l’impératif militant qui enjoint à chacun de conclure toute prise de position sur une note positive :

Dès lors que l’on adopte la perspective de la subsistance, écrit Aurélien Berlan, l’hypothèse que le supermarché global s’effondre perd sa dimension apocalyptique : ce ne sera pas la fin du monde, mais seulement la fin d’un monde, celui que les puissants ont construit dans leur propre intérêt. (1)

Qui doit-il subsister ? Continuer la lecture »

Jack Kerouac et Romain Gary, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Jack Kerouac et Romain Gary

Notre Bibliothèque verte n°55 et 56

Mis en ligne par Pièces et main d’œuvre sur leur site le 11 mai 2023

On aurait difficilement pu trouver deux auteurs mieux assortis pour ces diptyques de Notre Bibliothèque Verte que Jack Kerouac et Romain Gary. Deux hommes d’un même temps – Gary (1914-1980) naissant avant et mourant après Kerouac (1922-1969). Deux fils à leurs mamans, irrémédiablement liés à leurs mères ; deux fils de leurs mères, spirituellement et physiquement, Kerouac ne pouvant se résoudre à vivre ailleurs que chez Mémère ; Gary, incurable orphelin à 30 ans, ne vivant que pour accomplir les rêves mis en lui par sa mère. Les fils et les mères nous comprendront (les fils aînés surtout, les vrais fils).

Ces deux fils sont par ailleurs deux ingénus, d’une ingénuité à fondre en larmes, et à rire aux éclats parfois. Deux inadaptés mystiques et picaresques se fourrant dans des milieux et des aventures incongrus, d’une sensibilité jumelle et superlative qui en aurait fait de bien meilleurs compagnons de route que ceux qu’ils côtoyèrent – mais ils se succédèrent à Big Sur sans s’y croiser. Solitaires au fond, pudiques, secrets, odieux, égoïstes (des fils à leurs mamans), souvent hâbleurs (« mythomanes »), d’une noblesse, d’une délicatesse et d’une générosité incompréhensibles, insoupçonnables au commun de leurs congénères. Ce n’est pas facile d’être Kerouac ou Gary. On en bave. On paye cher.

Nos deux amis des bêtes, des chats, des éléphants, et même des hommes (libres dans une nature libre), ont bien des tares en commun. On a gardé la pire pour la fin : ils sont français et ils n’ont même pas honte ! Gary, ce juif de Lituanie, né Kacew, dans l’empire tsariste, est français par sa mère, par l’amour de sa mère pour le pays de la liberté, pour sa langue, ses livres, son histoire. Étonnez-vous que le chevalier Gary rejoigne Saint-Exupéry, dans l’aviation de la France libre.

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Jim Harrison, préface à « Walden »

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Jim Harrison
Préface à Walden
de Henry David Thoreau

Henry D. Thoreau, Walden, Le mot et le reste, 2010
Traduit de l’anglais américain par Brice Matthieussent.

J’entretiens de profondes affinités avec Thoreau, surtout parce qu’il est intimement lié à mes souvenirs d’enfance. Mon père, qui travaillait comme agent agricole du gouvernement dans le nord du Michigan, sillonnait en voiture une région assez isolée pour donner ses conseils aux paysans du cru. Par chance pour moi, le comté d’Osceola était une zone rurale très pauvre, si bien qu’il y avait de nombreuses forêts où se promener et chasser, ainsi que des rivières, des lacs et des torrents où pêcher la truite et d’autres poissons. Mon père, Winfield Sprague Harrison, était obsédé par Thoreau. Le seul autre écrivain qui semblait l’impressionner à ce point était John Steinbeck et il existe un rapport évident, touchant à la ruralité, entre ces deux écrivains.

Il y a toujours eu grande abondance de critiques urbaines tendant à ridiculiser les idylles campagnardes telles que celle de Thoreau, comme si l’on faisait exprès de le confondre avec l’idéal rousseauiste du bon sauvage. Le fait est que, durant mon enfance, des millions de personnes vivaient très simplement. C’était une époque de fermes familiales, à mille lieues du gigantesque agrobusiness contemporain et des fermes-usines qui dominent désormais l’agriculture américaine.

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Aurélien Berlan, « Terre et Liberté » (conclusion)

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Aurélien Berlan
Terre et Liberté
(conclusion)

Je suis, bien sûr, loin d’être le premier à penser que le désastre socio-écologique en cours implique de remettre en question notre conception de la liberté et le mode de vie industriel dans lequel elle s’est cristallisée. Cette intuition a été au cœur de la pensée de certains précurseurs de l’écologie politique, comme Bernard Charbonneau et Ivan Illich ; en amont, elle traverse aussi les traditions de pensée socialiste et libertaire (1). Mais quand elle est reprise aujourd’hui, c’est en général pour proposer des remises à jour superficielles, quand elles ne sont pas factices. Soit elles invitent à compléter l’édifice branlant de la démocratie représentative, identifiée à la liberté, par de nouvelles institutions censées en corriger les biais court-termistes, anthropocentristes et nationaux : une « Assemblée du long terme » ou « de la Nature et des vivants », un « Parlement des choses » ou une « gouvernance mondiale », c’est-à-dire de nouvelles couches de bureaucratie qui, comme les précédentes, seront au service du maintien de l’ordre établi (2). Soit elles servent à discréditer les remises en question radicales de notre mode de vie et détourner ainsi la critique de la troïka institutionnelle qui a promu notre manière destructrice d’habiter la Terre : le capital, l’État et la technoscience, dont la synergie définit et gouverne le monde industriel (3).

Dans les deux cas, on accepte au fond le grand récit du Progrès qui présente le mode de vie occidental(isé) comme le summum de la liberté. Pourtant, il y a de bonnes raisons de le remettre en cause. Car si la liberté renvoie logiquement et historiquement, même dans la pensée occidentale, à un idéal politique d’absence de domination, c’est-à-dire d’égalité, c’est l’inverse qu’il y a derrière l’idée de liberté moderne : une conception individuelle et même solipsiste qui, en définissant la liberté par l’élargissement des possibles et la délivrance à l’égard des nécessités de la vie, l’a associée à l’accroissement de la puissance, l’a fait reposer sur des formes de servitude plus ou moins déguisées et, au final, a scellé la dépendance des populations délivrées à l’égard des organisations qui se chargent de leur vie quotidienne. Affirmer que le développement industriel est émancipateur, c’est se payer de mots. Comme la technologie à laquelle il est lié, l’industrie « permet […], mais, en soi, elle ne “libère” nullement » (4) : elle n’abolit pas les rapports de domination, elle permet juste de ne plus avoir à faire certaines choses et, en outre, elle permet d’en faire d’autres, c’est-à-dire qu’elle étend nos capacités d’action et, plus encore, celles des puissants qui nous gouvernent. Elle n’apporte pas la liberté, mais tout au plus le confort dans la soumission au système.

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Rouget de Lisle, « Chant des industriels »

Air du Chant des industriels

Il est peu connu que l’auteur de la Marseillaise a composé une trentaine d’années plus tard ce Chant des industriels, assisté pour les paroles par Henri de Saint-Simon qui en fit le « chant de guerre » de son Parti industriel (voir par exemple cet entretien avec  Pièces et main d’œuvre) ou cet article signé TomJo et Marius Blouin). Saint-Simon placera ce chant à la fin de sa brochure  Première opinion politique des industriels, une des composantes de son Système industriel.

Rouget de Lisle
Le Chant des industriels
1821

Les temps préparés par nos pères,
Les temps enfin sont arrivés :
Tous les obstacles sont levés :
Nous touchons à des jours prospères,
Déjà s’inclinent devant nous
La force et l’erreur détrônées :
Quelques efforts, quelques journées,
Elles tombent à nos genoux.

Honneur à nous, enfants de l’industrie!
Honneur, honneur à nos heureux travaux !
Dans tous les arts, vainqueurs de nos rivaux
Soyons l’espoir, l’orgueil de la patrie. Continuer la lecture »

Miguel Amorós, « Une réflexion sur la violence économique et étatique »

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Miguel Amorós

Une réflexion sur la violence
économique et étatique

« Un Pouvoir fondé sur l’Autorité peut bien entendu
se servir de la force, mais si l’Autorité
engendre une force, la force ne peut jamais,
par définition, engendrer une Autorité politique. »
Alexandre Kojève, La notion d’autorité

À en juger par la brutalité avec laquelle la force publique – celle de l’État – s’exerce sur les manifestants en désaccord avec les gouvernements, on peut en déduire que la souveraineté populaire, fondement des régimes parlementaires, est une chimère. Comme Benjamin Constant l’a souligné dans le passé, les individus « modernes » des démocraties représentatives ne sont que des souverains de jure : leurs libertés sont réduites à la sphère paisible de la vie privée. Le droit de dire aux autres ce que le pouvoir séparé ne veut pas qu’ils entendent, par exemple, n’en fait pas partie. Le droit de décider sur les questions qui concernent la collectivité et, enfin, l’exercice direct, continu et quotidien des droits politiques individuels non plus. Du droit coutumier, mieux vaut ne pas parler. L’ancien capitalisme a fait table rase des restes de la société qu’il a façonnée.

Dans les régimes des partis improprement dits « démocratiques », le pouvoir politique, qui sur le papier appartient au peuple ou à la nation, est en réalité le pouvoir de l’État, organe qui le détient et l’exerce. Tout État s’appuie sur le monopole de la force et exerce son autorité en l’utilisant à sa guise. Dans la mesure où l’usage de la force – la répression – n’a pas de limites préalablement définies, le pouvoir quand il est vraiment contesté ne s’en donne donc aucune : l’État est autoritaire et policier. L’usage et l’abus sont indiscernables. À vrai dire, l’État réagit violemment lorsque des personnes désenchantées agissent de leur propre chef, c’est-à-dire que non seulement elles l’ignorent, mais pire encore qu’elles ne le reconnaissent pas. C’est le mal actuel de l’État : sa fragilité fait que tout acte de désobéissance est considéré comme un défi car il remet en cause son autorité, autorité que l’État cherche à restaurer par un usage pervers de la loi et un usage excessif et intimidant de la force. Il n’existe qu’ainsi.

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Christophe Guilluy, « Les Dépossédés » (extraits)

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Christophe Guilluy
Les Dépossédés
(extraits)
2022

L’impression est étrange. Les classes dominantes n’ont jamais autant concentré de pouvoirs, accumulé de richesses, verrouillé le narratif politico-médiatique et, dans le même temps, n’ont jamais paru aussi faibles, incompétentes et ridicules. De leur côté, les classes populaires, pourtant reléguées économiquement et culturellement, n’ont jamais autant inquiété. 

C’est dans cette « drôle de guerre » qu’a émergé à la fin du XXe siècle une contestation qui ne ressemble à aucun des mouvements sociaux des siècles passés. Elle n’est conduite par aucun parti, aucun syndicat, aucun leader, mais par des gens ordinaires. Ses ressorts profonds, et c’est bien là sa spécificité, ne sont pas seulement matériels, mais surtout existentiels. 

Elle n’est pas animée par une conscience de classe, mais par le constat d’avoir été dépossédé de ses prérogatives, d’avoir peu à peu été mis au bord du monde. Sa force et sa sérénité tiennent à son inscription dans le temps long. Ce mouvement bouscule en effet les tenants du présent perpétuel et de l’agitation permanente. Sa dimension immatérielle le rend inarrêtable, et surtout insaisissable aux yeux d’élites dirigeantes jusqu’alors habituées à tout régler grâce à des chèques.

Ce mouvement n’est pas un remake des Misérables, il est bien plus que cela, il est celui des dépossédés. Celui d’une majorité ordinaire qui s’est autonomisée et n’entend plus désormais se plier aux directives de ceux qui lui expliquent comment vivre ou survivre et comment se comporter. 

Au fil du temps, cette protestation irrésistible et protéiforme est devenue majoritaire. Portée par la volonté d’imposer un retour aux réalités sociales et culturelles de la vie ordinaire, elle fait imploser le récit de ceux qui nous promettaient le meilleur des mondes. Continuer la lecture »

Piergiorgio Bellocchio, « Nous sommes des zéros satisfaits » (deux extraits sur le terrorisme)

 

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Piergiorgio Bellocchio
Nous sommes des zéros satisfaits
Traduction Jean-Marc Mandosio
Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2011

 

Le terroriste au goût du jour
1981

« Je lis de tout… de la science-fiction et des policiers, des romans et de la poésie… un peu de tout, de Trakl à Ceronetti et à Rilke… Quelques exemples ? La Montagne magique, Sociobiologie : la nouvelle synthèse, Sciascia, Feyerabend, Weber, les Évangiles, Kafka, Bateson, Canetti.
Nietzsche, naturellement. Et Wittgenstein. Comme vous voyez, ce que tout le monde lit : un peu de mode culturelle et un peu de snobisme, de la littérature et de la science, la “pensée négative” et des sujets religieux… Je lis La Repubblica (1) et Alfabeta (2), comme les autres… Et puis des livres politiques : encore une fois, ce que lisent tous les gens comme moi, même s’ils font des choix différents… Des auteurs allemands et anglo-américains : Offe, O’Connor et Habermas. » Ce lecteur omnivore qui se dit lui-même parfaitement conforme aux modes culturelles en vigueur est un jeune homme de vingt-cinq ans, qui a cependant fait le choix d’une vie radicalement hors du commun. Claudio F. est en effet un terroriste. Son témoignage figure dans le livre de Luigi Manconi Vivre avec le terrorisme (Mondadori, 1980).

Sans doute Claudio F. bluffe-t-il un peu avec ses lectures. En tout cas, s’il lit vraiment les livres dont il parle, il ne semble pas en tirer un grand profit. Ce n’est pas que Trakl et Kafka, Wittgenstein et Feyerabend, sans oublier les Évangiles, soient par définition incompatibles avec la lutte armée ; mais ils le sont avec l’explication sommaire et désinvolte qu’en donne Claudio F. L’hypothèse la plus probable est qu’il s’agisse de lectures d’évasion, où Nietzsche et les romans policiers, la sociobiologie et la science-fiction ont une seule et même fonction de divertissement, de distraction, de curiosité. Continuer la lecture »

Benjamin Péret, « Les syndicats contre la révolution »

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Benjamin Péret
Les syndicats contre la révolution
Le Libertaire, 1952

I. Les antécédents

Toutes les sociétés qui se sont succédé jusqu’à nos jours ont connu des luttes intestines menées par les couches déshéritées contre les classes ou les castes qui les maintenaient sous leur domination. Ces luttes n’ont pu prendre une certaine envergure qu’à partir du moment où les opprimés, reconnaissant leur intérêt commun, ont réussi à s’associer, soit dans le but d’améliorer leurs conditions d’existence, soit en vue de la subversion totale de la société. Au cours des siècles passés, les travailleurs, face aux corporations comprenant patrons et ouvriers d’un même métier (où les premiers faisaient la pluie et le beau temps sous la protection ouverte des pouvoirs publics), les associations de compagnonnage ne groupant que les ouvriers ont représenté, entre autres choses, les premiers organismes permanents de lutte de classe. Antérieurement encore, vers le Xe siècle, avaient déjà existé des « confréries ». C’étaient des groupements qui ont dû se trouver en lutte contre les couches supérieures de la société puisque des jugements ont ordonné, à plusieurs reprises, leur dissolution. On ne connaît toutefois aucun document susceptible de nous éclairer sur leur constitution et les buts qu’elles se proposaient. L’objectif des organisations de compagnonnage n’était pas, comme en témoignent les nombreux jugements des tribunaux qui les condamnent systématiquement du xvie siècle au xixe siècle, d’aboutir à une transformation de la société, d’ailleurs inconcevable à l’époque, mais d’améliorer le salaire de leurs membres, les conditions d’apprentissage et, par-là, d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière tout entière. Leur vitalité, malgré toutes les persécutions dont elles ont sans cesse été l’objet, leur résurrection, consécutive à de nombreuses dissolutions prononcées par les tribunaux, montrent qu’elles correspondaient à un besoin pressant des travailleurs de ces époques. En même temps, le fait que leur structure ne semble pas avoir subi de modifications importantes pendant plusieurs siècles, indique que leur forme et leurs méthodes de lutte correspondaient réellement aux possibilités du moment. Notons en passant que les premières grèves dont l’histoire fasse mention sont à leur actif dès le XVIe siècle. Plus tard, elles recourront aussi au boycott. Pendant toute cette période, qui va du XVIe siècle où les associations de compagnonnage apparaissent dans l’histoire déjà toutes constituées (ce qui indique qu’elles devaient exister depuis longtemps déjà) jusqu’au milieu du XIXe siècle (où la grande industrie naissante fait surgir les syndicats), les associations de compagnonnage contribuent puissamment à maintenir la cohésion entre les travailleurs, en face de leurs exploiteurs. On leur doit la formation d’une conscience de classe encore embryonnaire, mais appelée à prendre son plein développement à l’étape suivante, avec les organismes de lutte de classe qui vont leur succéder. Ces derniers – les syndicats – ont hérité d’elles leur fonction revendicative, réduisant ainsi les associations de compagnonnage à un rôle secondaire qui n’a pas cessé de s’amenuiser depuis lors. Il serait vain cependant d’imaginer qu’ils auraient pu exister plus tôt. Les associations de compagnonnage ont correspondu à une époque de stricte production artisanale antérieure à la Révolution française et se prolongeant pendant les vingt ou trente premières années du XIXe siècle, les syndicats constituent le prolongement dans l’époque suivante (celle du capitalisme ascendant, où les travailleurs ont encore besoin de se rassembler par corps de métiers), des organisations de compagnonnage dépouillées du secret qui les entourait et orientées vers la seule revendication économique, vers la défense des travailleurs, les autres objectifs passant au second plan et finissant par disparaître. Continuer la lecture »

Jacques Prévert, « Il ne faut pas… »

Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes
Parce que Messieurs quand on le laisse seul
Le monde mental Messieurs
N’est pas du tout brillant
Et sitôt qu’il est seul
Travaille arbitrairement
S’érigeant pour soi-même
Et soi-disant généreusement en l’honneur des travailleurs du bâtiment
Un auto-monument
Répétons-le Messsssieurs
Quand on le laisse seul
Le monde mental
Ment
Monumentalement.

 

 

 

jacques-prevert

Jacques Prévert par Robert Doisneau. Paris, 1955.

Renaud Garcia, « La déconstruction de l’école » (conclusion)

Renaud Garcia
La déconstruction de l’école
Journal de bord d’un enseignant français 2021-2022.
Editions La Lenteur

Conclusion

Chère lectrice, cher lecteur, cette année, en son quotidien banal, entre amusement et effarement, fut extraordinairement pénible dans ma «carrière» de professeur. Rien n’indique qu’elle fasse exception, si l’on envisage l’avenir avec quelque lucidité. Vous l’aurez compris, au-delà de tous les détails cocasses, des protocoles improvisés, institués puis oubliés, au-delà des logiciels honnis que l’on finit piteusement par faire fonctionner, ce qui m’intéresse, c’est la trajectoire dans laquelle nous sommes embarqués. Certes, on peut se rassurer et dire que l’«on n’en est pas là», qu’il ne faut pas gober à la lettre le discours des technocrates; qu’on ne pourrait imputer à l’État, sinon dans une veine conspirationniste, l’intention de sacrifier sur l’autel de la bêtise diplômée la plupart des enfants hébergés dans les établissements scolaires; qu’on enseigne encore des contenus dignes de ce nom à l’école (même des contenus «excellents»); que les enseignants restent des professionnels consciencieux ; voire, pour les plus optimistes, à la surface de l’actualité, que l’école protège les enfants contre la violence des rapports sociaux, avec ses campagnes de « sensibilisation » diverses contre le sexisme, le harcèlement, l’homophobie, etc.

On ne peut certes pas demander à l’école, et sûrement pas à la majorité des enseignants, de surmonter à eux seuls des difficultés qui excèdent le périmètre scolaire. Mais c’est précisément pour cette raison que proclamer, en observateur averti, qu’«on n’en est pas là » relève de l’erreur funeste. On ignore ainsi la logique du milieu dans lequel baigne l’école. Car pour le capitalisme technologique, puisque c’est bien de ce fait social total qu’il s’agit, tout ce qui est techniquement possible sera réalisé, si les financements sont à la hauteur. Bientôt, «on n’en sera plus là ». En s’en tenant aux faits, quelque abracadabrants ou excessifs fussent-ils, ce modeste journal n’avait d’autre but que de traiter le potentiel comme s’il était déjà factuel. Nous assistons moins à une catastrophe finale ou à un effondrement brutal qu’à une déconstruction progressive de l’école. Ce terme pour signifier, au-delà du clin d’œil malicieux à quelques adversaires «postmodernes», que ce qui se tenait encore bon an mal an se défait désormais pan après pan. Qu’il s’agisse du niveau de l’instruction, du souci de l’intégrité physique des enfants, de la transmission des règles du métier, de l’état de la pensée critique dans le corps enseignant, du sens de l’apprentissage chez les élèves et de la vertu de ce cours en particulier qu’est la classe de philosophie, tout s’effrite sous l’effet de « la gouvernance par les nombres».

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Georges Bernanos, « La France contre les robots » (ch. VII)

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Georges Bernanos
La France contre les robots
Chapitre VII (janvier 1945)

 

Aujourd’hui même les journaux nous apprennent la nouvelle que la langue française ne sera pas considérée à San Francisco comme une langue diplomatique. Nos représentants devront donc faire traduire leurs discours en anglais, en espagnol ou en russe. Nous voilà loin du temps où l’Académie de Berlin proposait son fameux sujet de concours : « Les raisons de la supériorité de la langue française ».
Ceux qui ne voient dans cette exclusion qu’une conséquence naturelle de notre défaite militaire, et se rassurent en pensant qu’une future victoire ne pourra manquer de rendre à notre langue le prestige qu’elle a perdu sont des imbéciles et je n’écris pas pour eux. Vainqueurs ou vaincus, la Civilisation des Machines n’a nullement besoin de notre langue, notre langue est précisément la fleur et le fruit d’une civilisation absolument différente de la Civilisation des Machines. Il est inutile de déranger Rabelais, Montaigne, Pascal, pour exprimer une certaine conception sommaire de la vie, dont le caractère sommaire fait précisément toute l’efficience. La langue française est une œuvre d’art, et la Civilisation des Machines n’a besoin pour ses hommes d’affaires, comme pour ses diplomates, que d’un outil, rien davantage. Je dis des hommes d’affaires et des diplomates, faute, évidemment, de pouvoir toujours nettement distinguer entre eux.

Les imbéciles diront que je parle ainsi par amertume. Ils se trompent. J’invite au contraire les imbéciles à ne pas voir, dans la mesure prise contre nous, une manifestation consciente et délibérée de haine, ou seulement de mépris. Les maîtres de la Civilisation des Machines ne croient pas à la supériorité de la langue française pour les mêmes raisons sur lesquelles l’Académie de Berlin fondait jadis une opinion contraire. Il va de soi que la langue française ne peut être jugée supérieure à la fois par les humanistes de l’Académie de Berlin et par les hommes de San Francisco. Je m’en vais reprendre un argument dont je me suis déjà servi au cours de ces pages, mais qu’importe ? Il est beaucoup moins nécessaire aujourd’hui de dire beaucoup de vérités que d’en répéter un petit nombre sous différentes formes. Eh bien, si l’Académie de Berlin avait proposé le sujet de concours suivant : « Quelle espèce de monde le Progrès des Lumières, l’avancement des sciences, la lutte universelle contre le Fanatisme et la Superstition nous donneront-ils demain ? », aucun des concurrents n’aurait certainement songé à prévoir rien qui ressemblât, fût-ce de très loin, à la Civilisation des Machines s’exterminant elle-même, au risque, dans sa rage croissante, de détruire la planète avec elle. Mais enfin, si, par impossible, quelque génie naissant, quelque prophète obscur, ou mieux encore quelque apprenti sorcier – Cagliostro par exemple – avait réussi à mettre sous les yeux de la docte compagnie cette vision de cauchemar, les académiciens berlinois se seraient, deux cents ans à l’avance, trouvés d’accord, bien que d’un point de vue différent, avec les négociateurs de San Francisco. Ils auraient certainement jugé que notre langue était bien la dernière qui pût convenir à ce monde hagard et à ces liquidateurs. Continuer la lecture »

Les Shadoks et Nino Ferrer, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Les Shadoks & Nino Ferrer
Notre Bibliothèque Verte n° 53 et 54

Mis en ligne par Pièces et main d’œuvre sur leur site le 13 mars 2023

Les Shadoks et Nino Ferrer dans Notre Bibliothèque Verte ? On voit d’ici les mines perplexes, surprises et déconfites. « Franchement, ça devient n’importe quoi cette bibliothèque, c’est pathétique. Ils exhument un chanteur inconnu et un auteur de dessins animés au lieu de parler des Gens Vraiment Importants ; des Écologistes de la Dernière Vague ; écotechnologistes, écosocialistes, écoféministes, écodécoloniaux, écoqueers, etc. »

Bref, tous les prédateurs, parasites et récupérateurs venus surfer sur cette marée verte (1), commencée il y a 50 ans, et qui ne cesse depuis de monter, prenant des allures de cataclysme final, entre déluge et tsunami.

Où que vous soyez, accourez braves gens !
L ’eau commence à monter, soyez plus clairvoyants
Admettez que bientôt, vous serez submergés
Et que si vous valez la peine d’être sauvés,
Il est temps maintenant d’apprendre à nager
Car le monde et les temps changent.

Bob Dylan en 1964. Hugues Auffray, le prophète des feux de camp, en 1965. « Et voilà ! Maintenant, ils nous passent Radio Nostalgie ! », ricaneront nos écofuturistes.

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Ernesto Sabato, « Le problème de l’art »

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Ernesto Sabato

Le problème de l’art

Extrait de Censure, liberté et droit à la divergence
(Réponses à quelques questions formulées par Odile Baron Supervielle,
La Nación de Buenos Aires, 31 décembre 1978.)
Traduction Thomas Bourdier, R&N, 2023

La création artistique est le complexe témoignage d’une époque, parfois aussi ambiguë qu’obscure, comme le sont les songes et les mythes ; souvent terrible, mais toujours édifiante, dans le sens le plus paradoxal du terme. L’histoire de la littérature est pleine d’incestes, d’adultères et de trahisons, de parricides, de matricides, d’attaques contre les fondements et institutions de la société. Qu’il suffise de penser aux pièces de Shakespeare. Et cependant (mais cela a aussi sa cohérence), les tragiques grecs furent ce que Karl Jaspers a appelé « les éducateurs de leur peuple ». Les Furies ne peuvent pas être combattues, et encore moins lâchement ignorées : on ne peut que les accepter, les intégrer à la dialectique de la condition humaine, ou en payer le prix sanglant, comme toute société l’a fait à chaque fois qu’elle a tenté de s’en affranchir. Car, en vertu de ce concept d’énantiodromie (1) cher à Héraclite, plus les hommes ont tenté de rationaliser notre commune condition, plus ce sont ses puissances obscures qui ont été déchaînées. Quand les Lumières crurent en avoir fini pour toujours avec les démons, ces derniers revinrent par la fenêtre, et c’est bien durant le règne de la Raison (et, ce qui est le plus paradoxalement grotesque, en son nom) que des centaines de milliers de citoyens furent éliminés, parmi lesquels un grand nombre de ses plus fervents partisans. Au cours de notre propre siècle, l’explosion la plus violente de ces forces se produisit dans le pays qui avait conquis le plus de prix Nobel dans les domaines de la science et de la philosophie. Nous oublions toujours que qui veut faire l’ange fait la bête.

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Trois articles de Jean Giono

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Trois articles de Jean Giono
(parus en 1962-1963)

Édouard Schaelchli nous a fait parvenir ces trois articles de Jean Giono, en avant-courrier de son Giono politique à paraître au printemps 2023 aux éditions Les Acteurs du savoir.

Les Héraclides
(Texte paru dans Le Dauphiné libéré, reproduit dans
Les Héraclides, Quatuor, 1995, rééd. Totem, 2021)

Je veux bien que tout soit science, et qu’on rejette comme vêtements inutiles ce qui gêne (soi-disant) pour courir plus vite, même nus vers le but. Est-on sûr qu’un beau jour nous n’aurons pas un besoin vital de tout ce que nous abandonnons et qui nous tenait chaud ? On fait des ingénieurs à tour de bras. Il n’y a pas une tribune qui ne proclame l’imminence des pays à forte densité de mathématiciens, chimistes, physiciens. On se consacre à l’huile de naphte comme jadis on se consacrait à Dieu. Toute une jeunesse s’enfonce dans la science sans être prévenue que, là aussi, elle s’enfonce dans une forêt de symboles. On n’a plus besoin d’aller très loin pour trouver au détour d’une formule l’endroit à partir duquel le chiffre tremble comme le mirage dans l’air brûlant des déserts.
Certes les grands savants, les aristocrates (et il y en a beaucoup en Russie) sont formés par la poétique de la science, mais les autres ? Les « juste-milieux ». Je me méfie de ce qui est assuré de quelque chose. J’ai tout vu changer, et en peu de temps. Or, ce qu’on proclame de tous côtés, c’est la certitude ; on ne croit plus à rien mais on croit que deux et deux font quatre, et en prenant pied là-dessus on s’élance. « Et on va loin, me répond l’agrégé, on ira dans la lune, on ira dans Mars ! » Continuer la lecture »

José Ardillo, « La technique selon Jacques Ellul »

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José Ardillo
La technique selon Jacques Ellul

Tiré de La liberté dans un monde fragile, L’Échappée, 2018
Traduit de l’espagnol par Sonia Balidian

I. 

Vers la fin des années 1940, Jacques Ellul, comme il l’expliqua lui-même, s’attela avec son ami Bernard Charbonneau à l’écriture de deux ouvrages importants dont l’objectif était d’analyser ce qu’ils identifiaient comme les deux piliers du système de domination : la Technique et l’État. Le travail se répartit simplement : Charbonneau se chargea de l’État, et Ellul de la Technique. Il ne pouvait s’agir que d’une entreprise souterraine, dans la mesure où elle s’inscrivait à contre-courant d’une époque en grande partie envahie par la foi en l’industrialisation et en un État-providence devenu puissance tutélaire. Le parcours de ces deux ouvrages, pourtant rédigés dans le même temps, diverge complètement. L’État de Charbonneau, achevé en 1949, ne connut pas d’édition commerciale avant la fin des années 1980 (1). La Technique ou l’enjeu du siècle, quant à lui, fut d’abord publié discrètement en 1954 dans une collection universitaire, et resta ignoré du public, même s’il se ménagea peu à peu une place dans le monde culturel et académique, en particulier dans les pays anglo-saxons, à partir des années 1960 (2). Pour citer un exemple de son destin en Europe, ce livre fut pour la première fois traduit en espagnol en 1962, mais il passa inaperçu dans l’Espagne franquiste qui commençait à « bénéficier » d’une certaine amélioration économique et industrielle.

Point n’est besoin de préciser que ces deux thèmes, Technique et État, étaient pour les deux amis des phénomènes inséparables, et tout au long de leurs écrits se développe un dialogue sur la démesure qu’acquiert à notre époque l’organisation étatiste et technicisée de notre monde moderne. Dans la société organisée, pour reprendre le terme qu’utilise Paul Goodman à la même époque, l’utilisation de moyens techniques se transforme en une fin en soi. L’État devient l’autorité incontestée et prend le rôle d’organe directeur pour l’application de ces moyens. Il se définit alors comme État technique. Sa raison d’être est moins idéologique qu’opératoire, ou plutôt, son idéologie est devenue celle de l’Efficacité, à une époque où l’enjeu principal est la gestion et le contrôle d’énormes masses de populations. Continuer la lecture »

Miguel Amorós, « Crise agricole et dilemme énergétique »

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Miguel Amorós
Crise agricole et dilemme énergétique
(Conférence donnée à Albeida et à Jumilla en janvier 2023)

La pénétration du capitalisme dans les campagnes a transformé la propriété foncière rurale en entreprise et la production de subsistance en production pour le marché. La croissance rapide de la population urbaine a parallèlement multiplié la demande alimentaire. La marchandisation a mis fin à la symbiose entre l’agriculture et l’élevage, amenant les deux à un destin séparé. De fait, elle a mis fin à la société paysanne traditionnelle. Tout a été réduit à sa valeur d’échange : toute forme de vie cohérente avec l’environnement a disparu, la sociabilité typique du monde rural a disparu et avec elle toute singularité ; la beauté des paysages a été dégradée et tout le patrimoine culturel a été ruiné ou muséifié.
La recherche exclusive du profit économique impliquait une exploitation intensive, c’est-à-dire l’industrialisation de l’activité agricole. De même, les conditions industrielles nécessitaient une concentration de la propriété, un financement par des crédits et des subventions, une mécanisation lourde, une quantité croissante d’intrants : engrais chimiques, herbicides, pesticides et une énergie et une eau abondantes. La mondialisation a considérablement amplifié ces conditions (« Almería, potager de l’Europe ») en recourant aux variétés hybrides et transgéniques. De cette façon, la relation plus ou moins directe était interrompue, non seulement entre les producteurs et les consommateurs de nourriture, mais aussi entre les agriculteurs eux-mêmes et la campagne. L’agriculteur-entrepreneur s’est consacré définitivement à la gestion et à la surveillance des cultures – activités numérisées – puisque les tâches spécifiquement agricoles (traitements phytosanitaires, récolte et conditionnement) étaient à la charge de salariés, presque toujours saisonniers dans de très mauvaises conditions de travail. L’agriculture industrielle est une agriculture sans agriculteurs. On dira la même chose de l’élevage intensif des macro-fermes. Les effets positifs de l’un et de l’autre se sont avérés être une augmentation sensible de la production et une baisse des prix qui ont conduit à une expansion démographique urbaine. Les aspects négatifs sont pires : abandon des terres et émigration vers les villes, perte des savoirs et savoir-faire, disparition ou privatisation des variétés locales, déforestation et destruction de la faune, production de déchets non recyclables, plus grande résistance des parasites et émergence de nouvelles maladies des plantes, disparition de la couche fertile du sol, surexploitation des aquifères, contamination des sols et de l’eau et dégradation de la qualité des aliments. L’argument majeur en faveur de la monoculture industrielle et de l’élevage intensif a été l’éradication de la faim dans le monde, une promesse clairement non tenue. Continuer la lecture »

Jacques Ellul, « Écologie et politique »

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Jacques Ellul
Écologie et politique
Combat Nature, 1991

C’est un débat qui n’est pas nouveau, mais qui devrait être encore approfondi. Je ne vais pas reprendre tous les arguments des diverses parties, et je me bornerai au rappel d’un fait historique, après tout comparable !

Il s’agit du grand débat mené en 1890-1906 entre les anarcho-syndicalistes et les socialistes. Ceux-ci étaient convaincus que si l’on fondait un parti socialiste, participant aux élections, accédant à l’opinion publique par les réunions électorales, obtenant des députés (et peut-être, qui sait, un ministère !), ils pourraient influencer toute la vie politique, faire adopter des mesures de type socialiste et aider de cette façon la société entière à évoluer vers le socialisme. En face d’eux, les anarcho-syndicalistes maintenaient une position radicalement révolutionnaire et affirmaient d’une part que l’on n’accéderait jamais à une société socialiste par des réformes faites par des députés, d’autre part que, à partir du moment où l’on entre dans le jeu des partis et des élections, on entre inévitablement dans une organisation de la société bourgeoise, et de ce fait, on aide celle-ci à fonctionner : donc, à un moment ou à un autre, on se fait inévitablement piéger. Et la suite a prouvé qu’ils avaient entièrement raison : ce sont de vigoureux socialistes (Millerand) ou syndicalistes qui, ensuite, une fois devenus députés et ministres (Briand, Clemenceau), sont devenus les plus ardents défenseurs de cette société. Bien entendu ils ont aussi fait passer quelques réformes favorables à la classe ouvrière… mais qui, en définitive, tendaient toutes à renforcer la société instituée, la société « bourgeoise », qui reste bourgeoise malgré les lois sociales et la sécurité du même nom ! Continuer la lecture »

José Ardillo, « Jacques Ellul et la révolution nécessaire »

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José Ardillo
Jacques Ellul et la révolution nécessaire

Tiré de La liberté dans un monde fragile, L’Échappée, 2018
Traduit de l’espagnol par Sonia Balidian

Au sein d’une œuvre ample et variée, appartenant selon les cas à la sociologie critique, la théologie, l’histoire du droit ou de la propagande, et ne reculant pas le cas échéant devant la polémique intellectuelle, Ellul se consacra au début des années 1970 à une étude exhaustive du concept de « révolution », à travers ses deux livres Autopsie de la révolution (1969) et De la révolution aux révoltes (1972). Il leur en ajouta un troisième en 1982 avec Changer de révolution, qui revêt un grand intérêt car il constitue un point d’inflexion sur la question de la technologie, par rapport aux positions qu’il avait développées depuis les années 1950.
Dans les années 1930, Ellul faisait partie avec son ami Bernard Charbonneau du petit mouvement personnaliste, un courant intellectuel qui à cette époque s’opposait tout autant au fascisme et au communisme qu’à la société libérale. Rapidement, ces deux auteurs prirent toutefois des distances avec ledit mouvement, entre autres à cause de mésententes avec Emmanuel Mounier qui était son chef de file (1). Pendant la guerre, Ellul fut exclu de son poste dans l’enseignement par le gouvernement de Pétain, et il pratiqua l’agriculture pendant un temps, participant à la Résistance sans toutefois prendre les armes. Après la guerre, il reprit le professorat et participa de nouveau à des groupes de réflexion aux côtés de son ami Charbonneau. C’est ainsi qu’en 1962, ayant fait parvenir à Guy Debord son livre Propagandes, et constatant que ce livre était très apprécié des situationnistes, il en vint à leur proposer sa collaboration. Pourtant, cette proposition sera repoussée par le groupe à cause de sa foi chrétienne.

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Jean-Luc Debry, sur « Vendée 1793, Vendée plébéienne » de Michel Perraudeau

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Jean-Luc Debry
sur Vendée 1793, Vendée plébéienne
de Michel Perraudeau

Mis en ligne le 13 octobre 2012 sur le site A contretemps

Publié pour la première fois en 1980 aux éditions du Cercle d’Or, sous le titre Rapport sur l’état actuel de la Vendée précédé de quelques considérations historiques, ce texte s’efforce de sortir du manichéisme républicain ou monarchiste qui, à parts égales et dans un jeu de miroir semblant convenir aux deux camps, enferma longtemps l’analyse de la révolte vendéenne de 1793 dans une vision réductrice. Car l’insurrection vendéenne, soutient Michel Perraudeau, l’auteur de cet ouvrage, fut victime de ses admirateurs autant que de ses détracteurs.

Comme on le ferait d’un soulèvement plébéien ordinaire, cette révolte paysanne frappée du sceau de l’infamie parce qu’elle « n’allait pas dans le bon sens de l’histoire », gagne sans aucun doute à être considérée d’un tout autre œil, dans sa complexité, ses contradictions, et naturellement ses ambiguïtés. Qu’elle soit dénoncée ou glorifiée, « cette union contre nature entre deux classes antagonistes » – paysannerie et petit peuple des artisans, d’un côté, hobereaux plus ou moins déclassés, de l’autre – ne devrait pas nous exonérer, en effet, d’une analyse attentive du mouvement qui l’engendra, mais aussi de ses causes et de sa nature profonde. C’est pourquoi M. Perraudeau fait bien de nous rappeler, en avant-propos, la longue cohorte des révoltes du monde rural qui, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, secouèrent « les provinces » en général, et la Vendée en particulier. Ces soulèvements paysans sont d’autant plus dérangeants que, dans l’immense majorité des cas, ils sont spontanés, massifs, antiétatiques, antimilitaristes, et bien souvent inclassables. Le plus célèbre d’entre eux fut sans doute la révolte dite des Nu-Pieds de Rouen, en 1639. Confiée à une soldatesque ivre de sang – dix mille hommes « des meilleures troupes de l’armée de Picardie » sous commandement du général Gassion –, sa répression révéla un appétit sanguinaire peu différent de celui dont firent preuve, un siècle et demi plus tard, les colonnes infernales du sinistre Turreau. Ainsi, la résistance à la création d’un État fort et centralisé se manifesta déjà sous le règne de Louis XIII et de son premier ministre, le cardinal de Richelieu. Dans ses multiples facettes, la Fronde porta elle aussi la marque de cette résistance à la centralisation monarchique, qui s’affirma dès 1630 [1]. Dans cette lutte féroce qui opposa la féodalité rurale au royalisme étatique, le peuple et les bourgeois urbains furent instrumentalisés à dessein [2]. Continuer la lecture »

Daniel Blanchard, « Debord, dans le bruit de la cataracte du temps »

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Daniel Blanchard
Debord, dans le bruit de la cataracte du temps
(1997)

Certains moments (1) font saillie dans l’existence individuelle, comme s’ils étaient d’un grain plus dur, d’une fermeté de dessin qui les détache du flou du vécu et de son insondable ambiguïté. Et de fait ils sont chargés d’un sens objectif, portés qu’ils sont par le mouvement d’une sorte de surdétermination historique. Cette qualité ne se révèle souvent que dans le regard rétrospectif ; mais parfois aussi elle se perçoit d’emblée.
C’est ce qui m’est arrivé ce jour de l’automne 1959 où j’ai feuilleté pour la première fois un numéro, le 3, je crois, de l’IS. Je participais alors au groupe Socialisme ou Barbarie (S. ou B.) et à la revue du même nom, dans laquelle j’écrivais sous un pseudonyme – c’était de règle –, celui de P. Canjuers, et un jour que nous nous partagions à quelques-uns le dépouillement du courrier hebdomadaire, mon regard s’est trouvé capté par cette mince et élégante publication, sa couverture scintillante, son titre invraisemblable. Je m’en suis emparé et me suis immédiatement jeté dans l’exploration de ce qui m’apparaissait peu à peu comme une terre nouvelle, un autre monde, bizarre mais fascinant, de la modernité.
Or, nous-mêmes, à S. ou B., nous nous sentions à la pointe de la modernité, et c’était, je persiste à le croire, pleinement justifié. S. ou B. avait rompu avec l’orthodoxie marxiste-léniniste pour mener une critique radicale des régimes de l’Est mais aussi pour reformuler la critique du capitalisme à partir, à la fois, de l’analyse des formes les plus perfectionnées de sa domination et des expériences les plus avancées du mouvement ouvrier. Celles-ci, et en particulier la révolution des Conseils ouvriers de Hongrie, nourrissait une réflexion positive sur ce que pourrait être le contenu d’un programme véritablement révolutionnaire. Continuer la lecture »

Jean-Jacques Rousseau & Bernardin de Saint-Pierre, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre
Notre Bibliothèque Verte n° 51 et 52

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 13 janvier 2023

 

11 juillet 1768. Rousseau (1712-1778) arrive à Grenoble où il reste moins d’un mois dans un méchant garni de la rue qui porte aujourd’hui son nom. Il a 56 ans. Il est célèbre et traqué par les puissances intellectuelles, politiques et religieuses de son temps – églises catholique et protestantes, parlement de Paris, facultés de théologie, Conseil de Genève, États des Pays-Bas, et même, par le clan « philosophique ».
On brûle ses livres, on veut l’embastiller. C’est en réfugié et marchant sous la pluie depuis la Grande Chartreuse, par des chemins boueux, qu’il atteint le quartier Saint-Laurent où il va d’abord se sécher à l’auberge. Faut-il qu’il ait dit quelque chose de vrai pour provoquer de telles vindictes.

Son dessein est alors de se terrer sous un faux nom (« Renou ») dans un village autour de Grenoble et de se livrer à l’herboristerie pour le reste de ses jours. Mais Rousseau est également une « star », une « idole » de l’opéra (Le Devin du village, 1752), et du roman (La Nouvelle Héloïse, 1761), protégé par de grands seigneurs et des bourgeois « éclairés » qui l’ont recommandé par courrier à leurs correspondants grenoblois, avec de multiples consignes. Continuer la lecture »

Wendell Berry, « Les Amish »

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Wendell Berry
Les Amish

Extrait du Grand Démantèlement, R&N, 2022,
traduit de l’anglais américain par Thomas Bourdier
(The Unsettling of America, 1977)

Mon dernier exemple d’une agriculture marginale mais exemplaire est celle pratiquée par les Amish. Rien, je crois, n’est plus typique des partisans de l’agriculture conventionnelle – mais c’est aussi le cas de la société américaine dans son ensemble – que son incapacité à voir qui sont vraiment les Amish. Oh, bien sûr, on sait qui ils sont. On les prend pour des êtres pittoresques, rétrogrades, arriérés, conservateurs, bizarres, extrêmes, différents, peut-être un peu subversifs. Les voir ainsi, c’est être aveugle. Car les Amish sont une communauté au plein sens du terme ; c’est même peut-être la dernière communauté blanche de taille conséquente qui ait survécu dans ce pays. Cela s’explique. Nous ne voulons pas en connaître les raisons, car ce sont précisément des raisons qui invalident la plupart des dogmes et lieux communs à l’aide desquels nous aimons nous décrire comme « modernes ».
Ma connaissance des Amish n’est pas assez exhaustive ou assez précise pour être qualifiée d’érudite. De toute façon, je n’entends pas être « objectif » en parlant d’eux. Je les respecte et les admire profondément ; avec quelques réserves ; et par bien des aspects, je les envie. En plus d’avoir lu de nombreux livres au sujet de leur culture et de leur agriculture, je peux en parler, dans une certaine mesure, d’expérience. Je suis allé voir avec intérêt leurs fermes, dans l’Iowa, dans l’Indiana, en Pennsylvanie, dans l’Ohio, et ces voyages ont chaque fois impliqué des connaissances personnelles. Continuer la lecture »

Louis de Colmar, « Le retournement du spectacle »

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Louis de Colmar
Le retournement du spectacle
Publié par Louis sur son blog En finir avec ce monde le 3 janvier 2023

Le concept situationniste de spectacle doit être « retourné » : le spectacle n’est pas une falsification du réel, au sens où la réalité serait falsifiée par les pouvoirs institués, à des degrés variables d’intentionnalité, avec pour objectif de faire ou laisser croire que la réalité effective serait un leurre : mais plutôt, le spectacle est la construction d’une réalité atemporelle, ahistorique, fondée sur le principe de la continuité et de la permanence historique, qui a précisément pour conséquence indirecte de cacher le fait que la réalité « continuée » que les pouvoirs institués prétendent incarner et gérer n’existe déjà plus.

Tout être humain, fût-il le plus intelligent et le plus sagace, ne peut penser, au mieux, que le présent. Sauf que ce présent n’est pas un point isolé sur un fil temporel, mais immédiatement un enracinement et une projection sur une temporalité globale, un pied dans le passé et un autre dans l’avenir, dans le passé et l’avenir singulier du seul moment historique qui les porte. Personne ne peut « anticiper » le futur, tout au plus peut-on considérer que certaines traces du passé continuent à montrer une certaine pertinence après coup. Aucun être humain ne peut décrire parfaitement son présent, sans qu’apparaisse un différentiel, un facteur delta, avec la perception que peuvent en avoir ses contemporains. Et ce différentiel, ce facteur delta, ne peut que s’accroître au fil du renouvellement des générations, ne peut que s’accroître en traversant les frontières informelles qui distinguent les unes des autres les différentes sociétés et civilisations. L’institutionnalisation des sociétés a précisément pour fonction, pour un temps au moins, pour un temps nécessairement contraint, de limiter autant que faire se peut cet inexorable écoulement du temps, cette inexorable dissolution des repères historiques institués. Continuer la lecture »

Jean-Luc Debry, « Honneur à ceux du livre »

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Jean-Luc Debry
Honneur à ceux du livre

Mis en ligne le 24 novembre 2022 sur le site A contretemps

Honneur à ceux qui fouillent les fonds d’archives et exhument le passé afin de le rendre intelligible en l’exposant à la lumière – qui, parfois, accélère la décomposition du sens que lui donna l’historien.

Honneur à ceux qui sont prêts à en découdre pour une virgule mal placée ou une précision omise.

Honneur aux amoureux de la langue – qu’elle soit noble ou roturière.
Honneur à ceux qui recueillent les idiomes perdus.
Honneur à ceux qui, leur vie durant, dans la presque indifférence de leurs contemporains, assemblent des histoires nourries de chair et de sang traduisant des passions qui faisaient frissonner les rêveries souvent tragiques des hommes et des femmes des temps jadis.

Honneur aux boiteux de la grammaire qui, malgré la souffrance que génère leur handicap, ne renoncent point à l’amour qu’ils portent aux écrits égarés sur une feuille volante.

Honneur aux sages qui laissent pérorer sans honte les ignorants en quête de pouvoir à asseoir sur leur prochain.

Honneur aux modestes besogneux qui tiennent la chronique des temps passés afin d’éclairer d’une lueur incertaine notre présent accablé.

Honneur aux joyeux drilles qui picolent un crayon à la main et narguent les bonnes âmes armées de leur conscience ravageuse.

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Cornelius Castoriadis, « Psychanalyse et société »

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Cornelius Castoriadis
Psychanalyse et société

Entretien avec deux psychanalystes new-yorkais, tenu à New York le 4 octobre 1981
et publié dans le n° 2 de Psych-Critique, New York, 1982.
Traduit de l’anglais par Zoé Castoriadis.

Donald Moss : — Si vous nous parliez un peu de la manière dont la pratique psychanalytique vous a aidé, comme vous avez dit, à « y voir plus clair » et de la façon dont votre vue a été éclaircie ?

Cornelius Castoriadis : — C’est une chose tout à fait différente de travailler avec des concepts abstraits, de lire simplement les livres de Freud, etc., et d’être dans le processus psychanalytique effectif, de voir comment l’inconscient travaille, comment les pulsions des gens se manifestent et comment s’établissent non pas des mécanismes (nous ne pouvons pas vraiment les appeler « mécanismes »), mais disons des processus plus ou moins stylisés, moyennant lesquels tel ou tel autre type d’aliénation psychique ou d’hétéronomie viennent à exister. Cela, c’est l’aspect concret. L’aspect plus abstrait est qu’il y a encore beaucoup à faire au niveau théorique, à la fois pour explorer la psyché inconsciente et pour comprendre la relation, le pont par-dessus l’abîme, qu’est la relation entre la psyché inconsciente et l’individu socialement fabriqué (ce dernier dépendant évidemment de l’institution de la société et de chaque société donnée). Comment se fait-il que cette entité totalement asociale, la psyché, ce centre absolument égocentrique, aréel, ou antiréel, peut être transformé par les actions et les institutions de la société, à commencer évidemment par le premier environnement de l’enfant qu’est la famille, en un individu social qui parle, pense, peut renoncer à la satisfaction immédiate de ses pulsions, etc. ? Problème extraordinaire, avec un énorme poids politique que l’on peut voir presque immédiatement. Continuer la lecture »

2023

vœux 2023

Cédric, « À part ça tout va bien »

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Cédric
À part ça tout va bien

(Texte paru dans le n° 74  du « journal de la Creuse libertaire »  Creuse-Citron ;
novembre 2022-janvier 2023)

Celui qui n’a pas d’espoir à transmettre doit se taire.
(maxime attribuée à Franz Kafka)

Ce 14 septembre, entendu brièvement à la radio d’État : d’après une étude récemment parue dans Nature, un quart de la forêt amazonienne aurait d’ores et déjà disparu. Il n’était pas précisé dans quelles proportions cette destruction était la conséquence des incendies ou des coupes industrielles pour l’agriculture, le bois, ou les mines.
À en croire les prospectives des scientifiques, une telle proportion de destruction correspondrait à un basculement désormais irréversible, à la disparition à terme de la forêt et à son remplacement par une savane.
Il y a quelques années, je me souviens, mon jeune fils m’avait demandé si je pensais que la forêt amazonienne existerait encore quand il serait grand, pour qu’il puisse aller la voir de ses yeux. Je m’étais trompé dans ma réponse, semble-t-il. Mais enfin, comment fait-on pour répondre à de telles questions ?

*

Il est toujours assez périlleux de faire des prédictions en matière sociale : particulièrement dans une époque aussi étrange et instable que la nôtre, une époque qui décourage la pensée – et qui décourage tout court du reste. On court le risque à la fois de dire des banalités et d’être très vite démenti. Je me contenterai donc de mettre côte à côte quelques faits et tendances fort visibles des temps récents : il sera ensuite difficile de ne pas déduire de cette mise en parallèle au moins quelques hypothèses.

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Clifford D. Simak & Pierre Boulle, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Clifford D. Simak & Pierre Boulle
Notre Bibliothèque Verte n° 49 et 50

Mis en ligne par Pièces et main d’œuvre sur leur site le 11 novembre 2022

Romain Gary, en 1980. Préface aux Racines du ciel : « On a bien voulu écrire depuis la parution de ce livre il y a vingt-quatre ans, qu’il était le premier roman « écologique », le premier appel au secours de notre biosphère menacée. (…) En 1956, je me trouvais à la table d’un grand journaliste, Pierre Lazareff. Quelqu’un avait prononcé le mot « écologie ». Sur vingt personnalités présentes, quatre seulement en connaissaient le sens… On mesurera, en 1980, le chemin parcouru. Sur toute la terre les forces s’organisent et une jeunesse résolue est à la tête de ce combat. » Etc., etc.

1980, c’est l’année du suicide de Gary, alors on repassera pour le coup de trompette sur « la jeunesse résolue », « les forces qui s’organisent » et « le combat sur toute la terre ».

On a failli traiter Romain Gary, Les Racines du ciel et la fin des éléphants, dans cette livraison de Notre Bibliothèque verte, mais on ne va pas faire tout le cimetière, on n’en finirait pas. Une autre fois, peut-être. C’est un livre insupportable que Les Racines du ciel- non parce qu’il s’agit du prix Goncourt 1956 – et quoiqu’il ne soit pas, loin de là, « le premier roman « écologique ». Passer de vingt millions d’éléphants avant l’arrivée du Dr. Livingstone à l’extinction de l’espèce d’ici deux décennies, ça vous remue. Il faudrait des trigger warnings pour les personnes sensibles, ou extirper ces Racines du ciel des bibliothèques. Et puis, il est « sulfureux » et « controversé », ce Morel, lui et les bras cassés de son « comité de défense des éléphants » ; un naturaliste danois, une pute allemande au grand cœur – forcément -, un journaliste et un ancien militaire américains, un pisteur africain, etc. Ce n’est pas parce qu’on sort de la résistance au nazisme et d’un camp de concentration qu’on peut dire leurs vérités à tous ces braves salauds d’Afrique équatoriale française. Les autochtones qui de tous temps les ont tués pour la viande, et qui le font maintenant pour l’argent et la terre ; les chasseurs européens et leurs guides pour l’excitation du tir, pour le trophée et la photo ; les trafiquants arabes et portugais pour l’ivoire qui finira en poudre aphrodisiaque ou en jolis bibelots ; le Front de Libération local pour financer sa cause et le train de vie des futurs dirigeants du pays ; islamistes, communistes, nationalistes, tous pour « les routes, les mines, les usines et les barrages », et contre l’archaïsme éléphantesque. Continuer la lecture »

Miguel Amorós, « Géographie du combat social »

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Miguel Amorós

Géographie du combat social

De la défense du territoire au soulèvement de la terre

L’une des principales caractéristiques de notre époque est la concentration de la population dans de grandes agglomérations impersonnelles, sans limites, structurées uniquement par des axes routiers, résultat de la mondialisation ou, plus clairement, de la dissolution d’un capitalisme de nations en un capitalisme de régions urbaines interconnectées. Ce phénomène est connu sous le nom de métropolisation. Le type d’établissement qui en résulte, la métropole, détermine une nouvelle forme de relation et de gouvernement, puis une autre culture, individualiste et consumériste, et un autre style de vie, plus artificiel et dépendant, plus industriel et marchandisé, c’est-à-dire déterminé presque entièrement par les impératifs de la tertiarisation productive. En effet, les métropoles sont avant tout les centres d’accumulation du capital les mieux adaptés à la mondialisation des échanges financiers, événement directement responsable des désastres écologiques et sociaux qui nous frappent. L’urbanisation intensive qui les nourrit n’est rien d’autre que la réadaptation violente du territoire aux exigences développementalistes de l’économie mondiale. L’aire métropolitaine est la concrétisation spatiale de la société mondialisée. Dans cette phase, la croissance économique est fondamentalement destructrice, non durable, toxique et donc conflictuelle. Les effets sur la santé physique et mentale de la population concentrée sont terribles et les dégâts environnementaux ressemblent à ceux d’une guerre contre la campagne et la nature : désertification et salinisation des sols, acidification des océans, perturbation des cycles biologiques, pollution de l’air, de l’eau et des sols, accumulation de déchets, gaspillage énergétique, épuisement des ressources, perte de biodiversité, réchauffement climatique, etc. Continuer la lecture »

Pierre Fournier, « Terres libérées. Où ça ? »

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Nos amis de Pièces et main-d’œuvre, dans une livraison récente,  regrettaient de ne pouvoir donner entièrement les « sept pages de développement » de l’article de Pierre Fournier dont ils publiaient et commentaient de larges extraits (pages 7 à 9).

Voici par nos soins l’article retranscrit dans son intégralité, cinquante ans tout juste après sa rédaction. Ça rappellera des souvenirs à certains.

Nous donnons également ci-après une copie (de mauvaise qualité) des pages 4 à 10 de ce numéro de La Gueule ouverte où figurait l’article, pour les dessins de Jean-Pierre Andrévon et l’encart « Une lettre d’Edmond Richter » que nous n’avons pas reproduits.

Article de Pierre Fournier. lagueuleouverte-n2

Pierre Fournier
Terres libérées. Où ça ?
La Gueule ouverte, n° 2, décembre 1972

[Annonce passée par Pierre Fournier dans plusieurs revues « naturistes » en octobre 1968 et publiée en encadré dans le numéro 2 de La Gueule ouverte, en ouverture de son article :]

Une commune montagnarde de Savoie offre à des agriculteurs, artisans, artistes ou intellectuels la possibilité de s’installer à demeure sur son territoire. Les immeubles bâtis et les terres cultivables disponibles s’étagent de 500 m à 850 m d’altitude. Le village est desservi par une excellente route carrossable, il y a l’eau et l’électricité. Toutes les cultures de la zone tempérée sont possibles. Continuer la lecture »

Daniel Cérézuelle, « Un point aveugle. Remarques sur les techniques non matérielles d’organisation »

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Daniel Cérézuelle

Un point aveugle.
Réflexions sur les techniques non matérielles d’organisation

Mis en ligne le 16 août 2022 sur le site Lieux communs

« L’organisation,
c’est précisément la technique elle-même. »
Jacques Ellul [1]

I – Un « réalisme » hémiplégique.

Le thing turn dans la philosophie contemporaine de la technique. Depuis une trentaine d’années, on assiste à un recentrage « empirique » de la philosophie de la technique, tournée de plus en plus vers l’étude des objets techniques et des pratiques sociales qui s’organisent autour de leur genèse ou de leur usage. Ainsi, dans un article de 2010, le philosophe américain Philip Brey expliquait que pour bien comprendre le sens et la place de la technique dans notre monde, il est nécessaire de renoncer à des approches globales, comme celles qui ont été proposées par des penseurs comme Heidegger, Ellul, Illich ou Mumford [2]. Ces approches sont trop critiques et pessimistes ; elles insistent trop sur les difficultés posées par le progrès des techniques et ne permettent pas de faire des propositions constructives pour l’avenir. Seules des approches beaucoup plus empiriques, décrivant de manière concrète le fonctionnement des artefacts techniques et leur mise en œuvre, permettraient de comprendre de manière constructive la place des objets techniques et le rôle de l’ingénierie dans la vie sociale.

Ce retour aux objets (thing turn) caractérise aussi la philosophie française de la technique qui, dans le sillage de Simondon, accorde une place de plus en plus centrale à l’étude des « objets » techniques. Dans l’introduction de l’ouvrage collectif French Philosophy of Technology [3], il est signalé que, désormais, la plupart des chercheurs contemporains « construisent leurs analyses philosophiques sur la base d’une étude empirique attentive des objets techniques » et de leur mode d’être au monde. Bruno Latour, qui se réclame d’une approche de la technique résolument empirique, va plus loin ; il faut, selon lui, répudier les approches globales, comme celle de « système technicien » proposée par Jacques Ellul : « L’idée d’un système technique, par exemple, est une vue philosophique qui ne repose, encore une fois, sur aucune étude empirique » [4]. Pour penser rigoureusement le rôle des techniques il faudrait désormais, selon lui, s’intéresser aux objets techniques au moment où ils sont en train de se faire et aux actants qui gravitent autour de leur genèse.

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Aurélien Berlan, postface à « Du satori à la Silicon Valley » de Theodore Roszak

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Aurélien Berlan

Postface à
Du satori à la Silicon Valley 

de Theodore Roszak
Éditions Libre, 2022

L’intérêt porté en France à l’œuvre de Theodore Roszak (1933-2011) est révélateur des vicissitudes de la critique du « système », c’est-à-dire de la société industrielle caractérisée par la synergie entre le capitalisme, l’État bureaucratique et la technoscience. Largement connu et traduit dans les années 1970, alors que la contestation de ces trois puissances sociales fait rage, il tombe dans l’oubli à partir des années 1980, avec la reprise en main néolibérale du monde et la canalisation sociale-démocrate de la critique sociale (1). Depuis quelques années, dans un contexte où l’accélération du désastre socio-écologique relance la critique radicale, il réémerge en tant que fondateur de l’écopsychologie (2). Ce prisme-là peut toutefois induire en erreur sur la pensée de l’essayiste et historien californien, tant l’écopsychologie, telle qu’elle est vendue dans les rayons « développement personnel » des librairies, conduit à dépolitiser l’écologie et à nourrir le greenwashing ambiant, à rebours des intentions de celui qui a forgé le terme (3). Ce faisant, Roszak voulait souligner que l’impasse socio-écologique dans laquelle nous nous enfonçons était le symptôme d’une profonde aliénation psychique, liée au primat de la vision scientiste et technocratique du monde (ce qu’il appelle la « conscience objective (4) »). En sortir suppose donc de libérer l’écologie des griffes des gestionnaires du « système-Terre » pour en saisir la portée subversive sur les plans social, culturel et spirituel. À la manière du groupe français Survivre et vivre (5), Roszak défend une critique de la modernité industrielle qui, loin de se cantonner à la dénonciation de la quête de profit, inclut une critique de la technoscience et de sa conception étriquée de la rationalité. L’écologie doit prendre la forme d’une contre-culture (autre notion qu’il a sinon forgée, du moins contribué à diffuser), à la fois contre l’establishment conservateur et ses critiques progressistes – qu’il s’agisse de la gauche classique ou de la « nouvelle gauche ». Et c’est à ce titre qu’il suscite à nouveau de l’intérêt, à l’heure où les invitations à « déserter » la Grande Armée du Progrès industriel et à combattre sa politique de la Terre brûlée se multiplient comme dans les années 1960 et 1970. En témoigne la nouvelle traduction en 2021 de son essai phare de 1969 sur la contre-culture américaine : Naissance d’une contre-culture. Continuer la lecture »

Jacques Philipponneau, Lettre à Lelia, Stefania e altri

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Jacques Philipponneau

Lettre à Lelia, Stefania e altri, rédigée le 27 août 2022

 

Quand nous nous sommes retrouvés en juillet 2021, après la mort de Piero, nous ne nous étions pas vus depuis plus d’un an, en présentiel, ou en real life, comme la novlangue normative l’énonce désormais. Il était en effet devenu aussi malaisé de franchir les Alpes que du temps de Montaigne, les ouvertures fugaces et aléatoires de la frontière étant plus difficiles à prévoir qu’une fenêtre de tir pour Mars. Un an après ma lettre de mai 2020, j’avais quasiment achevé une sorte de suite-bilan mais tardais à l’envoyer, attendant que Piero se rétablisse suffisamment pour en prendre connaissance. Il n’en aura pas eu l’occasion et il m’a fallu du temps pour reprendre cette correspondance, tant la pauvreté des mots semblait vaine devant la brutalité de cette perte.

Sur cette trame écrite au printemps 2021, drastiquement allégée de tout ce qu’il pouvait y avoir de démonstratif, car frappée d’obsolescence par l’évidence de ce qui est arrivé, j’ai essayé d’être plus conclusif après nos rencontres puisque nous touchons à la suspension momentanée de cette psychose mondiale, mais certes pas à ses développements ultérieurs.

Avec plus de deux ans de recul, le bilan est désormais clair sur ce que l’épidémie de covid a révélé de notre monde : qu’il ne s’agissait pas d’une crise sanitaire mais de la crise systémique d’une société malade à tous égards, même si son aspect finalement le plus superficiel, les tragiques insuffisances de l’hôpital public, est un pur produit de la gestion bureaucratique de la médecine au temps du néolibéralisme. Sur ce seul point, l’exemple français est édifiant : en 2021 on a encore supprimé 5 700 lits d’hôpital s’ajoutant aux 180 000 supprimés entre 2014 et 2020 et le ministère de la santé a fait la chasse à toute prophylaxie ou thérapie non hospitalière.

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Jean-Luc Debry, « D’un avenir sans pardon »

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Jean-Luc Debry
D’un avenir sans pardon
Mis en ligne le 26 septembre 2022 sur le site A contretemps

Il n’y aura plus d’avenir où enterrer dignement une idée. L’ombre du passé, privé de sa linéature, aura disparu, et il faudra réinventer les émotions que suscita son évocation chez ceux qui exploraient les arcanes de sa complexion comme on déchiffre les quatrains de Nostradamus. Les rites seront devenus inutiles aux fossoyeurs de l’espérance. Ils ne s’encombreront pas de scrupules. Les idées en décomposition seront balancées sans ménagement dans les fosses communes par les complices du crime afin de brouiller les pistes et d’effacer toutes les traces de son accomplissement. Les assassins jugeront les criminels, les faussaires se feront accusateurs des contrefacteurs, les enfants des bourreaux accuseront les victimes de leurs pères d’avoir provoqué le désir des tortionnaires dont ils chériront la mémoire. On continuera d’accuser le Juif de tous les maux. Le mensonge aura la prétention de la vérité, le doute servira d’alibi aux prescripteurs de pogromes et « Dieu », bien aimable, se chargera de reconnaître les siens – en espérant que, ce jour-là, il ne se sera pas mis en repos comme après avoir créé le monde à son image. L’ennemi n’aura plus d’âme, il ne sera plus humain, il n’obligera à aucun examen de conscience. « Dieu », encore « lui », ne semblera pas s’en soucier, tout occupé qu’il sera à saigner le mécréant – belle preuve qu’il vivra encore, contrairement à ce que prétendit un philosophe devenu fou à force de chercher à comprendre d’où venait ce cadavre si encombrant. La mort de l’ennemi ne suffira plus, il faudra nier son existence, désavouer son souvenir, effacer des livres d’histoire la simple évocation de ses souffrances, détruire les charniers, falsifier les preuves, édulcorer l’ampleur du génocide, glorifier les armes et ceux qui s’en servent en assouvissant, fors l’honneur, la soif de vengeance des vainqueurs. La violence du raisonneur ne s’encombrera ni de la compassion ni de l’inconfort de la simple raison lorsque sombrera le désir morbide d’anéantissement des mots qui tentèrent de la constituer. Bombes dévastatrices, défoliants pénétrant le sang et la moelle épinière des enfants à naître, mitraillage des populations cultivant laborieusement leur sol privé d’eau, pillage des terres et des richesses, tout semblera permis dès lors que les témoins en seront réduits à prouver leur innocence et se verront suspectés de vouloir vivre en paix en jouissant des bienfaits de leur travail sans manifester la moindre pitié pour ceux qui auront asséché leur espoir. Marxistes en uniforme, curés ou mollahs, évangélistes ou traders, peu importera : les vautours se chargeront de détrousser les cadavres et les charognards de s’enrichir. Accusés, condamnés qu’ils seront par le tribunal de l’inhumanité, le sang, les larmes, les rires, les bonheurs ne feront plus témoignage. On aura ainsi dépouillé les dépossédés des restes de leur dignité et, de péroraison en péroraison, sera ridiculisée la solennité de leurs révoltes. La justice amplifiera le crime en innocentant les exécutants des basses œuvres au prétexte que le sacrifié méritait sa sanction, celle qui conférera au bourreau le devoir d’exécuter la sentence. Le temps court de l’actualité sera une tyrannie qui traquera la modestie des intelligences pétries de doutes et conscientes de leurs lacunes. Humanité, nulle part ; justice nulle part ; confusion partout ; ignorance à profusion. Continuer la lecture »

Philip K. Dick & Richard Fleischer, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Philip K. Dick & Richard Fleischer
Notre Bibliothèque Verte n° 47 & 48

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 14 septembre 2022

C’est un de ces samedis où l’on sort sonné du cinéma. Il fait beau dehors et les gens, insouciants, se pressent place Grenette et aux terrasses des bistrots comme si tout était normal et allait pour le mieux. Comme s’ils ne savaient pas. Ne savent-ils pas ? Est-il possible qu’ils ne sachent pas ? Qu’ils puissent rire, s’amuser et faire comme s’ils ne savaient pas ? Comme si de rien n’était ?

On cligne des yeux au jour, on flotte, on marche au ralenti, comme déphasé entre deux réalités parallèles. Peu s’en faut que l’on vacille. Comme si l’on portait seul un secret terrifiant pour l’espèce humaine – et pourtant l’on n’était pas seul dans la salle obscure – même si un silence absolu murait peu à peu les spectateurs dans un sombre deuil. Ils sortaient du cinéma comme on est sorti quelques fois, depuis, du funérarium. Après que le cercueil ait glissé dans le four sur fond de musique religieuse.

Le film, c’était Soleil Vert, vu un samedi de 1974, à Grenoble, et ce n’était pas de la fiction, bordel, mais un documentaire. L’effroyable résumé de deux siècles de révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui, 2022. Il fallait bien qu’on arrive un jour en 2022, comme on est arrivé en 1984, mais fallait-il qu’on y arrive à peu près dans les conditions prévues, si longtemps à l’avance par les œuvres de l’esprit ?

La jérémiade, les lamentations du prophète Jérémie, ne sert-elle pas justement à avertir le peuple, afin de prévenir la réalisation de sa « prophétie de malheur » ? Quitte à grossir le trait à l’intention des malvoyants comme le recommande Anders – mais on sait qu’il n’y a pire aveugle que les adeptes de la cécité volontaire, ceux qui ne veulent pas voir.

Depuis 1967 (la « marée noire » du Torrey Canyon), et plus encore depuis l’été 1971 (le rassemblement antinucléaire de « Bugey Cobaye »), l’on était pourtant en pleine jérémiade écologiste, sans que 50 ans de plaintes et de contestations n’aient produit autre chose que des bureaucraties « vertes », de nouvelles carrières socio-politiques, de « nouvelles thématiques » pour les politiciens en campagne – et quelques cinglés solitaires hurlant à la mort. Tel Philip K. Dick, l’un de ces extra-lucides pétris de culture biblique, qui avaient tout vu, tout dit, du fond de son désespoir.

« Ecoutez donc ceci, peuple borné et sans cervelle : ils ont des yeux et ils ne voient pas. Ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. » (Jérémie, ch. 5, v. 21)

« Voici pourquoi je leur parle en paraboles : parce qu’ils regardent sans regarder et qu’ils entendent sans entendre ni comprendre ; et pour eux s’accomplit la prophétie d’Esaïe qui dit : “Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ;
Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas.
Car le cœur de ce peuple s’est épaissi,
Ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché les yeux, pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas entendre de leurs oreilles,
Ne pas comprendre avec leur cœur,
Et pour ne pas se convertir.
Et je les aurais guéris !” » (Matthieu, ch. 13, v. 13-15)

Ecoutez bande d’abrutis connectés, décervelés, possédés et dépossédés. Vous trouvez cela « moraliste », « maladroit » (« contre-productif »), « péremptoire », etc. ?
Vous ne voulez pas qu’« on vous prenne la tête » ? Qu’on vous « agresse » ? Qu’on vous gâche votre joie de vivre et votre belle jeunesse avec toute cette « éco-anxiété » ?

Vous ne voulez pas voir ce que quelques boumeurs ont vu et dénoncé depuis 50 ans, à s’en casser la voix (et un peu la vie), eh bien mes petits Camille, allez vite vous reclure dans vos capsules de métavers, cela fera un peu de place pour les autres in real life.

En sortant du cinéma, on ignorait que Soleil Vert était l’œuvre de Richard Fleischer (1906-2006), d’après un roman de Harry Harrisson (1925-2012) et on s’en est moqué des années durant – l’esprit souffle où il veut.

Quant à Philip K. Dick, le film Blade Runner de Ridley Scott avait enfin répandu ses visions et ses prévisions, juste avant qu’il ne meure, en 1982. Ce prophète bourré de psychotropes ne sut jamais qu’il était devenu un auteur mondialement reconnu et la machine à fric de l’industrie du cinéma. Mais Renaud Garcia nous raconte tout cela, ci-dessous, ce qui nous évitera d’aller fouiner sur Wikipedia.

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Jean-Claude Michéa tacle « Libération », en 2017

Entretien réalisé par écrit et mis en ligne le 6 février 2017

Libération : Pour vous, libéralisme économique et libéralisme culturel sont les deux faces d’une même pièce – une idée que vous résumez par la formule Hayek = Foucault. Sur quoi établissez-vous cette équivalence?

Jean-Claude Michéa : Il suffit de lire le dernier Foucault pour vérifier que lui-même tenait Hayek en haute estime (il trouvait même des vertus à la politique d’Helmut Schmidt !). Quant aux liens unissant libéralisme économique et libéralismes politique et culturel, ils sont assez clairs pour quiconque prend encore la peine de lire le Capital. Si le premier se réduit bien – comme le voulait Hayek – au droit pour chacun de «produire, vendre et acheter tout ce qui peut être produit ou vendu» on comprend en effet que la dynamique du capital ne puisse connaître, selon la formule de Marx, «aucune limite naturelle ou morale». Est-ce du reste un hasard si ces deux aspects du libéralisme avancent presque toujours du même pas?

Libération : Vous semblez considérer l’actuelle vigueur du discours réactionnaire comme un phénomène assez secondaire par rapport aux conquêtes du libéralisme économique et culturel. Le Front national n’est-il pour vous qu’une menace fantoche, dernier argument d’une gauche épuisée?

Vous avez visiblement mal compris ce que j’écris ! Je n’ai jamais dit que la progression du FN constituait un «phénomène assez secondaire». Je soutiens, au contraire, qu’elle est la conséquence logique de l’abandon par la gauche moderne de toute critique cohérente du capital «compris dans sa totalité» (Debord). Et donc de son abandon non moins logique des classes populaires. Continuer la lecture »

Venant Brisset, « Modeste supplique d’un obscur sans-grade… »

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Modeste supplique d’un obscur sans-grade pour le transfert
des « Rencontres des nouvelles pensées de l’écologie »
parrainées par le site Reporterre
(21-22 octobre 2022) à Cluny
vers le site de la Zad naissante, dans la vallée du Ciron en sud Gironde,
pour entraver les futurs travaux de la LGV
et, au cas où elle aurait été déjà expulsée, pour en réoccuper le site
(rédigé en pleine canicule en août 2022, près de mon jardin potager dévasté)

Les colloques et autres séminaires de réflexion écologique abondent suscitant un entre-soi qui n’est pas exempt, parfois, du plaisir de vraies rencontres – même si une certaine « mondanité » critique s’y pratique. Ils peuvent aussi servir à verdir comme celui qui, en Arles, organisé chaque année à la fin d’août, par la « maison » Nyssen-Actes Sud dont la crise écologique devient le fonds de commerce. Sans compter, dans la même ville, ceux de l’héritière de l’empire pharmaceutique Hoffman-Laroche dans son hideux et prétentieux centre culturel (« LUMA ») voit des « guest stars » intellectuelles venir manger dans son écuelle.

L’échange d’idées existe en soi et n’est pas nécessairement redevable aux pratiques militantes ou populaires de résistance. De leur côté, les oppositions et refus pratiques n’ont pas besoin de bréviaire pour éclore. Ce sont deux lignes parallèles, aux multiples résonances, et qui, en se recoupant accouchent d’éclairs de liberté : les Lumières et la révolution de 1789-94, la Ire Internationale et la Commune de Paris, la critique de l’aliénation marchande moderne (Socialisme ou Barbarie, Internationale situationniste) et Mai 68. Un nouveau recoupement, nécessaire maintenant, se fait attendre. L’invocation à la « prise de conscience » sans cesse réitérée, sans cesse incomplète en est la plus sûre entrave (cf. J.-B. Fressoz in Greenwashing, manuel pour dépolluer le débat public, éd. du Seuil, 2022). On sait TOUT depuis les années 30 : Ellul et Charbonneau, Von Neuman in Pourrons-nous survivre à la technologie, 1955, Gunther Schwab in La Danse avec le Diable édition française en 1963, Rachel Carson in Le printemps silencieux 1962, Alexandre Grothendieck in Allons-nous continuer la recherche ?, 1972, etc.

De sorte que rester niché dans l’abjecte division du travail, continuer à vaticiner sur la misère du monde, se complaire dans des recherches interminables… est insatisfaisant pour beaucoup qui, depuis un sacré moment, bifurquent et ne voient plus aucun bénéfice stratégique dans un surcroît de connaissances tournant à vide. L’intérêt publique suscité par la déclaration commune des huit bifurqueurs d’Agro-Paris-Tech dit une chose très simple : beaucoup désirent trancher et rompre contre ce glissement dans l’inconcevable admis par compromis successifs. Gloser sur la désertion quand on ne déserte pas soi-même est indécent.

Que ces travailleurs intellectuels invités au colloque de Cluny, plutôt que d’apporter leur « soutien » à des luttes écloses hors d’eux, décident en leur nom propre de bloquer dans la vallée du Ciron un énième projet d’infrastructures destructrices de biodiversité et grosses consommatrices d’empreinte carbone, ce serait la moindre des choses, non ?

La soi-disant impuissance devient un credo consolateur. La prophétie auto-réalisatrice du « tout est trop complexe pour intervenir directement » finirait par devenir vraie tant l’ampleur des dégâts peut devenir insurmontable à force de contre-offensives collectives différées… Alors que pourtant la Zad de NDDL a démontré la possibilité de gripper la machine, et le mouvement qui en est issu, « les Soulèvements de la terre », tente de définir des priorités et de porter l’offensive contre l’accaparement et le saccage des terres nourricières – et qu’il est donné à tout le monde de s’y joindre parce qu’il faut bien commencer par quelque chose !

Nous sommes au bout de la civilisation industrielle, et nous sommes à bout. Continuer la lecture »

Miguel Amorós, « Néolibéralisme et étatisation »

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Miguel Amorós

Néolibéralisme et étatisation

Pour la revue Al Margen, n° 123, octobre  2022.
Traduit du castillan par Sergio Ghirardi.

Parce que l’État est le plus grand ennemi du genre humain
et que tous ceux qui ne s’en n’extirpent pas finissent seuls.
Alors attention… restez toujours libre, indépendant,
ne gardez de comptes ouverts avec personne.

(Benito Pérez Galdós, Miau)

La question de la nature de l’État contemporain, de sa relation actuelle avec l’économie capitaliste dans une phase néolibérale avancée et hautement inflammable par tout type de crise, est d’une grande importance pour la clarification théorique de la contestation au sein des masses dominées. Une telle clarification est une condition fondamentale pour leur émancipation pratique. À cet égard, il serait bon de formuler quelques considérations.

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Ondine Morin, « Sinistrose en mer d’Iroise »

Depuis le début du printemps, il y a quelque chose qui cloche en mer… Comme si elle nous était étrangère, nous ne la reconnaissons pas. Déjà à cause de ses vents dominants dans le secteur nord/nord-est depuis six mois. Un vent détestable et détesté par tous les insulaires. Ce vent qui « rend fou », surnommé le « rugen » nous prend la tête. Il dessèche et il assèche tout sur son passage avec  ses coups de fouets vifs et furtifs. Il vient du continent chargé de son lot de particules fines possiblement encore toxiques. Ainsi au cœur d’une île au large, connue pour ses sources et son eau potable dès la préhistoire, cette pénurie d’eau de pluie marque encore plus nos esprits et notre histoire.
Pour les pêcheurs, l’adage bien connu est « vent de nord, rien ne mord »… Et ce proverbe couplé à des stocks de poissons sauvages au plus bas, avec des tailles qui frôlent la démesure tant elles sont petites et demeurent petites, et des invasifs comme les poulpes qui dévorent tout sur leur passage… Nous nous rendons compte d’un cataclysme lent et latent mais bien « en marche » au cœur de la vie sous-marine du parc naturel marin d’Iroise.
Imaginez désormais, tous les oiseaux de mer à l’agonie. Effroyable constat déjà  observé à la fin du mois de juillet. Des fous de bassan posés sur l’eau, la tête repliée sous l’aile, incapables de décoller. Et en cette fin aout ce sont des cadavres qui jonchent toute notre mer d’Iroise. Pour nous pêcheurs-ligneurs, les fous de bassan sont littéralement nos yeux. Ils nous indiquent où se situent les poissons. Ils sont nos alliés, nos collègues de travail. Et nous les voyons mourir sans pouvoir intervenir. Imaginez notre peine, et aussi notre révolte envers l’industrialisation inconsciente et abondante de notre planète bleue…

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François Lonchampt, « Une merveilleuse victoire qui n’existait pas »

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François Lonchampt

Une merveilleuse victoire
qui n’existait pas

(extraits de l’ouvrage paru en juin 2022
aux éditions de l’Allée des Brumes)

[François Lonchampt avait rédigé en 1999, avec Alain Tizon, Votre révolution n’est pas la mienne, publié aux éditions Sulliver, et disponible désormais en ligne. Il nous a proposé quelques extraits de son dernier ouvrage, que nous reproduisons volontiers.]

 

Présentation de l’éditeur

Nombre d’entre vous l’attendaient avec impatience. D’autres redoutaient sa parution plus que tout et auraient bien souhaité la retarder encore un peu. Quelques versions mal traduites circulaient déjà sous le manteau…

Rédigé dans un état second de caractère vaguement hallucinatoire, évoquant la maladie de Jean-Pierre Brisset ou celle d’Howard Phillips Lovecraft, le dernier ouvrage de François Lonchampt est déjà sur les étals de nos libraires. Y sont traités, dans le plus grand désordre : 

La ruine des sociabilités vivantes ayant permis la constitution du vieux parti révolutionnaire en Occident ; la mutation hédoniste et pourtant répressive de la société française pendant les années quatre-vingt du siècle dernier, facilitée par le désarroi dans lequel les événements avaient plongé l’ancienne bourgeoisie, et sa transformation en économie improductive de services et de divertissements ; l’instrumentalisation des nuisances qui résultent du fonctionnement ordinaire de ce mode de production pour aggraver la sujétion dans laquelle on nous tient ; la Sainte Alliance entre la Silicon Valley et des gender studies, entre le libre-échange et la diversité, entre la Goldman Sachs et la french theory, dont les épigones forment ce genre de lumpen-intelligentsia suffisante qui règne presque sans partage sur les ondes nationales et dans le Journal de référence, la prolifération dans le Code civil et dans la vraie vie d’une kyrielle d’innovations extravagantes, qui sous couvert de conquérir des nouveaux droits pour les minorités contribue à étendre l’empire de la marchandise à des domaines de l’existence encore relativement préservés jusque-là.

Mais ce n’est pas tout : Continuer la lecture »

Raoul Vaneigem, « Frères du Libre-Esprit »

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Raoul Vaneigem
Frères du Libre-Esprit

Mis en ligne le 1er août 2022 sur le site A contretemps 

 

Je préfère le chemin que je fraie à celui que je trouve.
Seuls les drapeaux s’accommodent des voies tracées.

 

Aucune époque n’a disposé comme la nôtre des possibilités d’affranchir l’homme de l’oppression et jamais un tel manque de conscience n’a propagé autant de résignation, d’apathie, de fatalisme. Esclave, depuis des millénaires, d’une économie qui exploite son travail, l’homme a si peu misé sur son autonomie et sur ses facultés créatrices qu’il risque de se laisser emporter par la révolte impuissante, le ressentiment et cette peste émotionnelle si prompte à aveugler l’intelligence sensible et à se jeter dans la barbarie. Ceux qui jadis bravaient l’armée, la police, la mitraille et les tanks s’indignent en manifestant à date fixe mais n’osent pas affronter leurs patrons de peur de perdre un emploi que l’effondrement du système est en train de leur ôter. L’idée ne leur vient même pas d’occuper des usines qu’ils sont seuls capables de faire marcher, alors que l’incompétence des hommes d’affaires les liquide en les jouant en Bourse, en les perdant, en licenciant les travailleurs et en poussant le cynisme jusqu’à leur faire rembourser les sommes escroquées.

Comme le confirment partout les élections dites « libres », la débilité des gouvernements n’a d’autre support que la débilité croissante des foules, s’épuisant en résignation amère et en colères sans lendemain. La société de consommation a transformé les citoyens en démocrates de supermarché, dont la jouissance fictive s’assume à court terme et dans la crainte de n’avoir pas, à long terme, de quoi la payer. La pensée s’est faite larvaire. Elle se nourrit d’idées reçues, ridiculisées depuis des décennies. On voit ressurgir les détritus de ce nationalisme, cause d’innombrables guerres et de massacres. Il n’est pas jusqu’aux religions en déroute qui ne tentent de se relever en prenant appui sur la vogue d’un mahométisme où la foi religieuse s’efface de plus en plus au profit du populisme.

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Panaït Istrati, préface à « La Vache enragée » de George Orwell

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Panaït Istrati

Préface à
La Vache enragée
de George Orwell
(Mars 1935)

Présentation de cette préface de Panaït Istrati, écrite à l’article de sa mort,
par Alain Dugrand

 

Je ne sais pas quel est le genre de romans qu’écrit habituellement George Orwell, mais La Vache enragée est une œuvre rarissime à notre époque, principalement par la pureté de sa facture, je veux dire par l’absence totale de phraséologie littéraire. Dans ce livre, on ne trouvera pas une seule page de ce qu’on est convenu d’appeler, d’une manière péjorative, « littérature ». Et, cela, on peut le considérer comme un record de la part de cet écrivain, en même temps que comme une grande chance pour son lecteur. À première vue, La Vache enragée peut sembler n’être qu’un simple reportage, un journal de voyage, comme le dit l’auteur lui-même. Ce livre est pourtant tout autre chose. Car il n’existe pas un journal de voyage qui puisse conserver, pendant deux cent quatre-vingt-six pages, ce naturel, cette simplicité, cette puissance qui consiste à ne montrer que le fait, le geste, la réalité brutale et dépourvue de toute niaiserie descriptive ou constructive, sans jamais tomber dans la monotonie. Continuer la lecture »

Jaime Semprun, « Les syllogismes démoralisateurs »

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Jaime Semprun
Les syllogismes démoralisateurs

Renversement des preuves de l’inexistence
de la révolution portugaise données par les idéologues extrémistes

Article publié dans la revue L’Assommoir n° 3, Paris, 1979.

Une revue qui s’appelle La Guerre sociale a publié dans son second numéro, en mars 1978, un article intitulé “Les luttes de classes au Portugal”, et dont le but est de démontrer combien se sont abusés ceux qui ont cru voir là quelque chose comme une révolution prolétarienne.

« Cette émergence laborieuse et avortée d’un pouvoir populaire sur les usines et les quartiers qui a tant épaté les gauchistes et les populistes de tout poil ne nous éblouit pas. » (p. 55).

Ces exigeants connaisseurs rejettent donc comme l’expression d’une même jobardise tout ce qui s’est écrit sur le sujet avec quelque intention révolutionnaire avant la tardive manifestation de leur lucidité. Et entre autres La Guerre sociale au Portugal, publié en juin 1975. Continuer la lecture »

Paul Kingsnorth, « L’écofascisme est notre avenir »

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Paul Kingsnorth

L’écofascisme est notre avenir

Publié le 24 juillet 2021 sur le site UnHeard 


Les chiffres étaient connus, et tout le monde pouvait voir ce qui advenait : au moins dix milliards d’âmes d’ici à la fin du siècle. Chacune exigeant nourriture, air, eau, ainsi que les triomphants bénéfices de cette « économie mondiale » conquérante que les puissances occidentales avaient cajolée, menaçant ou séduisant le reste du monde depuis la fin de l’âge des empires. Désormais cette économie englobait tout, partout et chacun sur cette terre. Même sur les plus hauts sommets ou dans les forêts les plus profondes, il n’y avait plus d’échappatoire à ses produits, à sa vision du monde ou à sa connectivité 15G. La planète entière, des acajous aux employés de bureau, était devenue une « ressource », destinée à être scrutée et comptabilisée pour la croissance nécessaire et bénéfique de la machine mondiale.

Bien sûr, cette croissance s’accompagna de quelques effets secondaires : un climat changeant, l’effondrement des calottes glaciaires, la destruction massive des écosystèmes, la dévastation des forêts et le plus haut taux d’extinction connu en soixante millions d’années ; sans parler d’une polarisation sociale croissante et d’inégalités économiques massives. Tout le monde savait ça depuis la fin du XXe siècle, mais tous présumaient, ou supposaient, que quelqu’un allait régler le problème. Après tout, le Forum économique mondial était sur le coup, tout comme Bono et cette jeune fille suédoise, ou ces cinglés qui s’habillaient en dinosaures et s’enchaînaient aux ponts. Ce genre de choses faisait partie des meubles depuis tellement longtemps que les gens n’y prêtaient même plus attention. Continuer la lecture »

J.G. Ballard, « Sécheresse » (extrait)

J.G. Ballard
Sécheresse
extrait tiré de son roman Sécheresse, 1965.
(repris par Pièces et main d’œuvre dans leur article
STMicroelectronics, les incendiaires et les voleurs d’eau)

La sécheresse mondiale, désormais dans son cinquième mois, était l’aboutissement d’une série de crises prolongées ayant accablé tout le globe, à un rythme de plus en plus soutenu durant la décennie précédente. Dix ans plus tôt, une pénurie critique de denrées alimentaires s’était produite quand la saison des pluies attendue en un certain nombre d’importantes régions agricoles n’avait pas eu lieu. L’une après l’autre, des aires géographiques aussi différentes que le Saskatchewan et la vallée de la Loire, le Kazakhstan et la région du thé de Madras s’étaient changées en bassins de poussière arides. Les mois suivants n’avaient apporté que quelques centimètres de pluie ; au bout de deux ans, ces terres s’étaient retrouvées totalement dévastées. Nouveaux déserts, elles avaient été abandonnées pour de bon, une fois leur population relocalisée.

L’apparition incessante de nouvelles zones de ce type sur la carte mondiale, ajoutant aux difficultés de produire assez pour nourrir l’humanité, avait mené aux premières tentatives d’une sorte de contrôle climatique global. Une étude de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture avait prouvé que, partout, le niveau des fleuves et des nappes phréatiques était en chute libre. Tandis que l’Amazone passait de six millions et demi de kilomètres carrés à moins de la moitié de cette valeur, des dizaines de ses affluents s’étaient totalement asséchés. Les reconnaissances aériennes démontraient qu’une grande partie de l’ex-forêt tropicale humide était déjà sèche et pétrifiée. A Khartoum, en Basse-Égypte, le Nil blanc se trouvait à six mètres en dessous de son niveau moyen, si bien que des vannes plus basses avaient été percées dans le béton du barrage d’Assouan.

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Panaït Istrati, « L’homme qui n’adhère à rien »

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Panaït Istrati
L’homme qui n’adhère à rien
(1933)

Dans Le Monde du 11 mars, mon amie Magdeleine Paz faisant le compte rendu de mon dernier ouvrage La Maison Thuringer, déclare nettement que « par rapport à mes autres livres, c’est un livre réactionnaire » que j’ai écrit là. Elle ajoute : « Ce n’est pas autre chose qu’une défense de la bourgeoisie que prononce Istrati. » Et sa conclusion est « Cordonnier, tiens-toi à tes chaussures ! » (Ordre qui m’a été intimé par tous mes amis politiques et que je rapporte moi-même, dans la préface dudit ouvrage.)

Puis, Magdeleine Paz s’écrie : « Qu’Istrati était émouvant, que son message était précieux lorsqu’il n’était encore qu’un conteur ! »

Mon ami Philippe Neel, parlant, il y a plus d’un lustre, de « Mes départs » dans Les Nouvelles littéraires, me disait la même chose, mais pour une raison exactement contraire à celle de Magdeleine Paz : il blâmait mon penchant à vouloir prendre la défense de la classe ouvrière.

Ainsi, de tous côtés, on me recommande de me tenir à mes chaussures. On me le recommande même au moment où ma main n’est presque plus en état de conduire la plume, au moment où le directeur du sanatorium d’où j’écris ces lignes me dit ouvertement : « Toute journée que vous vivez, est une journée volée à la mort ! » Continuer la lecture »

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi, « Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel »

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi
Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel

*

On comprend pourquoi l’artificialisme est devenu maintenant l’idéologie officielle de la domination, qui nie la nécessité de la nature et même son existence ; c’est qu’elle veut devenir enfin et absolument ce qu’elle a toujours voulu être : une totalité dont les hommes ne puissent même plus songer à sortir, un monde sans dehors.
Encyclopédie des Nuisances (1)
Notre éloignement de la nature ne prendra fin que lorsque nous l’aurons refaite.
F. M. Esfandiary (2)
Nous pensons que l’avenir sera très radieux.
J. Craig Venter (3)

Selon la théorie la mieux étayée à ce jour, l’espèce humaine est apparue sur la Terre, au gré de l’évolution de la vie. Elle s’y est peu à peu répandue, jusqu’à y laisser partout son empreinte. Désormais, il existe peu de milieux dits « naturels » qui ne soient plus ou moins anthropisés. L’espèce humaine, cependant, se divise en groupes, communautés, collectifs, collectivités, sociétés. Chaque société est caractérisée par une langue, des normes, des valeurs, des fins, des conventions, des croyances, des institutions particulières. À travers celles-ci, chacune entretient un rapport particulier avec le socle terrestre et le vivant, avec les autres animaux et les éléments : la terre, l’eau, l’air, le bois, le feu. Si tout humain laisse des traces de son passage par ses actes, par son mode de vie, celles de certains humains sont plus profondes et tenaces que les autres. C’est spécialement le cas des Homo industrialis, aujourd’hui présents en de multiples endroits du globe et cherchant, partout où ils se trouvent, à maîtriser tout ce qui a trait à la nature. Ce qu’ils font ensemble – leurs productions, leurs aménagements, leurs usages, leurs consommations – se traduit par une artificialisation croissante de la Terre.

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Pierre de Ronsard & William Blake, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Pierre de Ronsard & William Blake
Notre Bibliothèque Verte n° 45 & 46

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 11 juillet 2022

On nous a si souvent traités de « poètes », nous, les défenseurs de la nature, avec une condescendance qui rejetait pêle-mêle « les papillons », « les petites fleurs » et « les petits oiseaux », raillant notre sensiblerie et notre mièvrerie supposées, qu’on ne s’étonnera pas de nous voir chercher une fois de plus nos auteurs parmi les chanteurs du monde. Du temps que le monde était monde — mundus, propre — et non pas immonde (souillé) ; enchanteur et enchanté.

Que ce mot de « poète » soit lancé comme une marque de dédain ; qu’on ne prête pas davantage attention à l’exultation lyrique du chanteur dans et de la nature (de l’amour et de la liberté) ; qu’on ne prenne pas plus au sérieux cette exultation naturelle ; suffit d’ailleurs à juger ces réalistes de l’immonde, tel qu’ils ont transformé le monde. Cette engeance de scatophages, qui, ayant putréfié l’air et la terre, les eaux et forêts, se repaît en ricanant de ses propres ordures.

Nous parlons de la société industrielle et de ses collaborateurs, quels que soient leurs rangs et leurs couleurs politiques. Restez chez vous, comme vous nous l’intimiez au beau temps du virus et du confinement à domicile. Ne venez pas saloper le Vercors, les Calanques et Brocéliande de votre infection pléthorique, électrique et motorisée. Touriste, dégage !

Ronsard ? Un tree hugger (embrasseur d’arbres) comme se gaussent les rudes mineurs et bûcherons américains. Un de ces écolos larmoyants qui enlacent les arbres pour empêcher qu’on les abatte (quand ils n’y enfoncent pas des clous pour briser les scies des tueurs), et qui supplie pour sa forêt de Gastine :

Escoute, Bûcheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?

Quant à William Blake, l’imprécateur des « moulins sataniques » — les usines fumantes de charbon — pire encore que Ronsard, il défend le surnaturel. Un autre monde est certain au-delà des brouillards industriels, une Jérusalem resplendissante, qu ’il voit, comme Rimbaud voit au ciel « des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie ».

Enfin nous trouvons les voyants et visionnaires plus lucides que les réalistes, apologistes de la terre brûlée, de l’Amazone écorchée et de la fournaise estivale. C’est que la fin du monde arrive de plus en plus avant la fin du mois.

Pièces et main d’œuvre Continuer la lecture »

Pierre de Ronsard, « Contre les bucherons de la forest de Gastine »

Quiconque aura premier la main embesongnée
A te couper, forest, d’une dure congnée,
Qu’il puisse s’enferrer de son propre baston,
Et sente en l’estomac la faim d’Erisichton,
Qui coupa de Cerés le Chesne venerable
Et qui gourmand de tout, de tout insatiable,
Les bœufs et les moutons de sa mère esgorgea,
Puis pressé de la faim, soy-mesme se mangea :
Ainsi puisse engloutir ses rentes et sa terre,
Et se devore après par les dents de la guerre.

Qu’il puisse pour vanger le sang de nos forests,
Tousjours nouveaux emprunts sur nouveaux interests
Devoir à l’usurier, et qu’en fin il consomme
Tout son bien à payer la principale somme.

Que tousjours sans repos ne face en son cerveau
Que tramer pour-neant quelque dessein nouveau,
Porté d’impatience et de fureur diverse,
Et de mauvais conseil qui les hommes renverse.

Escoute, Bucheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?
Sacrilege meurdrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts, et de destresses
Merites-tu, meschant, pour tuer des Déesses ?

Lucile Leclair, « Hold-up sur la terre » (introduction & note de lecture de Guillaume Delaite)

Introduction de Hold-up sur la terre

Lucile Leclair
Hold-up sur la terre
Le Seuil, 2022

Une nouvelle guerre pour l’accès à la terre 

Les terres agricoles couvrent 54 % de la superficie de la France métropolitaine. Des champs, des talus, des collines, des chemins creux : un beau pays ! Mais derrière une campagne en apparence paisible se livre une bataille sans précédent. Car depuis une dizaine d’années, la terre attire les grandes entreprises. Après avoir avalé la transformation des produits agricoles et la distribution, elles investissent la production agricole elle- même. Enseignes de la grande distribution, leaders de l’agroalimentaire, du secteur pharmaceutique ou du secteur cosmétique : ils sont de plus en plus nombreux à convoiter le patrimoine agricole. Nous ne disposons actuellement d’aucun chiffre pour mesurer cette réalité. Mais les histoires inédites que nous allons raconter, mises bout à bout, témoignent de l’appropriation de milliers d’hectares en France par les grandes puissances industrielles.

Une transaction révélatrice a marqué en 2016 les esprits : la société chinoise Reward, spécialisée dans l’agroalimentaire, avait acheté incognito 1 700 hectares dans l’Indre, au sud d’Orléans. Mais les sociétés étrangères ne sont pas seules à investir le terroir. De grands industriels français entrent dans la course au foncier. Comment Fleury Michon achète-t-il de la terre dans l’Ouest de la France ? À quoi servent les fleurs que fait pousser Chanel ? Pourquoi Auchan veut-il remplacer des agriculteurs proches de la retraite ? Continuer la lecture »